-Ça fait du bien de sortir ensemble, cela faisait longtemps.

Dreska avait passé son bras sous celui de sa fille. Cette dernière acquiesça. Toutes les deux se promenaient dans la rue. Derrière elles, Satso et Donna, leurs Murs respectifs, les suivaient. C’était chose courante dans les hauts-quartiers que d’avoir un Mur. C’était gratuit, mais ça faisait chic.

Les deux femmes n’avaient pas d’objectif particulier. La mère voulait juste passer un peu de temps avec Chelae car après tout, elles ne le faisaient jamais autrement. Chacune était trop occupée à ses activités respectives. Dreska travaillait sur un ancien écrit qui décrivait quelques créatures oubliées de la Forêt des Murmures. C’était long car l’encre s’était effacée par endroit à force du temps et la langue avait connu des changements depuis la rédaction du parchemin. De son côté, une amie de Chelae, Vanka, avait demandé à celle-ci de l’aider à préparer son mariage. La fiancée voulait quelque chose de grandiose. Chelae avait accepté. Si ce n’était que le service était rémunérateur, l’Alfar se plaisait à organiser ce genre d’événement, où les détails pouvaient suffire à tout changer. Cela demandait beaucoup plus de travail que ce que l’on pouvait imaginer. Son rôle consistait en contacter des gens, des artisans, des cuisiniers, faire les comptes, faire des choix entre telle et telle décoration, et enfin tout mettre en œuvre pour que l’ensemble concorde parfaitement. Ce genre de choses satisfaisait profondément son côté maniaque et son égo, même si, en général, aucun invité ne prêtait attention à son travail. Cela faisait partie du jeu, mais ça lui allait. Cela lui permettait aussi d’avoir une place de choix dans lesdites réceptions qu’elle organisait, car elle était alors très appréciée des hôtes.

-Que comptes-tu faire ensuite ?

Elle demandait, car Chelae avait un laisser-passer pour accéder au plateau supérieur. Elle aussi, d’ailleurs, ainsi que Sorn, qui y était allé dès l’ouverture des festivités. Il voulait s’y faire connaître. Les deux femmes savaient qu’elles ne le reverraient pas avant demain, voire même avant trois jours, car il y resterait jusqu’à la dernière minute.

-Je vais rester la journée ici. J’irai à Innasgardh demain.

-Tu n’étais pas supposée être avec Jadélynka aujourd’hui ?

-Si, mais je ne sais pas où elle est passée. Je l’ai croisée ce matin, puis elle a disparu…


Justement, Jadélynka cherchait aussi Chelae. Elle l’avait saluée à l’entrée de chez elle avant de détaler. C’était une manière un peu rude, mais l’Orethi était habituée aux comportements parfois déplacés de sa cousine. Elle ne s’en offusquait pas, contrairement à beaucoup d’autres. Jadélynka savait de son côté que c’était seulement face à Chelae qu’elle pouvait se permettre ce genre de choses. Mais bref. Maintenant qu’elle s’ennuyait un peu toute seule, elle était repartie à sa recherche. A deux, elles auraient de quoi tenir la journée ensemble, elle n’en doutait pas.

-Chelae ! Appela-t-elle une fois qu’elle l’aperçut dans la masse de passants.

Elle accéléra le pas pour la rejoindre, Renata toujours sur ses talons.

-Jadélynka ! S’exclama Dreska avant que sa fille ne puisse répondre.

Comment vas-tu ? Tu es ravissante aujourd’hui.

Le concernée sourit. Elle était toujours heureuse qu’on remarque les efforts qu’elle mettait à entretenir son apparence. Peut-être utilisait-elle sa magie, mais cela restait tout un travail d’étudier les critères de beauté du moment pour pouvoir les appliquer sur elle. Il fallait l’œil et la patience.

-Bonjour Dreska. Elle baissa les yeux vers les bras de ses deux interlocutrices, croisés entre eux. Je vais très bien, et vous ? Elle ranima son sourire, dévoilant ses dents. Je vois que vous êtes ensemble, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, dans ce cas.

-Non, tu peux rester avec nous.

Son sourire s’agrandit encore. Elle ne pouvait pas faire plus. Ses joues lui faisaient mal.

-C’est que j’ai des choses à faire, tout compte fait. Je voudrais… acheter une nouvelle robe et faire plein d’autres choses pas très intéressantes. Passez une bonne journée toutes les deux. Avec Chelae, nous passerons du temps ensemble demain ou après-demain ! A bientôt !

Elle tourna aussitôt les talons pour empêcher que sa tante ne renchérisse. Encore une fois, Chelae comprendrait. Dreska était une personne adorable, sûrement la plus douce qu’elle ait jamais connue. Seulement, l’Alfar n’était pas faite du même bois qu’elle. Elle avait besoin de parler de ses excentricités, de critiquer tout ce qu’elle pouvait critiquer et de raconter les ragots croustillants qu’elle avait pu récolter tout au long de son existence. Ce n’était pas le genre de choses qu’elle faisait en présence de sa tante. Or, aujourd’hui, c’était tout ce dont elle avait envie. Alors, puisqu’elle allait être seule et que son Mur n’était vraiment pas la personne idéale avec laquelle on pouvait tenir une discussion passionnante, elle décida de quitter Istgardh. Jadélynka passa donc la douane. Ce fut facile et rapide. Il n’y avait pas de queue. Il n’y en avait généralement pas lorsqu’on descendait.

Dreska sourit.

-A bientôt dans ce cas.

Puis, quand Jadélynka s’éloigna, elle plissa les yeux. Son sourire s’évanouit.

-Je l’ennuie, c’est ça ?

