A ceux qui restent.

Intrigue ; Mani et son père parlent des difficultés de la dualité des réprouvés et de la difficulté que l'adolescent pourra ressentir.

« Alors ? » demanda Thorn en donnant un coup d’épée. Máni esquiva l’attaque d’un habile saut de côté avant de contre-attaquer. « Alors quoi ? » demanda-t-il en grognant, les dents serrées. Ses sourcils étaient froncés, signe qu’il se concentrait. Son père était un excellent combattant. La pédagogie n’était cependant pas l’un de ses points forts et lorsqu’il entraînait ses enfants, il ne faisait pas dans la dentelle. Il avait déjà blessé les jumeaux à de nombreuses reprises. C’était, selon lui, un moyen de leur apprendre à supporter la douleur. Cette stratégie semblait plutôt bien fonctionner chez l’adolescent, bien qu’il préférât de loin s’éviter la peine de ressentir la morsure des lames sur son corps. Pour cela, il devait rester concentré et ne pas tomber dans les pièges de l’homme. Les deux Tynath'thuk échangèrent encore quelques coups. « Est-ce que tu t’es décidé, toi aussi ? » « Décidé ? A quel sujet ? » « Est-ce que tu veux rester… ou bien partir ? » La question prit le diablotin de court. Il marqua une légère hésitation et Thorn en profita pour l’attraper par le bras. L’adulte tira de toutes ses forces et déséquilibra son enfant. D’un coup de balayette, il l’envoya patauger dans la boue. Máni grogna, mécontent, en se relevant sur un coude. Il observa un instant son père, qui lui tournait le dos tout en faisant tournoyer son arme. Il en avait entendu parler : Sól avait débarqué, un beau matin, en affirmant qu’elle n’irait jamais aux Jardins de Jhen. Qu’elle avait fait son choix : celui de rester vivre auprès des siens, de ne pas les trahir et de rester fidèle aux valeurs qu’on lui avait inculqué tout ce temps. Le petit diable renifla avec dédain. Lentement, il se mit en position assise. « C’est pas comme si j’avais véritablement un choix, moi. » répondit-il simplement. Thorn scinda l’air en deux, faisant siffler son épée. Se laissant emporter par l’élan de son mouvement, il pivota pour faire de nouveau face au brun. « Qu’est ce que tu nous racontes encore, comme conneries ? » dit-elle en fronça les sourcils. Il planta son épée dans le sol et s’appuya sur la garde. Posté ainsi, il toisait sa descendance d’un air sévère. « Bien sûr que tu as un choix à faire. » assura-t-il. « Est-ce que tu es un Réprouvé, un vrai… Ou bien es-tu l’une de ces saletés de démons de merde ? » Máni serra les dents. Son regard se fit plus sombre. Lui non plus n’aimait pas qu’on lui pose cette question. Tout comme sa sœur, il s’en sentait insulté. Il avait toujours vécu ici, selon les mœurs et les valeurs des Bipolaires. Il n’avait rien en commun avec ces pécheurs. « Je suis un Réprouvé. » répondit-il. « Que dis-tu ? Je n’ai pas entendu. » « Je suis un Réprouvé ! » « Debout ! » L’adolescent s’exécuta. Il sentait sa colère gronder en lui. « Qu’est-ce que t’as dit ? » « Je suis un Réprouvé ! » « Pourquoi ? » A nouveau, le brun fut déstabilisé par l’interrogation. Comment ça "pourquoi" ? Parce que. Parce qu’il le sentait dans ses veines, dans sa tête, dans son cœur. Tout le poussait à renier cette identité qu’on lui collait sur le front pour le repousser. Tout le forçait à embrasser sa culture plutôt que sa nature. Contrairement à sa jumelle, le Vil n’avait jamais éprouvé la moindre once de doute. Ca avait toujours été une évidence. Et puis, à quoi bon hésiter ? Tout ce qu’il avait à gagner, c’était une nation perfide, faite de manipulateurs et de menteurs. Des territoires dévastés et, désormais, un peuple ravagé, proche de l’extinction. La nouvelle de l’attaque de la terre blanche et de l'enfer avait réussi à gagner les terres de Lumnaar’Yuvon. Il savait désormais que, même s’il avait désiré partir, il n’aurait plus eu nulle part où aller. « Est-ce par dépit ? Parce que t’as trop peur de te faire démolir la tronche par les espèces de vers de terre qui les ont réduits en bouillie ? » « Non ! » « Pourquoi ?! » « PARCE QUE ! »  De colère, le fils de réprouvés jeta sa hache en direction de son père. Celui-ci para en dégainant son épée, aussi vif que puissant. Il ne parvint pas à esquiver l’adolescent, qui se ruait sur lui. L’attrapant par la taille, il le fit chuter puis le bloqua en s’asseyant sur lui, commençant aussitôt à le ruer de coup. « Par-ce-que ! Je - suis – un – Réprouve ! » Un sourire se dessina sur le visage de l’agriculteur. Sans grand effort, il désarçonna son assaillant. Máni avait beau être grand et fort, il ressemblait à un cure-dent face à son père. Thorn se remit sur ses pieds et tendit une main pour aider Máni à en faire de même.

