Le cuir de la botte claqua sur l'ultime pavé, la finalité, la forteresse d'une civilisation aux abois. Ah, que l'atmosphère si particulière de la Cité lui manquait déjà ! L'air marin, la houle portuaire, les chicots qui tombent aussi aisément que la dentelle des vicelardes. À l'instar de ses confrères et sujets, l'ange démoniaque ne s'aventurait que rarement en dehors de Sceptelinôst. Les collines ne l'intéressaient même pas du tout à une époque. Mais Pendrake dut se rendre à l'évidence que ce fut mal avisé de sa part. Surtout depuis cet événement. Il se détacherait volontiers davantage de ses racines pour s'égarer vers ces contrées-là, ces paysages qui n'attendaient plus qu'à accueillir le nouvel être qu'il était.

" MAÎTRE MERWIN ! " Le Drem hurla le plus fort possible, afin d'ajouter du cachet à son entrée. Les Réprouvés cernant la demeure devaient autant prendre en considération sa présence, que le maître de maison. Pendrake parcourra la cabane dans laquelle campait son précédent tuteur. Car oui, même après toutes ces années, ce simili de cagibi ne fut point rénové. Il s'était même étonné de savoir son propriétaire toujours en vie. Comment un être aussi fou que Maître Merwin avait pu survivre près de Sceptelinôst ? Un mystère aussi épais que la barbe de l'ermite. Peut-être que l'influence grandissante de Hrafninn jouât en sa faveur : le susnommé n'avait point caché son passif d'alchimiste sous l'aile du fol.

" C'est quoi ce cabanon perdu au milieu de nulle part, il n'aurait pas pu résider à Ooba ou Atthirari, comme tous les péquenauds ? Pendrake s'arrêta à son niveau. D'une droiture impérieuse, il attaqua le buste du malheureux avec le bout de son index, son autre main enfouie sous son manteau. Et ce regard, typiquement dans les veines Réprouvées, diablement inquisiteur.
- Ce cabanon a tout son charme. La vigueur de nos contrées et la prestance de notre patrie.
- Il tient à peine debout…
- C'est bien ce que je dis. Face aux clameurs théâtrales du Drem, les guerriers se turent : il était déconseillé de couper court au discours du chef, surtout lorsque celui-ci semblait totalement hors propos. Mais il était vrai que l'état branlant de cette résidence était à l'image de leur essence propre : instable et, pourtant, toujours debout. Résumons la situation : vous êtes, tous autant que vous êtes, incapables d'ouvrir une armoire à balais.
- C'est compliqué dans le sens où vous nous aviez interdit d'endommager autant la façade que le mobilier.
- Ni d'endommager le vioc.
- Qui, je me permets de vous le rappeler, nous balance des sorts depuis des heures.
- "Des heures". La répétition fut acerbe. Tu reviendras te permettre quoi que ce soit avec moi lorsque tu auras acquis ne serait-ce que la moindre notion du temps. J'ai mis des heures à vous rejoindre, peut-être ?
- … Non… Juste une…
- J'étais en forme ce matin. " Il fit un signe à l'ensemble de sa troupe, alors qu'il emboita le pas pour s'engouffrer à l'intérieur. Si le fol se permettait d'éloigner n'importe quel nuisible, à ses yeux son ex-disciple était un moindre mal.

La maigre résidence de l'alchimiste demeurait reconnaissable pour le petiot y ayant tant appris et vécu de nombreuses péripéties. C'était un carrefour de toutes les odeurs : des fragrances aux notes fruitées, des rémanences d'une combustion négligée, des vapeurs neutres d'une expérience en cours… Tout dénotait ici de l'expérience d'un homme trop curieux, trop empêtré dans ses sciences. Maître Merwin n'avait plus que ses vieux jours sur les épaules, à alimenter le réseau des drogues et autres joyeusetés substantielles, pour le compte de Réprouvés bien scrupuleux. En somme, un métier qui profitait pleinement à l'économie sale de Sceptelinôst. Depuis son service à Gona'Halv, ses multiples visites auprès du vieil aigri firent penser à ce dernier que Pendrake souhaitait accentuer son emprise sur cette part du marché… Cependant, systématiquement, le Hrafninn parvenait à le surprendre via une requête on ne peut plus atypique. Aujourd'hui encore, le grisonnant blondinet atteignait des sommets. " Te voilà enfin ! J'en avais marre de les supporter. " Le vieil alchimiste s'extirpa de son bordel. Ce laboratoire était un labyrinthe pour qui n'était pas familier avec les lieux, il n'était pas rare qu'un malheureux inconnu se retrouve à toucher un résidu de produit corrosif qui n'avait – Maître Merwin l'assurait – rien à faire là.

" Pour la dernière fois, Maître Merwin, si j'envoie des émissaires à ma place, c'est pour m'épargner le déplacement. Le laborantin grommela dans sa barbe. Il n'avait plus ce panache d'antan, ou se résignait-il à ployer le genou face à l'influence dont son piètre élève faisait preuve ces derniers temps. Même si, pour cette fois… Il enjamba l'obstacle pour s'assoir dans un coin ; le fameux coin qui garantissait une sécurité optimale. Ma présence est moins optionnelle. Maître Merwin retrouva la fameuse liste que Pendrake lui avait envoyé. Il la lorgna longtemps, comme s'il la découvrait pour la première fois. Elle est enceinte.
- C'est donc pour ça le lait de Bicorne…
- Je ne vous demande pas des miracles, pour une fois. Désignez-moi vos fournisseurs les plus fiables et je saurai lui faire parvenir les provisions. Il lui faut une alimentation à la fois saine et fortifiante : mon enfant sera robuste et en pleine santé.
- Et non un Réprouvé. Son interlocuteur avait mis l'accent là où la douleur était le plus insupportable. Leur déchéance démographique contribuait à leur perte, à petit feu. Pendrake était, à l'instar des Drem et des Thur, bien conscient du problème. S'étendre par la guerre n'était pas si simple, gagner l'était encore moins… Il fallait prévoir une roue de secours, une prudence excessive et sûrement néfaste, mais sa femme n'aura d'autres choix que de supporter l'extrême bienveillance de l'ange démoniaque. Ta donzelle est de famille royale. Tu ne peux t'attendre qu'à une naissance favorable.
- Précisément. Le Drem se releva, ses doigts jouant avec une babiole qu'il venait de chiper sur la commode. C'est en ce sens que je ne m'occupe pas seulement de l'enfant en venant vous voir. Il reposa l'engin et se tint aux côtés de son vénérable mentor. Je vais préparer Cælys au Keyronta. "

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