L’ambiance avait changé depuis plusieurs dizaines de mètres maintenant. La boue formait une couche tenace sur le sol et s’était décidée à envahit le bas des vêtements de l’Alfar. Il sentait bien qu’il n’avait rien à faire ici, les gens le regardaient avec un air menaçant. Ici tout le monde se connaissait, chacun savait la place de l’autre et seuls les gens de Nobu avaient une place à Nobu. Il avait appris avant d’entrer dans ce quartier qu’il se murmurait des rumeurs comme quoi une hiérarchie nouvelle avait émergé des caniveaux. Un roi en haillon, une monarchie de la misère qui se tramait dans l’ombre. Tout groupe d’êtres vivants avaient apparemment besoin de se hiérarchiser, alors que Mwayer ressentait bien qu’il était dans le plus beau berceau de l’anarchie. Ici, mendiants et brigands dansaient la même danse, tout le monde buvait au même calice, jour après jour, il n’y avait rien de pire.

L’Alfar avançait dans les rues un peu au hasard. Il était en quête d’un bâtiment qu’on lui avait rapidement décrit dans un autre quartier de Pabamiel dont il avait oublié le nom. Il devait continuer à se renseigner sur les structures internes du pouvoir de Drosera. Même si cela pouvait paraître étrange de faire ça à Nobu, il avait entendu dire qu’un ancien habitant de La Majestueuse avait élu domicile ici après avoir raté sa tentative de renversement du pouvoir d’Akasha Auraushnee. Malgré ce que l’on avait dit à l’Alfar aux cheveux blancs, il se doutait bien que c’était faux ou qu’Akasha avait étouffé l’affaire avec grand soin.

Après de longues déambulations dans cet horrible quartier, il arriva enfin devant la maison qu’on lui avait décrite. Elle était morne, les murs menaçaient de s’écrouler à chaque seconde et elle dégageait une odeur pestilentielle. Elle devait avoir la même fonction que toutes les autres maisons de l’allée, accueillir le plus de monde possible. Avant d’entrer, il s’engouffra dans une voie sans issue et avec concentration fit pousser ses cheveux qu’il rendit noir, allongea la taille de ses jambes et se créa un catogan rapidement fait. Depuis qu’il avait compris comment la magie lui permettait de ne pas ressembler à qui il était vraiment, il comptait bien en profiter, il ne souhaitait pas être vu en train d’interroger un ancien Alfar, surtout que les questions risquaient de prendre une tournure musclée. Il ne pouvait pas encore faire des miracles vu la puissance qu’il avait développée, mais cela suffirait.

Il s’engouffra dans la maison qui ne tarderait pas à être une ruine. Le bas de son pantalon était maculé de boue, mais sa cape enroulée autour de lui lui donnait une certaine prestance. Les gens d’ici ne le connaissaient pas et l’Alfar le sentit immédiatement lorsqu’il entra. Il regarda le premier venu, un enfant qui devait lui avoir réellement douze ans et lui demanda :

- Où est Armin ?

L’enfant ne comprit pas tout de suite et sa mère pointa à sa place une direction du doigt. Elle désignait une porte de misère dans le fond du couloir. L’Alfar y alla immédiatement, l’ouvrit à la volée et vit un membre de sa race qui était maigre, affabili, qui tenait à peine sur son tabouret devant son bureau. Il était en train d’écrire, mais il tremblait trop pour que ce soit lisible. Il ne constata pas l’entrée de Mwayer.

Lorsque l’Alfar séculaire vint lui toucher l’épaule, il put constater que celui qui se faisait appeler Armin avait une cataracte claire. Ses yeux étaient voilés et il semblait ne plus rien voir.

- Je viens vous parler de votre révolution contre Akasha.

Le vieil Alfar sourit. Ses dents rongées lui conféraient un air malsain que Mwayer se serait bien passé d’observer.

- Oui ! Akasha ! J’y suis presque ! D’ici deux jours, je serai sur le trône de l’Amarante à sa place ! Et elle sait qu’elle doit craindre pour sa vie, ne vous inquiétez pas, jeune Alfa…

Un manche de pinceau venait de se planter dans la carotide de l’homme qui avait tenté de continuer de parler. Des gargarismes étaient sortis de sa bouche et il s’était écroulé.

- Raté.

