Soirée Festive

Lieu de Chef

« Lève-toi gros dormeur ! » Une main secouait le corps du proscrit avec vigueur. Un grognement s’évada de ses lippes entrouvertes. Il avait tout, sauf la volonté d’ouvrir les yeux. Le jour devait être à peine levé et son corps lui paraissait trop endolori. Eliott s’acharnait à l’éveiller et il la repoussa à l’aveugle. Ils avaient passé la nuit dehors, dans le confort bien relatif d’un peu de foin et quelques couvertures glanées au cours de leur périple. L’ange s’était lovée contre lui toute la nuit, se réchauffant comme elle le pouvait. Un pincement irradia une douleur dans tout son être. « Eliott, bordel ! » Ses prunelles céruléennes se descellèrent et il contempla la voute céleste azurée au-dessus de lui. Dépourvue du moindre nuage, l’astre solaire étendant ses rayons rassurants sur le monde. L’ingénue à ses côtés l’observait de ses grands yeux curieux, un sourire indicible aux lèvres. « Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? Nous ne sommes pas pressés ! J’ai besoin de dormir moi. Je n’ai pas arrêté ces derniers temps. » En lui, vibraient les reliquats de la coupe des nations. Sa jambe avait cessé de le harceler de maux, mais les affres psychologiques demeuraient. Ancrés en lui. Il repoussa la couverture rugueuse et s’assit lentement. Le paysage s’étendait, lointain, promesse de moultes péripéties fascinantes. « Justement, c’est aujourd’hui Vald. » L’exilé s’arracha à sa contemplation muette et tourna un sourcil arqué en direction de sa compagne. « De quoi tu parles ? » Elle leva les yeux au ciel et se pencha vers lui. « La fête ! Celle du village à Bouton d’Or ! » Les lippes du damné s’entrouvrirent légèrement, puis s’étirèrent. « Ah ! Enfin quelque chose d’intéressant Eliott ! Un peu de bière ne me fera pas de mal après tout ! » Un toussotement le rappela à la douce réalité. « Vald. Tu passes ton temps à boire de la bière, dés que tu en as l’occasion. » ; « Plus depuis quelques temps. » Un long moment, empreint dans un mutisme introspectif, ils s’observèrent. Depuis sa rencontre avec Patience, beaucoup de choses avaient changé. Il s’était peu à peu défait de l’emprise de son géniteur et respirait enfin. Mais son labeur n’était pas achevé pour autant. La djinn avait fait céder quelques barrières, mais elle n’était pas toute puissante. Des reliques de son lien avec son incube de père subsistaient en lui. Pernicieuses. « C’est vrai. » La stance avait fini par tomber et Eliott caressa distraitement le bras tatoué du réprouvé. « Nous ne sommes pas loin de Bouton d’Or, il nous serait aisé de rejoindre le village… A moins que tu ne veuilles pas ? » Pour toute réponse, l’exilé se leva d’un bond, presque entièrement nu, il fit face à l’horizon. « Il faudrait me tuer pour que je n’aille pas participer à une soirée remplie de bières ! » Ronchonnant dans son coin, Eliott entreprit de plier les affaires qu’ils avaient entassées, tandis que Vadim s’habillait. Il cingla l’arme du temple dans son dos et se tourna vers l’ange, un sourire aux lèvres. « Je suis prêt. » Elle acquiesça et il chargea leur modeste sac sur ses épaules, avant de prendre le sentier qui longeait leur étendue d’herbe.

