Le regard plongé dans le vide, je toisais sans le voir réellement les teintes chatoyantes du coucher de soleil, semblant pensif. Tenant entre mes doigts le manche de mon épée rangée dans son fourreau, mon emprise se resserra. Mes jointures blanchissaient tandis que ma mâchoire se crispait, comme si on venait de me frapper un coup violent dont la souffrance se propageait sur l’ensemble de mon corps qui tremblait. Je fermai les yeux. Je sentais mon cœur s’affoler, battre de plus en plus vite sur un rythme irrégulier, si fort, tellement fort, comme s’il souhaitait s’arracher de ma cage thoracique. L’esprit agité, je tentais en y plaçant toute ma volonté de me contrôler, de reprendre la maîtrise de moi-même et de résister avant que je craque sous ses assauts incessant qui ne cessaient plus de troubler les barrières que j’avais tenté de bâtir entre lui et moi. Pourtant, je le ressentais, de minute en minute, prendre du terrain, gagner contre ma volonté, contre la force que je m’efforçais de déployer contre lui. Je pouvais même entendre l’écho de son rire se percuter sur les parois de mon crâne, sa voix retentir, de plus en plus forte. Mais malgré cela, je refusais encore de céder, de lâcher prise, essayant de taire ses mots qui me parvenaient, me débattant férocement contre ses griffes qui semblaient me lacérer l’esprit. Ça ne faisait que quelques temps qu’il avait repris de l’activité, qu’il avait brisé son silence après s’être tut depuis longtemps, trop longtemps, à tel point que j’en avais baissé, à tort, ma garde alors qu’il était encore là, qu’il sévissait encore, tapis dans le noir, à attendre patiemment son tour, à attendre patiemment qu’une brèche finisse par s’ouvrir. Et elle était finalement apparue. Il en avait profité sans hésiter, bondissant de ma conscience avec la sauvagerie d’un Démon, au point où, à travers ma surprise, j’avais failli le laisser prendre le contrôle.

Mais j’avais réussi à me reprendre, livrant une bataille acharnée contre lui pour le forcer à reculer cependant, ça n’avait été qu’un affrontement de gagné. Car la guerre faisait toujours rage, plus violente, plus intense, au fur et à mesure que le temps s’écoulait, m’obligeant à chaque fois de déployer de plus en plus d’énergie et de force pour rester en contrôle, pour encaisser sans broncher ses murmures qui ne voulaient qu’immiscer le doute, créer l’ouverture parfaite pour le remporter sur moi. J’étais pris dans les mailles d’un problème délicat, au cœur d’une situation qui ne demandait plus de marge d’erreur, plus d’hésitations, car au moindre infime relâchement, il attaquerait. Et je ne pouvais pas le lui permettre de gagner. Il y avait trop en jeu : trop de personnes à qui je tenais pour abandonner la lutte - en particulier une -  qui me poussait à continuer, à affronter. Je sentais que je me rapprochais du bout de ce cauchemar, pouvant apercevoir une lueur qui brillait au fond de ce tunnel et pourtant, je ne parvenais pas à m’en approcher, à l’atteindre, comme si un mur invisible m’en séparait obstinément, me bloquant toute forme d’avancée. Mais comment pouvais-je le faire tomber? Je me questionnais si souvent là-dessus, mais la réponse demeurait en suspens dans mon esprit, introuvable. Je ne savais même pas par où commencer pour la trouver, je ne savais pas s’il y avait réellement un début. Mais je devais le découvrir. Je devais résister à la maladie, je devais vaincre face au double maléfique, garder le contrôle jusqu’à ce que je comprenne enfin le moyen d’y arriver.

