[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Les poings dans les poches, Lenore ruminait. Par mauvaise humeur plus que par maladresse, ses pieds s’accrochaient dans les pavés. Le bout de ses chaussures en perdait son cuir. S’efforçant de ne croiser le regard de personne _ qu’un autre s’offusquât d’un coup d’œil noir de colère risquait de la conduire tout droit six pieds sous terre. Un rire dans la gorge, elle songea que c’était un moyen comme un autre de retrouver la nature qu’elle aimait tant. Toutefois, une mort prématurée lui aurait fait rater la floraison des courgettes. Raisonnable, elle se bornait donc à observer le chemin devant elle, des insultes au bord des lèvres. À l’heure où, habituellement, elle se précipitait vers les champs pour gambader entre deux rangées de choux, elle se retrouvait à faire les courses. Toute la rage qui bouillonnait en elle avait été aussi efficace pour la tirer de ses obligations que le feulement d’un chaton : on ne désobéissait pas à sa mère.
Evidemment, elle s’était perdue. La blonde ne venait pas souvent en ville. Elle connaissait le chemin de ses classes, de la maison du vieillard qui lui vendait ses graines, et du bordel préféré de Mérimée. Pour le reste, elle avait le sens de l’orientation d’une brebis. Par chance, elle se rappelait de l’allure de ‘putain de boulangerie de mages bleus’ allègrement complimentée par Maman. Prenant le risque de sa vie, elle avait demandé sa route à une femme qui fumait une pipe à moitié cassée, et qui lui avait répondu en crachant ses poumons et une fournée de glaires couleur de suie.
Sitôt arrivée, elle poussa la porte de la boulangerie. La tête toujours baissée, elle s’avança à l’intérieur, prenant son mal en patience le temps qu’une poltronne au nez rouge et à la voix nasillarde récupère un gâteau si énorme que la vendeuse disparaissait derrière. Enfin, ce fut son tour.
« Bonjour ! Je voudrais les pains à la viande que ma grande sœur adore, ceux dont le jus coule dans la bouche comme… »
Grommelant depuis sa capuche, Lenore s’interrompit. Même à voix basse, l’ironie perçait ; elle ne croyait pas une seconde que les victuailles de cet endroit eussent quoi que ce fût de spécial. Son aînée s'enthousiasmait pour rien.
« Bref, je prendrais deux pains de viande. »
Se rappelant soudain l’existence de sa veste crottée _ elle était tombée dans une flaque de boue dans la matinée_, la blonde se mordit l’intérieur des joues. Malgré l’atmosphère douce et le parfum de guimauve qui embaumait les lieux, elle ne pouvait relâcher sa vigilance. Passer pour une pauvresse revenait à s’accrocher une cible dans le dos. D’un geste bougon, elle lança sa bourse sur le comptoir. Le choc fit tinter les pièces de métal.
« J’ai de quoi payer, hein. »
En relevant la tête, une bonne odeur de brioche chaude atteignit la Démone en plein cœur. Intriguée, elle chercha sa provenance dans la vitrine, avant de s’apercevoir qu’elle venait d’un chariot métallique, où des miches en rangs serrés. En dignes soldats pâtissiers, ils dégageaient une aura des plus alléchantes, le torse bombé de beurre.
« C’est quoi, ça ? Vous le vendez aussi ? C'est à quoi ? C'est combien ? »
Intriguée par la marchandise, la voix de Lenore se radoucit. De petites brindilles parsemaient les croûtes, exhalant une odeur que ses narines, sans parvenir à la reconnaître, connaissaient bien. Il allait lui falloir l’aide de la vendeuse. De mauvaise grâce, elle esquissa un sourire crispé, dévoilant le bout de ses canines.
◆583 mots | Post I
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1704 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
La clochette à l’entrée sonnait depuis l’ouverture. Kitoe avait décidé qu’aujourd’hui était une belle journée : les clients arrivaient de manière régulière sans s’amonceler dans le magasin, ce qui lui permettait de gérer les fourneaux en même temps que les gourmands. Le sourire ne l’avait pas quittée une seule seconde. Les clients se comportaient admirablement bien : elle n’avait subi qu’une seule tentative de vol et elle avait intercepté le gredin avec brio et bonne humeur. Le couteau aiguisé qu’elle avait pointé contre son torse l’avait dissuadé de toute riposte et il s’était poliment éclipsé. Dans la foulée, elle avait accueilli le client d’après, qui était sur le point d’acheter une douzaine de choux à la crème. Kitoe s’appliqua à disposer chaque pâtisserie dans une boîte en carton, qu’elle referma avec soin. En échange du butin, elle récupéra la monnaie. Au même moment, la porte d’entrée chantait une nouvelle fois son doux tintement métallique.
