Cela faisait des mois que j'avais décidé de me rendre à Avalon. Histoire de parfaire ma connaissance du continent, mais j'avais pu entendre ici et là que la ville valait le coup d'oeil.
Entre temps, j'avais rencontré Cassiopée au détour d'un coude de rivière, et mon chemin initial s'était sensiblement dévié vers une cascade lumineuse, instant unique entrecoupé d'un massacre en bonne et due forme. La Vie et la Mort n'étaient plus ce qu'elles étaient. Le monde avait ensuite sombré dans le chaos.

Toujours est-il que je n'avais pas oublié ce que je m'étais fixé, et après avoir rempli ce que j'appelais désormais "quota" de morts hebdomadaires, l'heure était enfin venue pour moi de me rendre dans la cité déchue. Je voulais voir à quoi ressemblait une ville régie par les pêchés. Ces concepts m'étaient un peu étrangers, mais si le pêché était synonyme de vice, comment autant d'habitants pouvaient coexister sans que chaos et désolation ne s'installent durablement ?

Après avoir franchi les portes centrales de la ville, force était de reconnaître que la réputation extra-muros n'était pas usurpée. L'endroit était vivant, hétéroclite, exactement l'inverse de moi en y pensant. Je m'étais affublé d'une tenue de voyage lambda, pas trop sombre ni trop voyante, histoire d'observer sans être remarqué. Le ciel était clément, et la température des plus supportables. Mes compagnes les ombres de toute chose apparaissaient et disparaissaient au gré du temps, et j'entrevoyais sans même m'en rendre compte toutes ces possibilités de m'y fondre à l'insu de tous.

Plus que les allées principales, je préférais de loin arpenter les ruelles, là où on préférait cacher ce qui n'était pas politiquement correct, ou acceptable. C'était souvent dans ses travers qu'on reconnaissait la valeur d'une personne, d'une cité ou d'une race, pas dans ce qu'elle daignait bien vouloir nous montrer.

La plupart des artères secondaires étaient parsemées d'habitations discrètes et plus ou moins entretenues, probablement en fonction des richesses de leurs résidents. Je croisais ça et là quelques badauds qui vaquaient à leurs occupations, allant du démotivant balayage à l'entrée aux courses du marché local. Je ne répondais pas aux hochements de tête faisant office de salutations, ni aux propositions en tout genre que je n'écoutais même pas.  Pour autant, je ne pus m'empêcher d'apercevoir quelques habitants presser le pas, alors qu'au détour d'une ruelle parallèle, des cris virils et féminins brisaient la quiétude du quartier. Fronçant les sourcils, et ne voulant pas décevoir ma curiosité naturelle, je pris à contresens la voie incriminée pour voir deux hommes en train de maltraiter une femme, lui crachant dessus et la rouant de coups. Je m'arrêtais à une bonne dizaine de mètres d'eux, observant la scène. Les noms d'oiseaux fusaient, et la pauvre femme était bien sans défense.

- Sale catin, bordel au prix où j'te paye, t'es même pas capable de m'satisfaire !

- Ouais, on te d'mande pas grand chose pourtant hein. Tu sers à ça, alors fais pas ta timide et r'tourne dans la chambre. On va s'occuper d'toi, et en plus tu nous f'ras ça gratuitement, pour l'dédommagement. Suivi du désormais rire gras lourd de sous entendus que ce genre d'individus aimaient tant faire.

La jeune femme pleurait, sanglotant quelques paroles que je peinais à comprendre à pareille distance. L'homme me permit d'en savoir plus.

- Hannah c'est du passé, maintenant on fait c'qu'on veut. Elle dirige plus rien, elle va crever dans la m*rde qui l'a rendue célèbre, pis c'est tout. Mais crois moi, Hannah c'est bien l'cadet d'tes soucis. Alors tu vas gentiment .... Le regard de l'un des deux types remarqua enfin ma présence, et me jaugea de haut en bas assez rapidement. Visiblement je n'étais pas une menace à ses yeux, et d'un coup de coude alerta son comparse qu'ils n'étaient pas seuls.

- Tu fous quoi l'péquenaud. Tu viens faire chier ton monde, ou t'rincer l’œil ptêt ?! Si t'attends ton tour, j'crois bien qu'tu devrais en choisir une autre, vu l'état qui rest'ra d'elle après qu'on s'soit occupée d'la d'moiselle héhé.