En attendant, j’étais forcé de simplement suivre mon rythme, tenir ma cadence, et l’empêcher d’aller plus vite que moi et de me surpasser, de me dépasser. Je pouvais réussir. « Bouh! » Je sursautai violemment, me redressant d’un coup sec avant de pivoter si brusquement, fourreau en main, que je manquai frapper Chayns avec, qui recula d’un pas chancelant, sourire aux lèvres. « Hé là! Tout doux, ce n’est que moi! » Il fut secoué d’une courte hilarité, sans me lâcher une seule fois des yeux. Mon cœur, qui avait bondi dans mon torse, commençait, peu à peu, à s’apaiser légèrement tandis que je baissais le fourreau que j’avais si violemment tendu vers, le remettant lentement en place sur ma ceinture. « Qu’est-ce qui t’as pris de faire ça? » Sans le vouloir, j’avais pris un ton brusque et cassant, mêlé à une pointe d’énervement mal dissimulée qui n’échappa pas au jeune Fae. Il écarquilla les yeux, paraissant surpris, avant de commencer à s’expliquer : « J’voulais juste m’amu…m’amuser un peu vois-tu. » Son expression, qui avait adopté des traits faussement sérieux, se muta en un large sourire narquois. « Je m’attendais pas à c’que ça marche enfaite. Mais ne le prend pas trop personnel, OK? Ne sois pas fâchéé! » Implora-t-il en pleurnichant.  Je respirai un grand coup, tentant de calmer la tension qui s’accumulait en moi. « Je suis désolé. » Humant par le fait même l’odeur d’alcool qui se dégageait du jeune homme, je soupirai, baissant les yeux pour les figer dans ceux du Fae. Je laissai un court silence s’immiscer entre nous, avant de dire dans un murmure : « Tu as trop bu. » Le sourire de Chayns réapparut mais il n’ajouta rien, allant plutôt s’appuyer contre un meuble de la chambre de l’auberge, le regard se perdant sous les effluves de la boisson qu’il avait ingurgité, passant soudainement du coq à l’âne.  

« Tu devineras pas les histoires qui se racontent ici! » Il fut interrompu par un hoquet qui faillit le faire tomber au sol alors que je me rapprochais, conscient que les paroles qui sortiraient de sa bouche n’auraient sans doute pas le moindre sens, voulant le ramener jusqu’à son propre lit. « Tu dois te reposer… » - « Mais y’a un bateaauu! Av-Avec des voiles! » Me coupa-t-il en faisant un grand geste qui l’amena, cette fois, à s’étaler de tout son long sur la moquette. Je soupirai en me penchant vers lui, prenant son bras pour l’aider à se relever avant de me diriger vers son lit où je le laissai tomber alors qu’il commençait à s’agiter comme un fou, répétant cette même phrase sans interruption : « Un bateaauu! Un terrifiaaant bateaauu! Avec des voiles… … zut, je m’en rappelle paaas!! » - « Tous les bateaux ont des voiles. » J’espérais parvenir à le calmer en lui citant ce fait, mais il eut soudainement un sursaut durant lequel il se redressa, m’agrippant férocement le bras en me toisant avec son regard d’ivrogne, tentant de vouloir paraître sérieux. « Mais j’te dis qu’il y a un bateau bizarre! Aux voiles noires, oui! Fantôme en plus de ça! Avec un équipage qui sème la terreur! Ici, dans ce port! C’est Lucien qui m’l’a dit! À notre… euh…hum… deuxième verre! » J’ignorais quelles histoires circulaient dans les tavernes des lieux mais une chose était certaine, ce n’était sans doute pas après son deuxième verre qu’il avait entendu cette histoire, malgré le fait que le Fae semblait fermement y croire – si tant les paroles d’un homme saoul pouvaient être fiables. Chayns finit par retomber sur ses draps en relâchant son emprise, avant de se mettre rapidement à ronfler, profondément endormi. Je ne tardai pas d’ailleurs à l’imiter, rejoignant mon lit à pas rapides tout en réfléchissant à la portée de ses mots avant de sombrer dans le sommeil avec toutes les pensées retournées vers la maladie psychologique et le problème que mon double maléfique m’imposait, oubliant complètement les histoires du jeune homme à la tignasse bleue.