-Bonjour, bienvenue !
Le tiroir de la caisse claqua sous son coup de fesse aguerri et elle quitta son poste derrière le comptoir.
-Faites un tour, je reviens tout de suite !
Il était l’heure de sortir la deuxième fournée de la matinée. La Démone tira l’échelle de pâtisseries encore fumantes jusqu’à l’encadrement qui séparait la grande cuisine de la boutique. Puisqu’elle ne tenait à pas laisser la nouvelle venue poireauter trop longtemps, elle laissa le tout ainsi.
-Oui, je vois duquel vous voulez parler.
Cette fois-ci, la boulangère fit son chemin du côté des étalages. Elle lui présenta deux miches de pain stratégiquement disposées derrière les vitrines.
-Ceux-là sont effectivement les plus juteux. Je fais moins cuire la viande et elle est plus grasse.
Elle s’y appliquait davantage puisqu’il s’agissait de chair humaine. Alors qu’elle ramenait les deux articles sur le comptoir afin de les emballer dans un joli sac de toile, sa bouche se transforma en un “o” parfait.
-Je n’en doutais pas.
Elle n’avait pas remarqué le vêtement sale de sa cliente. Son attention était rarement portée sur leur apparence. Le voisinage n’était pas particulièrement riche et on y trouvait de tout. La majorité semblait parfaitement humaine, mais d’autres préféraient leur apparence difforme ; certains tenaient à garder une contenance vestimentaire en toute circonstance, tandis qu’une partie d’entre eux passaient leur temps à traîner dans les rues, sales, à la recherche d’un passant à agresser. Kitoe pivota vers l’échelle de pâtisseries, dont elle avait déjà oublié l’existence.
-Ca ? Fit-elle bêtement en la pointant du doigt. C’est de la brioche salée aux herbes. Il y a du thym, du basilic et du romarin. Énuméra-t-elle. Il y a la version avec du fromage sur cet étage, et avec de la viande sur celui-ci. Et avec les deux ici. Oh, et puis nature !
Elle pivota, reprit sa place derrière la caisse. Elle calcula la somme que représentaient déjà les deux pains à la viande en attendant que la jeune femme prît une décision plus franche.
-Les tarifs des brioches salées sont ici. Fit-elle finalement en levant le bras vers le grand tableau en ardoise derrière elle. Vous voulez goûter ?
Sacrifier quelques-unes de ses créations ne lui faisait pas peur. Elle adorait faire goûter pour voir les réactions des gens. Déjà, la Vile s’emparait d’un gâteau qu’elle posa droit devant sa cliente. Elle brandit à couteau à dents, prête pour la découpe.
-Votre grande sœur vient souvent ici ?
Kitoe avait des habitués avec qui elle avait sympathisé. Peut-être que la concernée était l’une d’elle. Tout le monde aimait son pain à la viande.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Encore fumantes, les brioches dégageaient un parfum digne d’un conte de fées. Incapable d’y résister, la blonde s’en gorgeait les poumons. La commission prenant une tournure plus agréable que prévu, elle ne se pressait pas le moins du monde. Bientôt, la vendeuse lui présenta ses produits et sa bonne humeur.
« Elles ont toutes l’air délicieuses. Je ne saurais pas laquelle choisir... »
La bourse confiée par sa mère lui semblait trop légère pour lui permettre de toutes les acheter. Son argent de poche aurait certainement suffi, mais à la perspective de rentrer pour revenir, elle sentit ses jambes s’amollir. En tentatrice aguerrie, la brune allégea ses tracas.
« Oh, c’est possible ? Je voudrais bien un morceau de celle-ci, s’il vous plaît. »
Sa préférence allait aux herbes ; il n’existait rien de meilleur en bouche que ce qui poussait en pleine terre. Toutefois, les occasions de savourer du fromage se faisaient rares ; ses parents digéraient mal le lait, et imposaient leur condition à la marmaille.
« Une bonne dose d’amour, de blé et de poison, hein ? »
Un rire nerveux échappa à la jeune femme. En pensée, la remarque lui avait semblé terriblement drôle. Formulée à voix haute, elle devenait une éventualité un peu trop réaliste à son goût. Cependant, enjôlée par l’attitude guillerette de son interlocutrice, elle croqua sa tranche à pleines dents.