Il me jaugeait, ne serait-ce que pour savoir si j'allais jouer les héros, les justiciers masqués ou si j'allais prendre mes jambes à mon cou. Rien de tout cela.

- Je me suis arrêté car j'ai entendu un nom qui m'intéressait. Hannah c'est ça ?... C'est la chef des bordels, ou quelque chose dans le genre ? Je ne suis pas satisfait des prestations que cette ville offre, et j'aurai deux mots à lui dire à celle-là. Où elle se trouve cette Hannah ?

Les deux me toisèrent de nouveau, avant que l'un d'eux finisse par prendre la parole.

- A la soie sauvage tu la trouveras. Même si j'trouve que les prix par rapport à la qualité sont vraiment abusés. C'est d'venu n'importe quoi cette ville. Mais on s'amuse mieux d'puis qu'elle a arrêté de faire la fouille m*rde. On a plus d'libertés, si tu vois c'que j'veux dire. Faut juste être suffisamment discret pour pas s'faire choper. Si tu vas lui foutre les j'tons, passe lui nos amitiés d'sa part. A six pieds sous terre ce s'rait encore mieux.

- Je n'y manquerai pas. Amusez-vous bien. Je quittais la ruelle en leur tournant le dos, ce qui se passait entre ces trois personnes ne me concernait pas, mais avait quand même eu le don de m'agacer. Tout ceci m'avait remémoré des vestiges de ma servitude que j'aurai préféré oublier. Mais ces deux bouseux n'était que la croûte du problème, me débarrasser d'eux ne changerait rien à la situation, et m'attirerait bon nombre d'ennuis. Désolé fillette, tu devras te trouver un autre justicier, ou le moyen de te défendre seule. Si tu te suicides, nous serons là, de toute façon...

De nouveau dans la rue principale du quartier, je questionnais innocemment les habitants pour connaître l'emplacement de la soie sauvage, et si certains me regardèrent d'un air entendu dont j'avais cure, je finis après plusieurs demandes à me retrouver face à l'établissement en question.

Aucun doute, pour un établissement de joie, il avait de l'allure. Tout le monde ne devait pas avoir les moyens de s'offrir les luxes que la maison proposait, mais je n'étais pas là pour cela. Je pénétrais dans l'établissement, et pus tout néophyte que j'étais y déceler le raffinement et l'intimité que ce genre d'endroits se devait d'instaurer entre le client, et son plaisir aussi fugace soit-il. Arrivé à ce qui semblait être un bar intimiste, je devais au serveur la dénommée Hannah. La réponse ne se fit pas attendre.

- Hannah est une femme très occupée. Si vous n'aviez pas rendez-vous avec elle, faites le, et repassez quand elle voudra bien. D'ici là, soit vous profitez des plaisirs que nous mettons à votre disposition, soit je vous demanderai de partir, sieur.

Voilà une réponse directe et sans ambages. Assez étonnant pour un établissement qui se doit de placer le client comme un roi. Le serveur regarda à l'étage un court instant avant de me fixer de nouveau. Erreur mon petit, grave erreur que tu viens de commettre.

- Je ne tenais pas à paraître intrusif, mais je voulais rencontrer celle dont la renommée n'est plus à prouver. Si elle est si occupée que vous le dites, je prends congé. La bonne journée à vous.

Je m'éloignais vers la sortie, jetant un regard vers le haut pour y découvrir un étage dont on pouvait y accéder par un escalier derrière le comptoir. Probablement les bureaux privés. Ma destination donc.

J'attendis la soirée, quand les ombres devenaient plus encore les alliées des Ombres. Me glisser jusqu'à l'étage fut assez aisé, et ainsi caché dans la pénombre ambiante, il ne me fut pas difficile d'attendre patiemment jusqu'à ce que quelqu'un me désigne celle que je cherchais par son nom.

Une fois seule, je repris une forme humanoïde et me raclais la gorge pour alerter ma présence, ce qui ne manqua pas de faire sursauter la Déchue.

- Je ne vous veux aucun mal, vous l'avez bien compris dès lors que je me suis révélé à vous sans grande discrétion. Je vous demande juste de ne pas crier, ou appeler au secours, ce serait préjudiciable à tous, plus à vous qu'à moi ceci dit.