Peut-être n’aurais-je pas dû d’ailleurs : car le lendemain matin, je fus brutalement réveiller par des cris poussés des habitants du Port en panique : « Le bateau fantôme a encore frappé!! »

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Me levant brusquement du lit, je repoussai les draps qui me couvraient et, à moitié éveillé, m’avançai à grande jambées vers la fenêtre en tassant les rideaux qui, m’exposant soudainement à la lumière, m’aveuglèrent pendant quelques secondes. Légèrement abasourdi, je pouvais entendre les plaintes du lit où Chayns s’agitait s’embarquer sur les hurlements de panique, jusqu’à venir les recouvrir complètement lorsqu’il se mit vraiment à geindre, gesticulant et pestant contre les lueurs qui lui touchaient le visage. « Urgh… C’est quoi cette lumière m*rde! Oh, bordel! J’ai un… mal de chien… au crâne… J’veux dormir… » Je l’ignorai, reculant d’un pas de géant en plissant les paupières pour lutter contre cette sorte de brûlure qui semblait s’attaquer à mes yeux, éclaircissant peu à peu ma vision. Je clignai les yeux à plusieurs reprises, m’avançant très lentement vers le bord de la fenêtre avant d’y jeter un coup d’œil. Je commençais petit à petit à distinguer les détails au travers de la lumière blanche du soleil, observant le chaos qui s’esquissait dans les rues du port. Hommes, femmes et enfants criaient, hurlaient à s’en arracher l’esprit, leurs plaintes s’emmêlant si bien les unes aux autres que les propos qui atteignaient mes oreilles en devenaient incompréhensibles. Cependant, une seule chose semblait être commune à leur peur, à la source de cette panique qui dégénérait, paraissant tous pointé du doigt quelque chose caché parmi la brume qui engloutissait une partie de l’océan. Je fronçai les sourcils, tentant de voir ce qui s’y camouflait en suivant la direction de leurs bras levés, accusateurs, mais de là où je me situais, je ne parvins à rien voir, excluant ces gens qui couraient dans tous les sens.

Je tentais vainement de me souvenir des mots qui m’avaient réveillé, de celle qui avait semblé déclenchée ce chaos, mais, demeurant vagues et flous, je n’y arrivai pas, comme si ça bloquait dans mon esprit. Je serrai les poings, crispant la mâchoire, un peu frustré, sachant que le dernier choix qui me restait à prendre pour comprendre ce qui se passait là-bas était d’y aller moi-même et, si possible, interroger quelques-uns de ces habitants effrayés. D’un mouvement vif, je pivotai vers le lit, ramassant mes vêtements de la veille à vitesse surprenante, m’habillant rapidement. « H-Hé! Tu vas où… comme ça… sans moi? » Chayns s’était levé de son lit et s’étirait, me toisant d’un œil curieux et endormi à la fois, se remettant à grand peine de sa soirée bien arrosée d’hier, frappé par une horrible gueule de bois. « Je vais voir ce qui se passe. Ça ne sera pas long. », Répondis-je sans le regarder en enfilant mon chandail. Le jeune Fae poussa un long bâillement avant de venir couvrir ses oreilles, comme s’il se rendait juste compte maintenant des cris qui parvenaient jusqu’à cette chambre d’auberge. « I-Ils ont l’air d-de s’amuser comme d-des fous… non? », Fut la première chose qu’il trouva en dire en arquant un étrange sourire sur ses lèvres. Je me retournai vers lui. « Je ne crois pas. », Rétorquai-je après qu’une image de ce chaos me soit revenue en tête, écoutant les cris des habitants déchirer l’air. « Ne te rends-tu pas compte que c’est la panique? » Le jeune homme haussa mollement des épaules avant de venir se gratter l’arrière du crâne. « C’est du pareil au même. » Il se craqua le cou. « J’peux v-venir avec toi? » - « Tu devrais plutôt penser à te reposer. » Ignorant éperdument le conseil que je lui avais donné, il commençait déjà à enfiler ses vêtements comme si de rien n’était. « Tu comptes me laisser là et profiter des trucs les plus amusants tout seul? Il en ait pas question. » Chayns paraissait soudainement avoir eu un regain d’énergie, comme si sa gueule de bois s’était déjà évaporée. Je croisai les bras.