« Tu n’es pas un Réprouvé. » La remarque fit plus mal que les coups. Le visage de l'enfant fut traversé par une grimace. « Pas encore. » rectifia l’adulte, se rendant compte de sa maladresse. « Tu as beau avoir grandi ici et avoir été témoin de ce qu’implique d’être un enfant des deux Rives… Tu ne l’as jamais vécu. Jamais expérimenté toi-même. » expliqua l’homme. « C’est comme… Avoir deux personnes en soit, qui sont en perpétuel conflit. C'est un combat quotidien, pour décider ce que tu es. Se laisser submerger par sa part démoniaque et risquer de tout briser. Tomber dans l’autre penchant et devenir un Ange : devenir trop bon, trop con. Il faut trouver le juste milieu. Et ça, c’est difficile. » Máni resta muet, observant son géniteur avec une étrange intensité. « Pourquoi tu me dis ça ? » lâcha-t-il enfin, après un moment. « Parce que… Même si je suis persuadé que tu resteras… Je n’ai pas envie que tu t’engages sur cette voie sans savoir ce qui t’attend. Je n’essaye pas de te dissuader de rester, au contraire. Je sais que tu es suffisamment fort pour surmonter tout ça. Pour dépasser tous les obstacles qui se mettront sur ta route. Mais… J’estime que tu dois être au courant. » Le brun se mordit la lèvre. « Si vous en êtes capables, tous, alors moi aussi. » Sa réponse arracha un sourire satisfait au père. « Je sais. » Il passa une main dans la nuque de son fils, le forçant à courber l’échine jusqu’à ce que leurs deux fronts se frôlent. « Mais comme j’ai dit : ça sera loin d’être une partie de plaisir. Contrairement à nous tous… tu n’as pas grandi avec cette dualité. Tu n’as jamais eu à supporter ce fardeau et, parfois, l’épreuve se révèle plus rude que ce que l’on pouvait croire. On pourrait penser que les Anges ont plus de difficulté à surmonter cette soudaine part d’ombre qui croit subitement en eux. Mais… Ils se révèlent parfois plus solides qu’on les imaginait. Rester bénéfique se révèle parfois compliqué et, d’une certaine manière, ils ont l’habitude de devoir lutter contre cet alter-égo démoniaque qui a toujours été tapis en eu – il devient simplement plus virulent, plus difficile à contrôler. » Thorn marqua une légère pause. « Les démons, en revanche… C’est quelque chose de totalement différent. » Máni haussa les épaules. « Bah quoi. Au pire j’irai jeter des fleurs sur les péquenauds pendant ce temps là et je me rattraperai lorsque je serai de nouveau dans mon état normal, voilà tout. » L’adulte soupira en secouant légèrement la tête. « C’est ça que tu ne comprends pas : ta partie démoniaque sera décuplée et lorsque tu te laisseras envahir par l’Ange en toi… Tu seras bien trop accablé par ce que tu auras fait pour penser à des trucs aussi niais. Tout ce à quoi tu penseras, ce sera la culpabilité. Le remord. Parfois, elle peut aller jusqu’à la dépression. L’envie de mettre fin à sa vie pour s’assurer de ne plus recommencer. De ne plus être un danger pour autrui. Le dégoût que tu t’inspireras à toi-même… » Il ne termina pas sa phrase. A sa mine, Máni comprit que lui-même était passé par des phases compliquées. Peut-être avait-il même valsé avec la mort ? Thorn soupira. « Ca ne sera pas simple. Il faudra te préparer. » « Et comment je fais ça ? »

