Vestige d'un instinct oublié

Gonflé par l’orgueil, je me dirigeai vers la place où j’avais laissé Dastan. Le rythme de mes pas s’accélérait davantage à mesure que j’approchai du lieu. Je ne tenais plus. Je m’imaginais déjà mille et une façon de rabattre le caquet de ce petit effronté qui n’avait de cesse de me tourmenter. Je le détestai, plus encore qu’un luxurieux pouvait abhorrer un obeoth. Cet Iblis était un parasite bien trop puissant pour que je pusses m’en débarrasser ; je devais muter, m’adapter à lui et à son comportement délétère. Pourtant, il réussissait toujours à trouver les mots pour me piquer au plus profond. Mais cette fois-ci, j’avais réussi avec brio. Un sourire aux lèvres, je m’imaginai soudain le génie me féliciter de mon action. Je secouai la tête ; il n’en serait rien, j’en étais certain. Sans doute, trouverait-il une critique acerbe à me formuler pour dissoudre ma joie ? Cette simple idée aviva ma haine à son égard. Il me fallait trouver une parade - et vite - pour composer avec cet être.

Je tournai finalement à l’angle de la rue pour découvrir l’immense fontaine surplombée d’une statue guerrière. Mes yeux se posèrent sur le torse nu et musclé du géant qui se tenait devant moi. Sa prestance et sa pose martiale ne laissait aucun doute sur le fait qu’il fût un Zaahin. Néanmoins, mes connaissances de la culture réprouvé ne me permettait pas de l’identifier. Je me détournai de l’oeuvre pour balayer l’endroit du regard. Le génie était introuvable. Avait-il été appelé par ses contraintes ? Mon exaltation chuta aussitôt. Je m’approchai du bassin pour observer mon reflet dans l’eau.

Des cris perçants sonnèrent comme un appel pressant. Je tendis l’oreille pour déterminer l’origine de ce son strident. Autour de moi, l’animation n’avait pas cessée. Pourtant, personne à part moi ne sembla troublé par ce bruit nouveau. Les pleurs continuèrent, plus fortement. Une sensation désagréable parcourut mon ventre illusoire. Je me sentais tiraillée par le besoin de retrouver la source des plaintes. Je tendis l’oreille pour me concentrer sur l’origine des gémissements. Instinctivement, je me laissai porté par ces sanglots qui guidaient ma route. Quelques instants plus tard, je traversai une arche qui menait à une petite cour intérieur entre quatre immenses bâtisses. En son centre, un bébé reposait royalement sur son couffin. Une fraction de seconde, cette scène m’en rappela une autre - bien plus ancienne. Pourtant, elle se déroba à mon contact dès que je pris conscience de son existence. Je me remémorai finalement de mon éveil, de ce champ de bataille, berceau d’un jeune réprouvé. Néanmoins, quelque chose en moi me susurrait que ce n’était pas ce dont je devais me souvenir. Je continuais mes recherches, en vain.

Mes rêveries furent interrompue par l’agitation alentour. Amis et famille se regroupaient autour de l’enfant, désireux d’apaiser ses larmes de crocodile. Une femme - que j’identifiai peut-être à tort comme sa mère - le prit dans ses bras. Presque instantanément, les larmoiements se muèrent en un sourire radieux. Le petit être approcha sa minuscule main du décolleté de la demoiselle, cherchant le contact doux et chaud de sa peau. Je me laissai à cette contemplation d’une scène qui m’était à jamais interdite. Je ne comprenais pas ce qui m’émerveillait dans ce spectacle débordant d’un amour répugnant. Pourtant, je voulais moi aussi tenir ce poupon au creux de mes bras.

« Vous êtes là pour la fête ? »

Je fis volte-face pour découvrir un homme de haute stature au physique avantageux. Sa carrure large et ses muscles développés révélaient ses origines bipolaires.

« La fête ? » répétai-je avec perplexité

Il sourit, dévoilant de petites dents pointues.

« Ma femme et moi organisons une grande fête pour la naissance de notre fille. Nous sommes heureux que Key’Jus nous ait offert une petite réprouvée. Cela faisait tant d’années que cette putain de malédiction s’abattait sur nous… Mais nous avons été béni et nous voilà avec notre petite Key’Eskel, annonça-t-il fièrement. Je pensais que c’est pour cela que vous veniez. En tout cas, si ça vous intéresse, vous êtes la bienvenue ! Aujourd’hui est un grand jour et je veux le partager avec le monde entier ! Oh, je me rends compte que je ne me suis pas présenté. Je suis Ahkrin. Et vous ?

— Je suis Heian » me contentai-je de répondre

‘Et je vais vous faire un cadeau de naissance : ne pas interférer dans votre famille’ pensai-je en tournant les talons.

« Je vous remercie pour votre offre mais j’ai beaucoup à faire. J’ai été attiré ici par les pleurs de votre fille, j’avais peur qu’elle soit abandonnée.

— Oh, non. Non. Ne vous inquiétez pas pour ça, elle nous est trop précieuse pour que nous la laissions. En tout cas, si vous changez d’avis, n’hésitez pas à revenir.

— Merci pour votre hospitalité mais je doute que je revienne vous importuner. Profitez bien de la fête et au revoir.»

Avec difficulté, j'abandonnai la gamine au mains de sa parenté. Chaque pas qui m'éloignait de la scène était un nouveau coup de poignard. L'image de la petite se mêla à une scène qui m'était inconnue. Finalement, je quittai la réalité pour m'abandonner aux larmes à l'abri de mon propre royaume, sans même prendre le temps de dissimuler la dague qui tomba lourdement sur le sol pavé.