« Ce qui se passe là-bas n’est pas amusant. » Il arqua un sourire carnassier. « Pour moi, si. » Je me penchai pour ramasser mon épée, sachant d’avance que le jeune homme aux cheveux bleus ne lâcherait pas le morceau de sitôt. « D’toute façon, tu auras certainement besoin de mon aide. » - « Pourquoi dis-tu ça? » À l’aide de ses doigts, Chayns arrangea sa tignasse azure en bataille, son sourire s’élargissant plus encore. « Je connais plein de trucs à propos du bateau fantôme. » Je poussai un soupir de lassitude. « Tu ne vas pas recommencer avec cette histoire. », Lui répondis-je en empoignant mon arc. « Recommencer quoi exactement? Pourquoi tu crois que tout ce beau monde panique à ton avis? » Il avait gagné un point : je n’en avais aucune idée. Haussant des épaules, j’ouvris la porte en grand avant de m’arrêter à son seuil. « Je l’ignore. », Avouai-je en le regardant droit dans les yeux. « Je ne sais pas quoi en penser, sur tout ça, mais, je suppose que, pour le moment, aucune piste n’ait à écarter. » Et le fait était que je n’avais rien qui puisse prouver que son allégation était fausse, renforçant ce besoin de réfléchir à toutes les possibilités qui s’offraient à nous. « Donc tu t’es décidé à croire en son existence? » - « Pas vraiment. » Je marquai une légère pause. « Mais si tu penses qu’il s’agit vraiment de ce navire, autant commencer par là. » Alors que je pensais que son sourire ne pouvait plus s’agrandir davantage, Chayns me prouva le contraire. « Tu acceptes que je vienne avec toi alors? » Lentement, j’hochai de la tête. Je ne savais pas encore si c’était une bonne idée mais, tant pis : le mal était déjà fait. Le Fae poussa un cri victorieux, me rejoignant à toute vitesse près de la porte. « Génial! Mais j’t’avoue que mes souvenirs sont un peu flous… » - « Alors concentre-toi sur ça. », Lui conseillai-je avant que nous nous mettions à dévaler les marches qui menaient au rez-de-chaussée, ouvrant brutalement la porte de l’auberge qui nous emmena pile au centre du chaos. Ici, les hurlements retentissaient avec une force inégalée, y allant de cris de peur à cris d’indignation qui fusaient de tous les côtés. « C’est lui! C’EST LE BATEAU FANTÔME!! » - « Par tous les Dieux! On m’a volé ma marchandise! » - « C’est cet équipage maudit! Ils m’ont tous pris aussi! » Les accusations semblaient pleuvoir tant il y en avait, intarissable, revenant toujours à ce fameux navire. Leurs doigts pointaient d’ailleurs tous cet objet immobile enveloppé dans la brume tandis que je voyais désormais une forme sombre flottée sur l’eau, inquiétante. « J’te l’avais dit non? », Lança Chayns qui ricanait en faisant voyager son regard sur le port. Je ne comprenais pas où il trouvait le plaisir dans cette situation de crise générale. « Tout ça, c’est à cause du méééchant bateau fantôme! »

Et, ni plus ni moins, il s’en alla, rejoignant une jeune femme – possédant une certaine beauté – qui était tombée en larmes avec un sourire que, je le devinais sans peine, n’avait que pour seule intention de se faire séducteur. Prévoyant d’avance la suite de ses actes, je le suivis à grands pas, le rattrapant assez rapidement, écoutant les cris de détresses et de peur qui s’échappaient des lèvres de la Brune, répétant inlassablement que son fils avait disparu et suppliant qu’on lui vienne en aide pour le retrouver. Mais au cœur de ce chaos qui battait à plein régime, ce fut à peine si les gens qui passaient autour d’elle remarquait sa silhouette, à genoux, pleurant pourtant comme une Banshee. C’était presque comme si elle était devenue invisible aux yeux de tous, ne remarquant même pas l’homme qui s’approchait de sa position, étant trop préoccupé par les futures intentions de Chayns pour porter attention à quoique ce soit d’autre. Ainsi, ce fut le Fae qui vit en premier l’Elfe courir vers nous, proposant avec spontanéité son aide. Le jeune homme aux cheveux bleus ricana. « Bah tiens, un autre bonhomme aux oreilles pointues. » Il s’avança vers lui, tendant sa main avec un grand sourire collé aux lèvres. « Moi, c’est Chayns, content de te connaître! » Il n’avait aucune gêne, même en face à un inconnu. Que cherchait-il à obtenir exactement? J’arrivai presque aussitôt à ses côtés après avoir jeté un dernier regard vers cette femme en pleurs. Je voulus m’excuser du comportement du Fae, mais il ne m’en laissa jamais la chance.