« Ma parole, vous connaissez votre métier ! Il n’y a pas que l’odeur, ces brioches sont à tomber ! »
Le plaisir chassa définitivement la méfiance. Se léchant les lèvres, elle dévora sa portion jusqu’à la dernière miette. Ses papilles frissonnaient.
« Je ne suis pas sûre qu’elle passe souvent, mais vous la connaissez peut-être. Elle fait forte impression, en général. Elle s’appelle Mérimée, et pour tout vous dire, elle n’est pas très gourmande, mais quand elle a envie d’un pain à la viande… Mieux vaut ne pas la faire attendre trop longtemps. »
Si la colère échouait à Lenore, l’aînée connaissait d’effrayants accès de rage, durant lesquels le mobilier finissait invariablement ravagé. La priver d’un pain de viande pour son propre bénéfice risquait fort de conduire la plus jeune droit dans l’arène. Une préoccupation déforma sa bouche : elle ne pouvait décemment pas repartir sans un butin digne de ce nom. Discrètement, elle remua les doigts dans sa poche.
« Merde, elle aurait pu m’en filer un peu plus ! Quelle radine ! »
En dehors de leurs soirées de débauche, sa mère ne dépensait jamais plus que nécessaire. Au lieu de se réjouir du fait que sa maternelle avait mal estimé la dépense, la Démone laissa ses instincts l’emporter. Son poing libre s’abattit sur le bord du comptoir, lui arrachant un glapissement. Quelque peu sonnée par la douleur, elle grommela, s’excusant vaguement dans un cafouillis aussi éloquent que celui d’un enfant de cinq ans.
« Trois, quatre… Non, ça ne suffira pas. Bon… Je vais vous prendre les pains de viande pour ma sœur, et une brioche aux herbes. »
Laissant à la vendeuse le soin de préparer sa commande, son regard passa des vitrines à la décoration. Son examen ne détrompa pas sa première impression. L’endroit semblait venir d’un autre monde.
« Pardon, mais… Votre boutique détonne un peu, dans le coin. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous installer ici ? Vous n’avez pas peur qu’on s’en prenne à vous ? Vous semblez si douce. »
Dans les parages, se fier aux apparences revenait à se passer la corde au cou. Néanmoins, la blonde peinait à croire que son interlocutrice fut un danger pour qui que ce soit. Plus que l’atmosphère de la boulangerie, l’allure de la brune émoussait sa vigilance.
« D’ailleurs, vous faites seulement la tambouille ou vous êtes aussi la patronne ? Vous créez les recettes vous-même ? »
Malgré la faiblesse de ses muscles, la blonde débordait d’une énergie qui s’exprimait trop souvent par un flot ininterrompu de questions. Le regard perdu sur l’ardoise des prix, elle se gratta le cuir chevelu. Un tic agita son épaule droite, la rapprochant de son oreille. Un peu embarrassée, elle déversa le contenu de sa bourse sur le comptoir.
« Euh… J’ai un peu de mal avec le calcul. Combien je vous dois, déjà ? »
◆694 mots | Post II
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1704 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
La Démone s’enorgueillit volontiers des réactions de sa nouvelle cliente. Les plus curieux étaient ses préférés, car c’était ceux avec qui elle pouvait étaler au maximum ses connaissances et les détails passionnants de son métier. Mais elle parlait là seulement des bons curieux, car les mauvais étaient ceux qui essayaient de s’introduire par la force dans les coulisses de ses petites affaires. Pour ces derniers ne subsistait que la mort au terme de leur visite. Mais cette fille-là, à première vue, faisait partie du bon groupe. Elle répondait comme il fallait, déployant son intérêt sur ses confections avec tout le respect que ses magnifiques brioches méritaient. Lorsque celle-ci évoqua plus en détail sa sœur, Kitoe regarda le plafond pour faire appel à sa mémoire.
-Oui, peut-être que je vois…
Elle ne connaissait que rarement le nom de ses clients. De plus, une personne qui achetait exclusivement du pain de viande, ça n’était pas si anecdotique en Enfer. Cependant, certaines étaient plus fidèles que d’autres à la tradition. Ses mires roulèrent à nouveau sur la blondinette, un sourire en coin fiché sur ses lèvres. Les problèmes d’argent, ça n’était pas les siens. Ceux qui tentaient de négocier ses tarifs se cassaient souvent les dents et ce qui était écrit sur l’ardoise restait sur l’ardoise.
