Libérée. A peine avais-je eu le temps d'apercevoir le visage de Bagaya, de goûter à mon retour sur ces terres que j'avais cru ne plus jamais pouvoir revoir, qu'une force incroyable m'avait amené dans un endroit qui ne m'était pas étranger. Le Rocher au Clair de Lune. Jamais je n'oublierais les événements que j'y ai vécue il n'y a pas si longtemps, ni le visage de mes frères et sœurs disparues. Mais l'heure n'était pas à la remémoration de ces souvenirs brûlants. Il n'était plus question que je me laisse envahir par ma nostalgie douloureuse au point de ne plus pouvoir me concentrer sur l'instant présent. Observant tout autour de moi, je remarquais bien vite que je n'étais pas seule à avoir été appelée. Nous étions nombreuses... Au complet me semblait-il, bien que durant mon absence, d'autres avaient du voir le jour. Mais curieusement, je me sentais comme... une étrangère... parmi eux. Oh, j'avais acceptée depuis longtemps qu'un autre Esprit de la Mort avait du prendre ma place, et quoi de plus naturel pour assurer la protection du Secret, mais désormais, je ne savais plus vraiment qui... j'étais... Une Ombre, certes... Mais je n'étais plus tout à fait une simple Passeuse et il n'y avait pas de place pour moi au sein des Gardiens... Je n'étais ni plus ni moins... qu'une Ombre perdue... Tous avaient dut avoir vent de ma disparition à la Coupe des Nations... Plus personne ne devait se soucier de mon existence. Et je venais à peine de revenir parmi les vivants. Alors quoi ? Devais-je attendre d'être remarquée ? Devais-je me présenter au nouvel Esprit ? Non... la peur de me voir exclure de mon propre peuple était trop grande. Devais-je pour autant abandonner mes fonctions auprès de l’Équilibre ? Non... et même si je le voulais, mon sens du devoir serait une plus grande source de souffrance que le peu de répit que m'apporterait la liberté. Du moins c'est ce que je croyais. Mais ne risquais-je pas non plus, en agissant de mon propre chef, de perturber le Sablier ? Si, évidemment. J'étais face à un dilemme dont je n'avais pas encore toute les clefs en main pour en trouver la résolution. Soit, j'attendrais de voir ce que le nouvel Esprit doit nous révéler pour prendre ma décision. Après tout, le monde ne s'était pas arrêté de tourner pendant mon absence, rien ne pressait.

Alors, me plaçant un peu à l'écart des groupes, sous ma forme brumeuse la moins  reconnaissable, je me tue, imitant les miens. Mais je dois dire que je ne m'attendais pas à une telle... révélation... à un tel changement... Libérée de notre corps d'Ombre ? Qu'est-ce que cela signifiait ? Que nous allions recouvrer une enveloppe de chaire et de sang ? Et la possibilité de ressentir comme tout un chacun ? Pourquoi ? Et nous donner le choix de Vie et de Mort ? N'était-ce pas... trop ? Trop de responsabilités ? Trop de pouvoirs ? Je ne savais trop quoi en penser pour le moment... C'était... une nouvelle que je ne pouvais prendre à la légère, et sur laquelle je ne pouvais pas figer mon avis sans y avoir sagement réfléchis... Pas maintenant, pas comme ça... Même si... Des forces en moi lutaient l'une contre l'autre. D'un côté, celles qui désiraient plus que tout retrouver la possibilité d'aimer, mais surtout... d'enfanter. La malédiction de notre famille était pour moi comme une épée placée au dessus de ma tête, prête à fendre mon crâne... et m'en débarrasser ne serait pas un luxe que je refuserai de m'accorder. Et d'un autre côté... il m'avait fallut tant de temps pour m'habituer à ma condition de damnée qu'il me semblait, en quelque sorte, triste de tirer un trait sur ma malédiction divine. On dit que les victimes d'enlèvement finissent souvent par apprécier leur ravisseur, ou tout du moins leur situation. Peut-être qu'il en allait de même pour moi... Peut-être... que je ne voulais pas renoncer à la stabilité de mon quotidien. Je souffrais, c'était indéniable, mais j'avais appris à l'accepter. Me vint alors une perspective que je n'avais jusqu'ici pas envisagée. On ne pouvait dire de moi que je fusse dotée d'une personnalité égoïste, et il était peut-être le temps de le prouver. J'avais acquis la force nécessaire pour supporter une existence d'Ombre, mais ce n'était pas le cas de la majorité des nôtres. Et si je prêtais mes pouvoirs à ce dieu créateur, et si nous gagnons la guerre, et si notre liberté nous était acquise... ce serait une bonne chose pour tout mon peuple. Je ne devais plus penser pour moi, mais pour les autres.