« Ça, c’est Ezechyel – c’est un Elfe en passant. J’suis certain que vous allez bien vous entendre. », Poursuivit-il en s’adressant sur un ton familier. « C’est une jolie chouette que t’as là! » Il prit une voix enfantine. « Ça te dirait qu’on vienne avec toi? On veut aussi se rendre sur ce bateau. » - « Vous… vous allez vraiment retrouver mon Edgar? », S’exclama brusquement la femme sans me laisser l’occasion d’ouvrir la bouche. Le jeune homme aux cheveux bleus se retourna. « Bien sûr! On le retrouvera en moins de deux! », Répondit Chayns, incontrôlable. La femme esquissa un sourire, semblant aux anges. Le temps semblait s’accélérer tant tout se déroule si vite. « S-Si vous avez besoin d’un bateau, mon mari en a un. » - « Génial! » - « J… Je vais vous y emmener. » Prenant doucement le Fae par le bras, je lui demandai en chuchotant : « À quoi joues-tu? » Il m’envoya un sourire qui paraissait presque fou. J’eus soudainement un mauvais pressentiment. « À rien, pourquoi? Ça te tente pas d’aller sauver cet enfant? » Il connaissait déjà ma réponse. « Que le plaisir commence… »

Après tout, n'était-ce pas qu'un autre jeu?

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Lui esquissant un léger sourire désolé, mon regard se porta brièvement sur le dos du Fae qui s’éloignait aux côtés de la femme avant, peu après, sur l’Elfe, ne sachant pas vraiment comment réagir au-devant de la situation. J’hésitais entre me sentir gêné ou être indigné à l’égard de l’homme aux cheveux bleus après le spectacle qu’il avait offert. « Je m’appelle Ezechyel. », lui dis-je finalement sur un ton posé à l’inverse de la confusion de mes sentiments qui se bousculaient dans mon esprit. Je pouvais encore ressentir le malaise laissé derrière le passage de Chayns flotter au-dessus de nous. « Je suis navré que nous nous soyons rencontrés de cette manière. Et oui, je le connais. » Peut-être pas aussi bien que je le croyais pourtant. Mais j’en connaissais assez pour affirmer – en me rappelant des quelques occasions passées en sa compagnie – et pour comprendre que « survolté » n’était sans doute pas l’adjectif recherché pour le décrire convenablement. Il était beaucoup plus que ça, pire que ça j’osais même penser. « Ce n’est pas à tous les jours qu’on croise le chemin d’une personne aussi… » Moi-même était incapable de trouver un terme adéquat pour le cerner. « …Extravagante, c'est vrai, mais vous n’êtes pas au bout de vos surprises, croyez-moi. » Ce n’était pas réellement une mise en garde, mais ma voix était pourtant devenue plus sévère en prononçant ces mots. Pour dire vrai, il y avait eu un… quelque chose… qui m’avait perturbé dans son attitude, un détail qui, bien évidemment, m’échappait complètement. Je n’avais pas à mettre le doigt dessus mais, c’était comme si Chayns avait volontairement tenté de me provoquer avec ces sarcasmes avant de se raviser brutalement en paraissant se préoccuper sincèrement du sort de l’enfant enlevé – à l’opposition extrême de l’attitude qu’il avait adopté rien que quelques secondes plus tôt. J’avais refusé de m’embarquer dans son jeu et répondre à sa provocation mais, malgré tout, je restais incapable de me défaire de cette étrange impression que, durant notre échange, je m’étais adressé à une personne totalement différente sans que Chayns lui-même s’en soit rendu compte – c’était difficile à expliquer.