- Que ... que faites vous ici, comment osez-vous même ?! Si vous venez me dérober, je ne vais pas me laisser faire, et vous n'allez pas vous en tirer aussi facilement !

- Pourquoi me montrer à celle que je voudrais voler, si là était ma réelle intention ? Non, jusqu'à il y a quelques heures, je ne vous connaissais même pas. Mais votre nom est sortie de la bouche d'une jeune femme sans défense qui vend son corps pour vivre, et qui était en train de se faire molester par deux hommes en manque de virilité. Pourquoi ?

Son visage s'assombrit à l'évocation de la scène, mais elle ne se laisse pas démonter pour autant. Elle n'était pas née de la dernière pluie.

- Cela ne vous regarde pas premièrement, et comme la Soie Sauvage est l'établissement le plus reconnu d'Avalon, il n'est guère étonnant que mon nom soit sur toutes les lèvres. Elle se redressa un peu, comme un vestige de sa fierté personnelle.

- Pourquoi sur les siennes, pourquoi à ce moment précis, alors qu'elle se faisait frapper ? Les agresseurs à qui je demandais qui vous étiez pensaient que j'allais vous régler votre compte. Cela les ravissait.

Je la vis soupirer, et une profonde lassitude se dessina sur ses traits fatigués.

- Tout ceci n'est plus mon problème, j'en ai assez de jouer un rôle qui n'est pas le mien. Allez-vous en à présent.

J'éludais son faux souhait de me voir partir, et insistait.

- Votre rôle ? Quel rôle avez-vous dans cette ville ?

- Celui d'être un exemple constamment pour le monde du plaisir. Mais tout le monde en veut toujours plus, tout le monde attend toujours plus de moi, aussi pourquoi aurais-je à supporter un fardeau que je n'ai jamais demandé d'avoir ?

Je la regardais un instant, hochant la tête.

- Je vous comprends plus que vous ne pouvez l'imaginer, croyez-moi. Sans que l'on nous prévienne, sans que l'on nous le demande, nous voilà affublé d'une mission, d'une tâche essentielle pour le bon fonctionnement d'un système, quel que soit sa taille. Une maison de plaisirs, un quartier, une ville, un continent, un monde ...

- Exactement, et j'ai encore la liberté d'y mettre fin. Qu'ils se débrouillent à présent, j'ai assez à faire avec ma propre vie pour m'occuper de celles des autres.

- C'est là où vous vous trompez. Nous avons une destinée, un chemin, une voie qu'il nous faut arpenter, parfois à contre courant de nos propres envies. On aimerait tant s'arrêter au bord du chemin, mais ayez à l'esprit que ça ne sera qu'une pause, pour mieux repartir. Pour diriger ce genre d'établissement, vous devez être une femme de caractère, malgré votre jeune âge, alors prouvez-le aux yeux de cette ville. Par pour eux, non, ils ne le méritent pas, mais pour vous. On salit votre nom, on salit tout ce que vous avez accompli depuis que vous êtes à la tête de la Soie Sauvage. Vous savez comme moi qu'il est bien plus facile de détruire que de bâtir. Avant que tout ce que vous avez accompli ne soit qu'un tas de ruines fumantes, réagissez.

Le regard qu'elle me lança me fit presque me recroqueviller sur moi-même, et je sus que son apparence n'avait rien à voir avec son âge réel. Oups ....

- Je ne sais pas qui vous êtes, pourquoi vous venez m'ennuyer à pareille heure et me faire la morale, mais vous allez foutre le camp de chez moi illico presto !

Je lui rendis son regard, et je sus qu'un déclic s'était déclenché en elle. Elle avait besoin d'un coup de pied au fondement, et le simple fait qu'elle se défoule sur moi avait donné un coup d'accélérateur à sa motivation de ne pas se laisser marcher sur les pieds, par qui que ce soit, encore moins vis-à-vis de ses principes.

- Foutez l'camp d'ici j'ai dit !

Je reprenais le fil de mes pensées, et lui adressais un sourire de convenance. Inclinant la tête, je me téléportais sur dans une ruelle baignée dans l'ombre, disparaissant de sa vue. Et si je m'occupais des deux types ?..