Mwayer prit un rideau décharné et essuya le manche de son outil avant de le ranger dans sa ceinture. Il sortit sans un mot sous le regard surpris des gens qui vivaient ici. A l’extérieur, il constata lui aussi quelqu’un qui détonnait, une personne qui n’avait rien à faire dans les quartiers de Nobu. Il le regarda fixement, un souriant. Que venait faire cet étranger ici ? Pire que Mwayer ?

La différence avec les gens du quartier était clair, il semblait propre sur lui, musclé et surtout il avait cette démarche qu'ont les gens entraînés aux combats. Il reconnaissait là la démarche des gladiateurs de Drosera. Il s'approcha de lui :

- Yo. Qu'est-ce qu'un mec comme toi fait dans des quartiers comme...ça ?

Son dernier mot était teinté de mépris. Il avait désigné deux hommes à l'allure décharnée en train de se disputer les restes d'un oiseau qui était à la limite de la décomposition. Rarement Mwayer n'avait eu autant de dégoût que pour ces gens, malgré tout ce que pouvaient dire les défenseurs de ces personnes, il estimait qu'ils étaient responsables de leur situation. Lui aussi avait manqué de connaître la vie qu'ils avaient, il était parti de chez lui, il s'était exilé, seul, pour s'endurcir, mais il n'avait pas fini comme cela et jamais il ne voulait finir comme cela. Avec un peu de courage et en se motivant chaque matin à se lever pour aller quelque part, même s'il ne savait pas exactement où, il commençait enfin à se trouver. Après cette étape, il lui faudrait faire un premier retour à Drosera afin de comprendre ce qui était en train de se passer. Même s'il ne souhaitait pas y retourner officiellement avant d'être assez puissant et de retrouver Layne pour planter un couteau dans le dos des usurpateurs du trône de l'Amarante, il se devait d'être informé des événements politiques et sociaux qui se déroulaient dans sa patrie. Le monde était complexe à comprendre, les alliances se dénouaient aussi vite que la Mârid dupait des gens et jamais il ne devait manquer d'informations.

Il fut interrompu de ses pensées par une femme en haillons. A la différence des autres, elle était magnifique, malgré ses vêtements décharnées, elle avait un regard perçant comme rarement l'Alfar avait pu en contempler. La couleur semblait changer, mais c'était un brun profond qui recouvrait le fond de l'iris. Elle avait les cheveux clairs et propres et un visage légèrement potelé. On voyait dans les commissures de ses lèvres les marques d'une femme qui n'avait de cesse de sourire. Elle affichait des cernes qui devaient être propres à l'endroit où elle vivait et le tour de ses yeux étaient rouge vifs, comme si elle avait tenté de se les arracher ou avait pleuré pendant des jours entiers. Elle arriva vers les deux hommes et trébucha contre le cadavre de l'oiseau qui avait été lancé pas loin d'eux. En se relevant, elle saignait du nez. Ses rondeurs lui donnaient une allure exceptionnelle.

- Vous, là, vous n'avez pas vu Rellyra ?

Mwayer ne comprit pas tout de suite, il adressa un regard à son camarade et demanda sans vraiment savoir à qui il s'adressait :

- Rellyra ? Encore un misérable ?

Quelques têtes se tournèrent dans la rue, un gamin écarquilla les yeux en voyant le groupe et partit en courant, apparemment ce n'était pas qu'un misérable.

- Vous êtes fous, vous ? C'est le plus grand marchand d'hommes et de femmes de Nobu. Il peut vous réduire à l'esclavage en une petite demie-journée s'il a envie. Il a des informateurs partout. Il faut que je le voie c'est urgent. Je...j'ai besoin de Dame Argentée, je dois me vendre...oui c'est ça ! Me vendre...

Mwayer fronça les sourcils et ne comprit pas deux choses. Premièrement pourquoi cette jeune femme venait leur parler de ses problèmes, secondement, pourquoi la seule personne avec une lueur d'esprit de ce quartier allait se vendre. Un sourire passa sur son visage, rapidement. Il ne comprenait pas si c'était de la pitié, de l'amusement, du dégoût encore. Cette jeune femme avait sûrement plus de chances de s'en sortir que bien d'autres ici. Non seulement parce qu'elle était belle, mais elle avait surtout l'air d'avoir conscience de sa situation et de ses besoins ; ce qui était apparemment le cas d'une minorité de personne à Nobu. Elle pouvait s'en sortir, voilà cette sensation qu'il n'arrivait pas à saisir, il savait qu'elle avait tout ce qu'il fallait pour s'en sortir. Il lui mit une énorme gifle.

- Ça va mieux là ?