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Máni releva la tête vers sa sœur. Celle-ci capta son regard et fronça les sourcils. « Qu’est ce qu’il y a ? J’ai un truc sur la tronche ? » « Non. » « … Bah quoi alors ? » « Quoi ? J’peux pas t’regarder ? » « Nan. Ca m’fou les j’tons. J’suis sûre tu prépares une connerie. Alors laisse moi en dehors de ça. J'ai pas envie de me prendre des corvées supplémentaires à cause de ta trogne. » Le diablotin soupira avant de recommencer à essuyer la vaisselle que lavait sa sœur. « A ton avis, c’est qui les plus à même de comprendre les réprouvés ? A part nous-même, bien sûr. Je veux dire, dans les autres races. » Sól se mordit la lèvre en réfléchissant. « Mmh… Les anges et les démons, je suppose… Ca semble logique, puisque nous sommes un mélange des deux. » « Ouai mais… Les emplumés et les vicieux, ils ont pas à supporter tout ce côté… Tu sais, la bipolarité et tout ce bordel. » « Ouai p't'être. Ceci dit, ça, je sais pas si y’a qui que ce soit qui puisse s’y reconnaître… A part… Peut-être les mages là. Les femmelettes avec leurs tutus bleus et leurs slogans pour faire la paix, et ces enfoirés d’sorciers qui savent que jeter des herbes pour essayer de retenir les autres loin d’eux… Je suppose qu’eux aussi, c’est un peu bizarre de pouvoir basculer de l’un à l’autre. C’est comme nous. » « T’es sérieusement en train de nous comparer avec ces guignols et ces enfoirés ? » La blonde haussa les épaules. « C’est toi qui a demandé… Tu pensais à qui toi ? » « Personne en particulier… M’enfin… Je suppose que si je devais choisir un peuple… Je penserai plutôt aux Déchus ? » « Les Déchus ? » « Ouai… C’est pas pour rien que ce sont nos alliés. » « Mmh… Je sais pas… Je suppose qu’ils nous comprennent parfaitement sur le plan du rejet : à la fois dénigré par les Anges pour avoir renié les Vertus, et moqués des Démons qui ne les considèrent pas comme les véritables représentants des Péchés… Mais ceci dit, leur condition est encore différente. Ils n’ont pas de dualité en eux. » « Non, mais il parait que leurs péchés sont tellement puissants qu’ils ont du mal à les supporter. Ils les subissent, un peu comme nous avec nos deux natures antagonistes… » « Mmh mouai, peut-être… » Sól donna une assiette à son frère. Elle l’observa quelques secondes en silence. « Quoi ? » grogna le brun, sur la défensive : il était soudainement mal à l'aise maintenant que c'était lui qu'on dévisageait. « Rien… Je me demandais simplement ce qui a pu t’amener à penser à ce genre de trucs… » Máni garda le silence quelques secondes. « Papa est venu me parler. Il m’a dit à quel point ce serait compliqué de supporter ce changement de nature et tout un tas de conneries… » « Oui, à moi aussi, il est venu parler. » Les jumeaux inspirèrent profondément et simultanément. « Alors… On va le faire hein ? » « Bah ouai. Quelle question. »

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