-Vendu !
La boulangère disparut un instant sous le comptoir, d’où elle extirpa de nouveaux sacs pour emballer les produits supplémentaires. Comme il n’y avait pas d’autres clients, elle bordait les pains et les brioches avec grand soin. Elle se permit même de rajouter un petit nœud coloré sur les sacs des pains de viande, puisqu’ils étaient pour offrir. Elle décocha un sourire narquois.
-Je suis de la même race que vous, où voulez-vous que je m’installe ? Railla-t-elle.
Elle était fière d’avoir monté un établissement si coquet ici. Son commerce avait assurément apporté un peu de gaieté dans ce quartier minable, ce qui lui permettait de taper dans l’œil des passants. Kitoe poussa les pains et les brioches vers sa cliente.
-Ceux qui s’en prennent à moi finissent mal. Il suffit d’un seul de temps en temps pour le rappeler aux autres. Puis, levant un sourcil circonspect. On ne vous a jamais dit de ne pas vous fier aux apparences ?
Venant d’une compatriote, c’était étonnant. C’était même louche. Peut-être que la blonde jouait la naïve fragile pour lui faire un sale coup. Après tout, s’adonner à ce genre de ruse revenait à marcher sur ses plates-bandes.
-C’est ma maison et c’est ma boutique, ouais. Fit-elle en frottant ses mains sur son tablier. D’un geste de la main, elle lui intima de rabouler les thunes. Je vais compter.
La commerçante fit glisser les pièces étalées sur le comptoir vers le creux de sa paume. D’un geste parfaitement honnête, elle montra à sa cliente qu’elle prélevait juste le bon compte.
-Et toi alors ? Qu’est-ce qui fait de toi une Vile digne de ce nom ? T’as l’air jeune.
Quand elle n’avait pas le tutoiement aléatoire, il était facile. La Démone ne se méfiait pas moins de la jeune femme, mais elle était prête à jouer le jeu, car aujourd’hui, elle était en forme.
-Je vois que ma boutique t’intéresse, quoi qu’il en soit. Tu cherches quelque chose ?
Si c’était le cas, alors ça tombait bien parce que Kitoe aussi cherchait quelque chose.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Aussi réjouie qu’une petite fille devant une montagne de bonbons, Lenore s’empara de sa précieuse cargaison. Pour un instant, elle cessa totalement de prêter attention à la vendeuse : le fumet de sa brioche lui montait à la tête. Il lui tardait tant de croquer dans la pâte, et de sentir les feuilles de romarin éclater sous ses dents ! En dehors du strict nécessaire, ses parents ne lui fournissaient pas grand-chose, et son manque d’habiletés l’empêchait de bien connaître la couleur de l’or. Toutefois, malgré la modestie de son quotidien, elle se savait chanceuse parmi les siens ; aussi ne réclamait-elle jamais rien, sinon plus de temps dans les champs. Relevant la tête vers la brune, elle ne perçut rien de sa méfiance.
« Oh, si, on me le dit souvent. Est-ce que vous faites une guirlande de leurs organes pour la devanture ? J’ai entendu parler d’un pays où les gens clouent des corbeaux morts à la porte, pour décourager les emmerdeurs. »
Même une cervelle atrophiée comme la sienne se doutait qu’en ces lieux, un tel stratagème n’eût été d’aucune efficacité. En Enfer, les avertissements suffisaient rarement : il fallait frapper, et frapper fort. À bien y regarder, la vendeuse paraissait en pleine capacité de défendre échoppe et marchandise. Inquiète de ce constat, la blonde récupéra sa monnaie du bout des doigts.
« Euh… Comment dire… »
La plupart du temps, l’apprentie agricultrice ne se questionnait pas sur ses capacités. Vivre au jour le jour lui convenait ; elle ne pouvait de toute façon guère faire mieux.
« Oui, je suis jeune. Mais je vais bientôt passer les rites de l’âge adulte. Je suis encore à l’école, mais surtout aux champs. J’aime travailler la terre, surveiller les cultures pour en chasser les insectes, et cueillir les fruits quand ils sont mûrs. »
Une ombre de sourire s’épanouit sur ses lèvres, découvrant le bout de sa canine droite, légèrement plus longue que sa jumelle. Toutefois, l’enthousiasme qui s’était levé en elle retomba, et, pendant un instant, elle fit la moue. Dévoiler son insouciance à une inconnue n’était pas un choix très judicieux.