Alors, d'un pas solennel, je m'approchais du livre mystique flottant dans les airs, baigné d'une aura divine. D'abord silencieusement, je touchais du bout des doigts l'artefact, encore quelque peu hésitante. Personne ne pouvait m'affirmer que je prenais la bonne décision... Pourtant, n'avais-je pas déjà franchit le premier obstacle en m'approchant de l'ouvrage ? N'avais-je pas déjà prit ma décision en réfléchissant au bien que cette révolution pourrait nous apporter ? Si. Et d'un geste lent, mesuré, j'apposais ma paume sur les pages immaculées. Et d'un seul souffle, dans un murmure, je scellais mon avenir. « Je dédie mon existence à Sympan et lui offre mon pouvoir. Puisse-t-il être clément envers nous et nous offrir des lendemains meilleurs. » Tout ce temps, je m'étais assurée de garder la tête basse, bien que je ne pouvais probablement pas échapper au regard de notre nouveau souverain. Peut-importe... Tant qu'aucun d'entre eux ne viendrait à moi, j'agirais en solitaire, pour le seul compte du dieu Sympan. Et prierai pour que mes débordements soient rattrapés par mes pairs. Puissent-ils un jour me pardonner. Je venais de prendre conscience qu'une nouvelle guerre venait de commencer, et celle-ci s'annonçait plus meurtrière que toute autre. Car les Ombres pouvaient désormais choisir leurs victimes. Et il était certain que les morts allaient pleuvoir du côté des partisans des Aetheri.

Mais alors que je réfléchissais déjà à mes prochaines actions, la transformation me frappa comme un tisonnier en plein cœur. Je m'étais à peine éloignée de quelques mètres dans les sous-bois que je tombais à genoux, face contre terre. Une violente douleur s'empara de moi, et j'avais l'impression de ressentir à nouveau la lente agonie qui avait été la mienne lorsque je m'étais donnée la mort. Me mordant la lèvre pour ne point crier, je fus surprise de sentir le goût du sang -de mon sang- couler au fond de ma gorge. J'avais mal. C'était incroyable et en même temps horriblement plus douloureux que tout mes souvenirs de mon vivant. Je restais plusieurs minutes - interminables - ainsi, incapable de bouger, forçant tout mon être à retrouver ses automatismes. Respirer, déglutir... Mais une fois la crise passée, je parvins à me remettre sur pied. Après la douleur physique, ce fut un flot continue d'émotions toutes plus fortes les unes que les autres que venaient s'exprimer simultanément. J'avais l'impression de perdre toute notion de réalité ! De devenir folle ! Je riais, pleurais, m'amourachais de tout, pour tout et n'importe quoi. C'était un océan de sentiments qui m'envahissait, des vagues gigantesques qui venaient s'écraser contre mon cœur. Je ne parvenais même plus à réfléchir. Puis soudain, tout sembla se calmer. Et ce furent autour de la fin et de la fatigue de prendre possession de mon être. Comme si il me fallut rattraper toutes ces années d’abstinence en quelques heures. Je ne pouvais pas rester comme ça... et je repris de nouveau ma véritable forme. Toutes ces sensations s'évanouirent, comme si il n'avait s'agir que d'un rêve. Je ne pouvais pas encore profiter de cette enveloppe charnelle... Il me fallait réapprendre à vivre. Mais comment ? Je ne voyais qu'une seule solution. Vite. Il me fallait me rendre au Manoir. Ou à Avalon, parler à Hortensia. Même si mon retour inattendu en bouleverserait plus d'un. Je n'avais pas de temps à perdre avec des explications - que je n'avais de tout façon pas en ma possession -, ni à apprendre à maîtriser ce nouveau don de vie. Il me fallait tuer. Au nom de Sympan.

A cet instant, je n'étais plus tout à fait la même, et peut-être que si j'avais prit le temps d'y réfléchir, je l'aurais remarqué... Mais mon esprit était à l'époque bien trop tourmentée... Et mon avenir allait être bien plus complexe que ce à quoi je m'étais préparée.

1506 mots
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