Les chevaux coûtaient trop cher et Vadim était pauvre. Un véritable réprouvé. Sa participation à la coupe des nations n’avait pas arrangé les choses et il devait lutter pour se nourrir et se loger. Parfois, il profitait d’un service rendu pour obtenir gite et couvert à l’œil. Lorsqu’ils avaient rejoints la citadelle blanche, un mois plus tôt, Eliott avait su tirer partie de la bonté de sa race pour obtenir des appartements, le temps de leur séjour. Le proscrit se souvenait avec amertume de ce passage. Les regards courroucés et belliqueux des ailés immaculés l’avaient poussé à rester sagement dans sa chambre tout le long de leur halte. La marche à pied était salvatrice, vivifiante mais, ô combien exténuante. Eliott peinait à suivre son allure, malgré l’absence d’encombrements et Vadim tanguait rapidement sous le poids de son arme et paquetage. Malgré tout, il n’aurait manqué la fête pour rien au monde. Une fois par an, les réprouvés se réunissaient et faisaient résonner chants et choppes de bière sur les tables. C’était un peu d’innocence, de liberté dans leur océan de misère et de rejet. Il ignorait si Eliott serait acceptée au sein de festivités, mais il ne doutait pas qu’elle l’attendrait dans le cas contraire. Elle ne le priverait pas d’un peu de gaieté, pas après les évènements de la citadelle blanche. Ils faisaient route en silence, préservant leurs forces et se laissant envahir par la beauté des paysages. Il n’était pas encore midi, au vue du soleil qui trônait encore sur la droite. Quelques pavés jonchaient le sol, témoignant de leur approche d’une ville. Leur destination leur tendrait bientôt les bras. Il avait hâte de déposer ses possessions et s’asseoir un instant. Il ne fallut que quelques minutes pour distinguer les premières chaumières et les lippes du réprouvé s’étirèrent de soulagement. « Nous voilà enfin arrivés ! » Ils passèrent les premières demeures et l’agitation en devint palpable. Les hères s’affairaient dans de grands gestes. Chacun indiquant à l’autre ce qu’il devait faire. Vadim avisa les quidams et se tourna vers Eliott. « Je vais aider à la préparation ! Toi, prend les affaires et trouve nous un endroit agréable. Il doit nous rester de quoi payer une petite chambre dans les fonds de poches. » L’ange acquiesça d’un mouvement de tête et se mit sur la pointe des pieds, déposant ses lèvres sur la joue de son ami. « Ne te surmène pas trop, quand même. » Le proscrit se déchargea et la jeune femme prit tant bien que mal leurs possessions communes. Il s’était séparé de son arme. Elle lui serait inutile et se révèlerait plus gênante qu’autre chose. Vadim avança vers un groupe de femmes qui semblaient se concerter et prendre les décisions les plus importantes. « Besoin d’aide ? » Quatre paires d’yeux se tournèrent vers lui et le jaugèrent de pied en cape. « Avec plaisir ! Prend une faux et va aider aux récoltes de houblon, on en aura besoin pour la bière. » De bonne grace, il lâcha un rire. « Le houblon ? Ca me plait. » Il s’avança vers un présentoir et en tira une faux ornée d’un manche de bois sombre. La plaçant sur son épaule, il reprit le chemin qu’il avait emprunté à son arrivée et prit la direction des champs.

Il connaissait le chemin. Ce n’était pas la première fois qu’il aidait ses congénères. Ni la première fois qu’il participait à cette célèbre fête. Il appréciait cette ambiance, cette euphorie et ce partage qui n’existait qu’en de rares instants chez les membres de sa race. Pour une fois, pour une journée, ils pouvaient être tous ensemble, unis et à l’abri de leurs démons. Les champs s’étendaient à perte de vue, jonchant le sol de couleurs diverses et variées. Le réprouvé avança vers quelques ersatz de sa personne et avisa le houblon qui le tendait les bras. Il était temps de se mettre à l’œuvre. Il porta un premier coup, puis un second et le geste devint machinal. Bien loin de l’expertise d’un paysan, il fauchait avec lenteur, tentant de ne pas abimer les feuilles. Des femmes passaient parfois parmi les hères leurs tendant des hanaps emplis d’une eau fraiche et revigorante. Elle était la bienvenue. Le soleil n’hésitant pas à les marteler à mesure que chacun coupait le précieux houblon. Les minutes, puis les heures s’étiolèrent, infinies. La tâche était pesante, difficile et éreintante. La mélopée de la lassitude se développait autour d’eux, mais la promesse de la grande soirée les rappelait rapidement à l’ordre. Ils devaient rendre hommage aux leurs. Honorer leur race du mieux qu’ils le pouvaient. Vadim s’interrompit un instant, jaugeant les quelques quidams autour de lui. Ils n’étaient pas si différents de lui. Bien que, chez certains, les faciès soient bien plus marqués par la dualité qui se jouait en chacun d’eux. Le proscrit avait été chanceux. Il conservait une apparence tout à fait normale, ce qui se faisait rare chez les bâtards d’ange et démon. Soupirant en lorgnant tout l’activité qui lui restait à accomplir, il lança de nouveau sa faux et poursuivit jusqu’à ce que ses muscles demandent grâce.