« Mais, vous savez, un jour, je me suis mise en colère, et j’ai brisé une statue à mains nues. Et quand on fait des mêlées en classe, je sors toujours gagnante. »
De tels exploits appartenaient à sa sœur ; les siens ne valaient pas d’être mentionnés. La jeune femme redressa les épaules, espérant ainsi paraître plus impressionnante. Malheureusement, sa position tenait plus de celle d’un coq constipé que d’une authentique guerrière.
« Quoi ? Bah, non, j’ai ce que j’étais venue chercher. C’est surtout que des boutiques comme la vôtre, on n’en croise pas tous les jours. Il paraît que c’est plutôt courant à la surface, mais ici, ça claque. »
En éternelle distraite, Lenore adorait la nouveauté. Sa curiosité en émoi, il ne restait plus de place dans sa maigre cervelle pour la méfiance ou la retenue.
« Pour tout vous dire, avant aujourd’hui, je pensais que ce genre de… décoration, c’était une légende. Quand j’étais petite, ma mère me racontait une histoire sur une confiserie magique, au comptoir d’or et aux rideaux de soie, tenue par une certaine Baba Yaga, où les clients repartaient sans le savoir avec des sucreries maudites. »
Le conte avait éveillé en elle une envie d’ailleurs qui jamais ne s’était éteinte. Elle rêvait de découvrir le monde, ses merveilles et ses horreurs ; et la boulangerie, à ses yeux d’ignorante, en était un splendide aperçu. Battant des cils pour retrouver sa concentration, la Démone défit l’emballage de sa brioche aux herbes, et la mordit à pleines dents. Une amertume inattendue envahit son palais. Toute politesse au placard, elle recracha son morceau sur le sol, éloignant de son visage cette gourmandise de malheur.
L’arôme et le goût ne s’accordaient pas pour un sou. Trop indignée pour que la déception fît son chemin, Lenore ferma le poing, écrasant la brioche en un tas informe. Quelqu'un avait saboté la recette, la privant du délice promis, et ce quelqu'un devrait payer.
◆683 mots | Post III
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1704 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
La commissure de ses lèvres s’étira doucement tandis que ses yeux se plissaient pour mieux scruter sa cliente. Kitoe avait donc affaire à une jardinière. Intéressant. Les énergumènes de ce genre ne couraient pas les rues dans ce monde. Avec un métier comme le sien, il était important de repérer les denrées rares avec lesquelles il valait mieux s’allier.
-Très impressionnant. Commenta-t-elle.
Ça l’était si l’on omettait les épopées scolaires de la jeunette. Kitoe supposait que c’était important pour une native de l’Enfer et que l’on se forgeait en passant par ces petites déconvenues, que l’on dressait au rang de prouesses. La commerçante n’avait pas la moindre idée de la manière dont les petits Démons s’éduquaient par ici. Elle était assez contente de ne pas avoir eu à grandir là. Elle aurait beau avoir eu connaissance de cette légende dont parlait cette petite, la boulangère aurait été tuée au plus jeune âge, plusieurs décennies auparavant.
-Tu n’es jamais sortie de l’Enfer ?
Elle s’étonnait, mais ça n’était pas si rare. Au contraire, Kitoe avait tendance à passer trop de temps à l’extérieur, en comparaison à ses congénères. Seulement, la naïveté de la blonde l’attendrissait. Son sourire ne fit pas long feu pour autant. En goûtant la brioche qui avait animé ses derniers fantasmes, la cliente eu une violente réaction. L’espace entre ses deux sourcils de la Démone disparut et ses yeux s’écarquillèrent d’horreur lorsque l’insolente osa écraser et émietter sa brioche aux herbes sous son nez. Sous son toit. Ses narines se dilatèrent sous l’influence de la rage. Kitoe perdit soudain pied. Les lèvres pincées dans une moue terrible, elle ne quittait plus la blondinette du regard. La lame du couteau à pain tinta sur le plan de travail et en à peine quelques secondes, la Vile se retrouva face à la mégère et l’attrapa par le col. Celle-ci la dépassait de plus d’une indécente quinzaine de centimètres, mais ça ne l’empêchait pas de lui tenir tête. La pointe du couteau était orientée vers sa gorge.
-Répète un peu pour voir ?
