« Raconte-nous une histoire ! » « Oui, encore une ! » J’étais assis en tailleur, avec d’autres jeunes de ma tribu. Au centre de notre cercle se trouvait une fille d’environ dix-huit ans. Celle-ci était la source de l’agitation. Dans la pièce, d’autres Chamans s’adonnaient à des prières et à des chants en l’honneur des Ætheri. L’encens avait plongé le salon dans un nuage grisâtre aux senteurs mélangés et entêtantes. Si je n’aimais pas les filles, surtout lorsqu’elles faisaient leurs trucs de filles, celle-ci savait capter mon attention. Elle racontait mieux que quiconque des histoires fantastiques. Elle inventait beaucoup, se laissant bien souvent entraîner par le feu de l’action qu’elle interprétait avec brio. « D’accord. » finit-elle par concéder. Un sourire impatient déforma mon visage. Je réajustai ma position et me penchai légèrement en avant. J’étais tout ouïe. Je voulais savoir ce dont elle allait parler. Je n’entendis même pas le commentaire de l’une de mes nourrices, comme quoi c’était bien la seule à réussir l’exploit de me faire rester cinq minutes en place. « C’est l’histoire du combat légendaire de Souw contre un dragon à trois têtes ! » « Un dragon à trois têtes ! » m’exclamai-je, déjà impressionné. Je n’étais pas le seul. Pour la première fois dans l’histoire de notre peuple, il y avait deux Rois, deux têtes. Sans doute ce fait lui avait-il inspiré quelques faits d’arme. « Vous voulez savoir ? Vraiment ? » demanda-t-elle. « Parce que ce n’est pas une histoire pour les enfants. C’est terrifiant ! » « Oui ! » « Oui on veut savoir ! » « Allez, raconte-nous ! » Elle plissa les yeux. « Bien. Vous me semblez tous être en âge de savoir. »

Elle fit soudainement un geste avec le bras, un geste en arc de cercle. Paume ouverte vers nous, c’était comme si elle cherchait à nous montrer l’étendue d’un paysage, d’un air mystérieux, ou à nous jeter un sortilège. « C’était bien avant votre naissance ! Bien avant la mienne ! C’était à une époque troublée où les Dieux cherchaient à tester la fidélité des Chamans et leur aptitude à comprendre le Cycle et à servir de pont entre le monde des Vivants et celui des Morts. » Ma respiration s’était affolée, tant j’étais absorbé par le ton qu’elle prenait. « Un jour où le ciel était clair, l’île se mit à trembler, provoquant la crainte chez les Chamans. Soudain, un dragon à trois têtes fit son apparition. De l’une de ses gueules, il avala le soleil, tout rond ! Sa queue découpa une montagne et l’une de ses bouches se pencha vers le lac rouge. Il le but d’une traite. La troisième tête cracha une épaisse fumée qui plongea les habitants d’Awaku No Hi dans le noir. Tous pensaient que ce serait la fin ! La punition des Dieux pour n’avoir pas répondu correctement à leurs attentes ! » Si j’avais respiré profondément plus tôt, j’en oubliai maintenant de le faire. Une boule s’était créée à l’intérieur de mon ventre et j’étais comme hypnotisé par les lèvres de ma semblable, qui illustrait son récit par des mouvements aussi fluides que percutants.

La conteuse marqua une pause. Le suspens devint insoutenable. Je voulais savoir la suite. « Quand, soudain, Soa’Lêtó’Ha apparut dans la nuit, éclairant l’obscurité à l’aide de la lumière de la justice. Dans ses mains, elle tenait un glaive ! » Mes yeux étaient fixes, perdus quelque part entre la fille et les images qui provenaient de mon imagination. « Son corps s’élança, puissant et précis. Elle sauta et, d’un mouvement prouvant à tous sa valeur guerrière, elle abattit la lame sur l’un des cous de l’animal. Celui-ci poussa un cri horrible. » Elle imita. « Pourtant, Léto n’en avait pas fini avec la bête. Elle ne voulait pas le battre à l’aide d’une arme. Elle se défit du glaive et commença à tourner autour de lui. À la seule force de ses bras, elle entoura le dragon, afin de le bloquer. Elle immobilisa ses ailes et lutta contre lui, afin de lui prouver que les Chamans étaient dignes. Ce fut un combat d’esprit à esprit, de corps à corps. Dans son dernier souffle, le monstre courba l’échine et sa silhouette se transforma en magie. Le soleil rejaillit et le brouillard se dissipa. Les Ætheri avaient eu la preuve qu’ils attendaient, la preuve que les Chamans étaient assez solides pour supporter le poids de leur office. »

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