Un voile obombra le monde et un gargantuesque chariot parvint jusqu’aux travailleurs, qui épongeaient maladroitement leur sudation. La libération était enfin venue. Ils aidèrent les nouveaux venus à charger les récoltes et, sans un mot, repartirent vers le village, le sourire aux lèvres. Après le labeur, venait la détente. Une détente bien méritée qu’ils allaient tous prendre à bras le corps. Lorsqu’ils passèrent l’entrée, deux hères vinrent à eux et attachèrent des bracelets à leurs poignets. « C’est pour vous balader tranquillement sans payer les activités. N’oubliez pas, la bière est gratuite ! » Des cris répondirent à la tirade. La bière était décidément le ciment de cette race. Avançant à travers la foule, Vadim partit en quête d’Eliott. Le village avait doublé de population en l’absence des travailleurs. Un brouhaha fait de chants et de musiques diverses s’était étendu dans toute la ville. Il n’y avait rien de plus plaisant que cette ataraxie tant méritée. Des stands s’étendaient partout, dévoilant bon nombre d’activités prometteuses. L’ange semblait invisible. Peut être était-elle restée à l’auberge. Elle était épuisée à leur arrivée et les soirées de beuverie n’avaient jamais été son fort. Une main happa Vadim à son passage près d’un stand. « Camarade ! Il est temps de boire ! » Il reconnut l’un des quidams qui avait fauché à ses côtés. « Vath morok ! » On l’assit sur un tabouret et l’agar prit place face à lui. Il avait les cheveux longs et une barbe broussailleuse. Le seul signe indiquant une paternité démoniaque était le cinabre de ses prunelles. Malgré ses traits disgracieux, il paraissait affable et bienveillant. Cinq choppes furent placées devant chacun d’eux et un cercle se forma après quelques instants. « Sodden ! Sodden ! Sodden ! » Les hères émettaient des bruits de tambours avec leurs pieds et frappaient du poing sur la table, encourageant les deux concurrents. Tous deux portèrent leurs phalanges au premier récipient. « Sodden ! » Les prunelles se croisèrent, leurs lippes s’étirèrent. « Haas ! » ; « Haas ! » Et ils portèrent goulument la choppe à leur bouche, la vidant aussi vite que possible. Dés qu’une pinte était achevée, ils enchainaient sur une autre, jusqu’à ce que toutes soient achevées. « Tlheil ! » Le cri de Vadim avait retenti avant celui de son acolyte. La foule acclama le vainqueur et le vaincu l’étreignit dans ses bras puissants. « Tu ne manques pas d’entrainement à ce que je vois ! » ; « La route forge les hommes mon brave ! » Un rire guttural s’échappa du réprouvé et il prit congé, prétendant avoir remarqué une femme digne d’intérêt.

L’alcool agit rapidement sur ses réflexes et sur sa façon d’observer le monde. Vadim vogua entre les stands, ingurgitant quelques verres de spiritueux supplémentaires, défiant un congénère à l’occasion. Sa plus grosse erreur fut de prendre au bras de fer, son camarade de fauchage. « T’es sûr de vouloir faire ça ? » ; « Totalement sûr ! Gowno. » Le rire du réprouvé résonna et il tapa sur sa poitrine. Au moins, il était doté d’humour et n’avait pas pris la mouche devant l’insulte. « Rovhul. » Les lippes du proscrit s’érigèrent en un sourire et le bras de son congénère s’abattit. A partir de ce moment, il n’avait eu de cesse de masser son muscle rendu douloureux par la force du colosse. Il se sentait bien honteux de s’être cru à ce point supérieur. Il errait à présent dans le dédale de luxure et ressentait le poids de l’alcool battre en lui. La soirée avançait rapidement et quelques hères s’étaient retirés ou comataient sur le sol, la bouche entrouverte ou dans un sceau. L’exilé s’assit sur un tonneau et tira une cigarette de sa poche. Sa tête tournait violemment et il avait atteint depuis bien longtemps son seuil de tolérance. Sa fumée s’exhala dans les airs en un méandre opaque. Le tabac apaisa son tournis. Il était temps de rentrer. Le lendemain serait difficile, il en était parfaitement conscient. Son comparse apparut, la barbe ruisselante de bière et la chevelure collant à ses tempes. Il l’avisa de ses prunelles carmines. « Eave fahdon ! » Un sourire sardonique aux lèvres, il happa le damné qui ne songea pas à se débattre. Il le plaça sur une chaise et de nouvelles choppes se posèrent devant lui. La soirée n’était pas terminée. Le serait-elle avant la fin de la nuit, il l’ignorait. Mais il la savourait jusqu’au bout.

On martelait dans sa tête. Il le sentait. Un tambourinement incessant et exténuant. Un œil s’ouvrit, s’extirpant de la léthargie imposée par son corps. Sa bouche était pâteuse, son bras était douloureux. Il se sentait mal. Très mal. Mais une euphorie latente persistait en lui. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Il avait perdu quelques vêtements dans cette affaire. A ses côtés, gisait son compagnon de beuverie, enserrant avec amour un tonneau vide. Les évènements étaient flous, mais nuls doutes que cette fête resterait gravée dans leurs esprits. Baillant ostensiblement, Vadim se leva. Il avait égaré son haut et l’une de ses bottes. Un rire incoercible s’évada d’entre ses lèvres. Eliott allait être ravie.