Evidemment, le mensonge de sa nièce avait été repéré à des kilomètres. Dreska était plus âgée mais elle n’était pas pour autant sénile. Loin de là. Très loin de là. Elle n’était pas en colère, mais plutôt déçue par son comportement. Ce n’était pas la première fois que Jadélynka faisait ce genre de choses, mais le contexte quotidien avait fait que Dreska s’était montrée compréhensive. Prétendre que l’on était débordé par son activité professionnelle était une échappatoire qui avait largement fait ses preuves. Maintenant que les festivités avaient commencé, ce qui l’incitait à ne pas passer de temps avec elle était qu’elle ne l’appréciait pas, sans aucun doute. Chelae se pinça les lèvres. Comment formuler cela dans les formes ?

-Non, pas du tout. Elle t’apprécie beaucoup. Je pense justement qu’elle ne veut pas t’ennuyer.

Chelae n’en dit pas plus car elle ne voulait pas porter préjudice à sa cousine. Les ragots qu’elles partageaient entre elles n’avaient pas à sortir du salon où elles prenaient régulièrement le thé ensemble, à moins que c’en fût l’objectif. C’était une règle et jusqu’ici, elle avait été plutôt bien appliquée. Comme elle s’y attendait, sa mère ne fut pas convaincue. Chelae n’insista pas. Sa cousine terminerait de se défendre toute seule. Elle prit une inspiration pour changer de sujet.

-Et si nous allions voir les broderies, là-bas ? Il y a un nouvel artisan qui vient tout juste de monter, on dit qu’il est remarquable. Il fait des démonstrations en public.

-Oui, bonne idée. D’ailleurs, je pensais aux rideaux dans le salon…

-Tu veux les faire broder ?

-Oui, je pensais y rajouter un ensemble floral.

-Allons-y dans ce cas. Nous lui demanderons.

Et elles allèrent.

***

-Hm, c’est intéressant !

-Vous trouvez ?

-Oui, vraiment ! Mais ne posez pas ce genre de question rhétorique, ça donne l’impression que vous ne croyiez pas en votre propre projet. Enfin, parfois c’est nécessaire pour avoir l’air humble, mais pas maintenant. Hmm… Comment vous vous appelez déjà ?

-Finn Dasae.

-Finn Dasae ! Je prends note. Je verrai ce que je peux faire pour vous, d’accord ?

Il acquiesça, encore épaté d’être tombé sur une habitante du quatrième plateau, qui plus est une qui voulait l’aider ! Jadélynka l’avait emmené chez un nouveau caviste afin qu’ils puissent tous deux parler de son projet autour d’un bon verre de vin. Maintenant, le jeune homme s’imaginait bientôt quitter Tinnugardh pour enfin s’élever et voler de ses propres ailes. Jadélynka termina son verre et le reposa délicatement sur le comptoir. Elle lui offrit son plus beau sourire.

-Je suis désolée, mais il se fait tard. Je dois y aller. Elle lui tendit sa main pour la serrer. Il fut surpris, mais accepta la poigne. Ce fût un plaisir et discuter avec vous monsieur Dasae ! Je vais faire en sorte que votre projet aboutisse, il le mérite amplement !

En faisait-elle des caisses ? Peut-être. Mais elle comptait réellement faire remonter les idées de ce garçon. Qu’étaient-elles ? Le jeune homme, fraichement diplômé, désirait monter sa propre entreprise : une marque de cosmétique à base de venin. L’idée l’avait amusée et le mot cosmétique l’avait attirée. C’était pourquoi elle lui avait accordé tant de temps et d’attention. Ceci dit, elle voulait rencontrer d’autres personnes. Maintenant qu’elle avait adressé la parole à ce Finn de manière parfaitement arbitraire, elle voulait recommencer. C’était amusant d’apprendre à connaitre les gens et surtout de voir cette lueur dans leurs yeux lorsqu’ils apprenaient d’où elle venait, comme une opportunité servie sur un plateau d’argent. Pourtant, Jadélynka était loin d’être la personne la plus brillante du monde, ni la plus intéressante. Elle était surtout géographiquement supérieure à eux. Mais ça restait drôle. Dans la rue, elle discuta avec plusieurs autres personnes. Elle rencontra ainsi un peintre en herbe, un écrivain plus confirmé et un étudiant qui voulait se lancer dans la politique. Elle discuta longtemps. Cela la fatigua, mais pas assez pour qu’elle ne mette fin à son petit jeu. Après avoir fait un rapide tour à Enedhgardh, elle décida de descendre encore, à Tinnugardh. Là-bas, les rues étaient bien plus remplies. Il fallait dire que beaucoup de laisser-passer s’arrêtaient à ce niveau. Elle repéra finalement un adolescent. Visiblement, il fallait du temps pour passer la frontière, puisqu’il venait d’arriver sur le plateau. Jadélynka n’avait pas vu une cohue pareille depuis bien longtemps. Il n’en existait pas de telle à Istgardh, ou du moins, les gens savaient mieux se tenir.

-Par Dothasi, vous deviez être dans cette queue depuis un temps considérable ! S’exclama-t-elle.

C’était une manière comme une autre de montrer qu’encore une fois, pour monter, il fallait savoir faire preuve de patience et de persévérance. Elle apprécia l’image.

-Et bonjour ! Excusez-moi, j’aurais dû dire ça dès le début. Vous êtes de Mornhîngardh ?

Evidemment qu’il l’était, ce n’était qu’une manière d’entamer la discussion. Sauf s’il s’amusait comme elle à aller à contre-sens, mais elle ne connaissait pas grand monde comme elle.