Cependant, les hurlements et les cris de détresse qui tonnaient en continu me rappelèrent rapidement la priorité à l’encontre des événements qui s’enclenchaient, accélérant le rythme de mes pas en évitant de justesse une collision contre une femme paniquée qui courait dans tous les sens. À plusieurs reprises, je m’assurais que l’Elfe suivait toujours la cadence en demeurant à ma hauteur, plantant mon regard sur la masse de cheveux bleus du Fae pour ne pas le perdre de vue au cœur de la foule agitée. J’étais légèrement exaspéré que Chayns ait décidé de prendre l’initiative, seul, de s’embarquer dans ces histoires en entraînant au passage Aeglos mais, au bout d’un moment de réflexion poussée, je me fis peu à peu à l’idée, répétant inlassablement dans ma tête que cet enfant – et la peur qui sévissait parmi la population – devaient être sauvé. Et vite. L’heure tournait et malgré mon visage impassible, je craignais que le jeune garçon n’ait pas autant de temps en sa possession, prisonnier de ce mystérieux équipage fantôme. « Dépêchons-nous un peu plus. », marmonnais-je à Aeglos. Je n’avais pas le souhait de lui forcer la main, mais nous n’étions jamais sûrs : alors autant prendre quelques précautions supplémentaire juste au cas où. Les quais de bois et les navires amarrés se dessinaient doucement à l’horizon, flottant paresseusement sur l’étendue d’eau. L’Elfe, qui se tenait à mes côtés, souleva soudainement une question qui, sans me surprendre vraiment, me fit prendre conscience que je n’y avait même pas pensé, mes réflexions sur la situation et le moyen d’aider cet enfant ayant englouti celles qui nous permettraient d’y arriver. « Voyons s’il n’y aurait pas quelqu’un qui voudrait nous aider. Je dois admettre que la navigation n’est pas mon fort également. » - « Ça ne sera pas nécessaire. », intervint la femme qui, brusquement, venait d’apparaître devant nos yeux, talonnée par Chayns qui, étrangement, ne pipait pas un mot, se contentant simplement de sourire narquoisement – ou avec folie, je ne saurais exactement l’affirmer – les bras croisés.

« Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, mon mari est capitaine d’un navire et… » - « Arietta! » Un homme à la taille imposante s’était approché à toute vitesse dans notre direction, serrant affectueusement les doigts de sa femme dans sa large paume. « Qui sont ces gens? », lui demanda-t-il de sa voix grave. La femme s’embarqua aussitôt dans une longue et confuse série d’explications, les yeux baignés de larme qui n’en finissaient plus de couler sur ses joues pâles, s’accrochant à son mari pour éviter de s’effondrer au sol. « Je vois. » L’inquiétude qui l’assaillait lui ravageait complètement le visage, mais il n’hésita pas à proposer son aide en nous offrant, entre autre, son propre navire pour nous permettre d’atteindre le bateau fantôme qui, stationné sur la mer, se camouflait derrière son épais rideau de brume. Je m’inclinai devant le dénommé William, reconnaissant envers son geste, sans cesser de songer à ce petit garçon livré à lui-même sur ce navire maudit – selon ce que croyait la population locale. « Merci infiniment. » - « J’ai l’intention de tout faire ce qui est en mon pouvoir pour sauver Edgar. J’avais déjà commencé les préparatifs pour aller le chercher, mais Arietta était si inquiète qu’elle a insisté à chercher de l’aide supplémentaire pour le sauvetage que je m’apprêtais à entreprendre. Mais avoir plus de bras en cette situation n’est pas plus mal. »