Elle poussa sa cliente jusqu’à l’étalage le plus proche. Les paniers où étaient exposés pains et gâteaux se renversèrent et quelques miches roulèrent sur le sol. Kitoe caressa le cou de sa victime avec les dents de sa lame. Que ses créations ne fussent pas au goût de tous était une chose ; l’insulter de la sorte en était une autre.
-Alors ? Dis-moi quel est le problème avec ma recette.
Elle accentua la pression sur sa prise, s’appuya un petit peu plus contre elle pour la déséquilibrer.
-Il y a des choses à améliorer ?
Elle était preneuse de tous les conseils et de toutes les bonnes idées. Si madame se croyait plus maline que les autres, elle n’avait qu’à le lui prouver. Kitoe ne demandait rien de plus.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]À se trouver dans une boutique sortie d’un magazine de décoration pour Magiciens, la jeune femme avait baissé sa vigilance. Les joues encore pleines de saveur _ et de miettes _, elle se retrouva soulevée dans les airs. En contrebas, la haine lui décochait son plus beau regard, du haut de ses cinquante centimètres. Quelque chose de froid caressait sa glotte, déclenchant un frisson de déplaisir : la proximité lui avait toujours vaguement donné la nausée.
« Eh bien, c’est-à-dire que… »
Les méningés grippés, Lenore ne comprit pas tout de suite qu’un couteau lui meurtrissait la gorge. La surprise passée, elle se mit à gigoter les bras et les jambes, comme un bébé pendu à une corde à linge. Ne manquaient que les vagissements pour compléter le tableau. L’instant d’après, son corps heurta le bois. Ses yeux aperçurent enfin le responsable du chatouillis glacé. L’information figea ses membres et ses pensées, la raidissant comme une baguette de la veille.
« Chi vous vouliez bien me laicher un plus pluch d’air… »
Les dents du couteau lui entaillaient la peau en de petites ciselures de chair. Sous la pression, sa respiration se faisait sifflante ; elle se rendit toutefois compte que sa congénère n’appuyait pas de toutes ses forces. Au moins lui laissait-elle une chance de s’expliquer avant de lui arracher la trachée.
« La brioche est parfaitement moelleuse, suffisamment aérée pour qu’on savoure les bulles formées à la cuisson, le beurre ne prend pas trop le dessus, il y a une juste quantité de sel et… »
Devant le regard orageux de la brune, la critique culinaire se mordit la lèvre inférieure. Du coin de l’œil, elle aperçut un pain de seigle indemne. Hélas, il ne se trouvait pas à portée, et face au métal, la miche semblait bien faible.
« Je ne parlais pas de votre petit pain, tout à l’heure. Ce qui est dégueulasse, c’est qu’on vous ait menti sur la marchandise. »
Le torse penché vers l’arrière dans une vaine tentative d’échapper au danger, Lenore ressemblait à un clown au ressort cassé et aux lèvres tremblantes.
« Ces petites tiges là, ce n’est pas du romarin. C’est du westringia, une plante cousine, et qui pousse plus facilement dans les parages, parce qu'elle s'épanouit dans les sols secs, loin de la fraîcheur, mais le goût est un brin plus amer. »
Si son avenir se jouait sur le fil du rasoir, évoquer un sujet qu’elle maîtrisait rendit un poil d’assurance à la blonde. D’une voix plus posée, que l’indignation ponctuait de trémolos, elle poursuivit son explication.
« Et surtout, ça n’est pas comestible. Celui qui vous a vendu ça s’est clairement foutu de vous, ou alors c’est un demeuré au premier degré. On ne peut pas confondre les variétés, parce que le westringia produit de jolies fleurs violettes, et qu’on ne récolte pas les brins. »
Les calendriers de floraison, les périodes de semis, les meilleurs nutriments pour tel ou tel type de racines… La cervelle de la Démone fourmillait d’informations sur les plantes, dont la plupart s’entassait sans logique et prenait toute la place, au grand dam de la raison pure et dure.
« Je trouve inadmissible qu’on prenne les artisans pour des quiches, tout ça pour rentabiliser ses cultures. À mon avis, le fautif mérite une bonne correction. »
À l’idée qu’un agriculteur eût pu sciemment arnaquer une cliente, les entrailles de la blonde bouillonnaient. Une rage qui se lisait sans peine sur ses traits. Se rappelant soudainement sa situation, elle esquissa un sourire crispé, dévoilant un peu trop sa dentition.
« Euh… J’aurais pas dû écraser votre brioche. Pardon ? »