Il échangea un court baiser avec Arietta en essuyant au passage les larmes qui souillaient ses joues creuses. « Ne perdons pas plus de temps. Allons faire lever l’ancre de ce navire qui me rend si fier! » William prit la tête de notre groupe en nous invitant à le suivre sur l’embarcation de taille moyenne et usée. « Mon bateau est peut-être vieux, mais il est encore capable de braver les pires tempêtes! » , affirma-t-il avant de se mettre à beugler ses ordres. « Sentez-vous confortable de vous promener là où vous le désirez. Atteindre ce bateau maudit risque de prendre un peu de temps. » Et il s’éloigna sans ajouter un mot. Le regard porté vers l’horizon, je ne pouvais plus détacher mes yeux de la forme brumeuse qui paressait un peu loin, grugé par l’inquiétude de ne pas pouvoir en faire plus. J’avais à peine remarqué que Chayns s’était volatilisé. « Je suis désolé si Chayns vous a forcé la main. », lançai-je à Aeglos en pivotant vers lui. Je savais que ce n’était vraiment pas à moi de m’excuser mais le concerné en personne et pourtant, je n’avais pas pu m’empêcher de le faire. Peut-être était-ce parce que je savais aussi que le Fae ne le ferait jamais de sa propre initiative? « Je n’aurais jamais pensé qu’il vous embarquerait, comme ça, dans ces histoires, mais si vous ne vous sentez pas confortable avec la situation, n’ayez pas peur de le dire. » Aeglos ne me semblait pas peureux ou manquant d’altruisme, mais je tenais à entendre la réponse de sa propre bouche pour être entièrement fixé sur le choix qu’il prendrait.

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HRP:

Chayns vagabondait en sifflotant un air joyeux, qui contrastait à l’ambiance sombre et lourde qui dominait le pont de la modeste embarcation, abordant un petit sourire en coin. Voletant jusqu’à un groupe de marins, il se posa sur un sceau, profitant de sa taille originelle pour épier sa seconde conversation. Il croisa les jambes en tailleur, s’agrippant au bord de son siège de fortune afin d’éviter de tomber. « J’te jure! Une fois qu’ils t’capturent sur leur navire, on en sort plus jamais! Ces créatures d’ malheurs corrompent l’âme d’leur victime pour qu’elle devienne l’un des leurs! » Le Fé se retenait de ne pas éclater de rire. Sérieux, ces gars devaient voir la tête qu’ils faisaient : avec leurs yeux exorbités et leur bouche ouverte en " o ", ils ressemblaient à des poissons. Certes, des poissons plutôt gros, mais des poissons quand même. Quoi qu’il en soit, les récits de ces marins, c’était du gros n’importe quoi. Mais ça restait assez marrant de les écouter y aller, à toujours rajouter leur grain de sel dans l’histoire d’un autre. « On raconte que ce navire aurait appartenu à des pirates, qui auraient fait naufrage avec un trésor sacré. Et depuis, les Dieux leur interdisent le passage vers le royaume des Morts, condamné à errer de mer en mer sans avoir droit au salut! » - « Douce Aylidis! Le capitaine croit vraiment avoir une chance de sauver son fils des griffes un équipage maudit? » L’Illuminæ se redressa lentement. Battant doucement des ailes, il vint se poster près de l’oreille du plus rondouillet : « Bouh! » Ce dernier sursauta comme un lapin, sous les regards médusés de ses deux camarades, qui toisaient la petite forme lumineuse se tordre de rire en reculant légèrement pour éviter de se manger un coup par les grands gestes de panique de celui qu’il avait effrayé. « Vous savez les gars, on dit aussi que ces pirates maudits sont friands de chair humaine. » Méfiants, le Fé nota pourtant le visage d’un marin pâlir, comme s’il nourrissait un doute que ce soit la vérité. « Ils ne sont plus vivants. P-pourquoi auraient-ils besoin de manger? » Amusé, le jeune Illuminæ leur envoya un clin d’œil. « Les Sans-Âme aussi étaient presque morts, mais ça ne les a jamais empêché de s’en donner à cœur joie, non? Pourquoi ces pirates n’auraient pas l’droit d’en faire autant? » Puis, revêtant soudain un air blasé et ennuyé, le jeune homme fit demi-tour, retournant auprès d’Ezechyel qu’il avait laissé près de la rambarde. « Ce voyage est d’un ennui… » Soupira-t-il en se laissant glisser sur l’épaule de l’Elfe. Pourtant, le paysage qui se dessinait au fur et à mesure que l’embarcation progressait, changeait – certes petit à petit – pour un décor glauque et brumeux, qui lui donnait quelques frissons, même s’il restait incapable de cerner la réelle portée du danger à venir. Mais ces sensations désagréables ne faisaient que renforcer l’adrénaline qui pompait dans son sang, et au final, ça l’incitait à venir avec des idées incohérentes – comme si ça lui arrivait vraiment de réfléchir – sur ses prochains actes. Son sourire s’élargit, alors qu’il quittait son " perchoir ", l’air faussement innocent. « C’est pas contre toi mec, mais j’pense prendre un peu d’avance. » - « Tu ne comptes pas… » Sans un mot, le Fé vola par-dessus la rambarde sans laisser le temps à Ezechyel de terminer sa phrase, puis se dirigea vers le supposé navire fantôme, dont ses grandes voiles noires qui claquaient au souffle glacé du vent, se dissimulaient à peine derrière le rideau de brume.

––

J’aurais voulu retenir Chayns sur le bateau de William, mais le Fé était parti avant même que j’aie pu esquisser le moindre geste. J’exhalai un soupir de lassitude, m’excusant auprès de mon interlocuteur pour me rapprocher de la rambarde, où je fixai la minuscule silhouette de l’Illuminæ s’éloigner, pour mieux se rapprocher du navire stationné un peu plus loin. Les sourcils froncés, je tentais de comprendre les intentions qui avaient poussé le jeune homme à partir, comme ça, sans savoir ce qui le guettait réellement, renonçant rapidement à chercher la raison dans ce qui –à prime d’abord –n’en possédait pas. Je n’étais jamais parvenu à cerner avec précision le Fé, tant ses réactions avaient toujours été imprévisibles, changeant au gré de son humeur, et décidément, ce n’était pas près de changer. Et pourtant, malgré tout, je m’inquiétais vraiment de ce qui pouvait lui arriver, incapable d’étouffer ce mauvais pressentiment qui me serrait la gorge : après tout, il savait comment s’attirer des problèmes, surtout quand ceux-ci n’étaient pas nécessaires. Un second soupir franchit la commissure de mes lèvres, alors que je notais les changements lents, mais certains, de l’environnement. Le vent giflait mon visage, de plus en plus fort, aussi froid et hostile que celui qui régnait au cœur des montagnes, sans compter ce brouillard opaque qui s’épaississait à chaque avancée du bateau, troublant ma vision, et les vagues violentes qui, se fracassant sur la coque, produisaient quelques craquements inquiétants. Même les marins qui s’affairaient à leur tâche sur le pont étaient de plus en plus nerveux, et les histoires – toujours plus sinistres que les précédentes – ne tardèrent pas à sortir des lèvres, répandant une vague de terreur incontrôlable. Malgré les maints efforts du capitaine à maintenir un semblant d’ordre au sein de son embarcation paraissait aussi stresser que le reste de l’équipage, gardant constamment les lèvres pincées sans oser les desserrer. « Nous arrivons bientôt. » M’annonça-t-il en contemplant distraitement l’horizon. Il semblait… irrité. « Est-ce qu’il y a un problème? » William se retourna lentement vers moi. « J’en ai bien peur. Il soupira. Il y a une rumeur inquiétante qui circule sur le bateau, comme quoi les créatures qui ont kidnappé Edgar se nourrissent aussi de chair humaine. Ce n’est qu’une histoire, mais mes hommes sont terrorisés et du coup, ils refusent de se rendre plus loin. » Ce fut à mon tour de soupirer. « Je suis désolé, mais il va falloir qu’on serve d’une barque de secours et ramer jusqu’à ce navire fantôme. » - « Nous allons perdre un temps précieux. » - « Je sais, mais a-t-on vraiment le choix? C’est ça, ou abandonner Edgar : et je refuse de laisser mon fils aux mains de ces barbares! » … De toute façon, ma décision était déjà prise. « Allons-y. » Nous ne pouvions pas nous permettre de traîner plus longtemps.

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