a) Enfance

« Mademoiselle Séléna ! Ce n'est pas à vous d'être servie ! Veuillez attendre ! ». La voix sèche de la préceptrice avait retenti depuis l'autre bout de la table. La petite fille fit une mine boudeuse. Ce n'était pas juste ce tour de table ! Il n'y avait aucune logique à cela, hormis celle d'embêter les employés de maison. Baissant les épaules, elle les releva juste après avoir senti le regard accusateur de la femme se poser sur elle. « Qui ici peut me réciter la règle de service ? » demanda l'austère vieille fille. Rose leva la main, encouragée dans son initiative par Mademoiselle D'Aubervilly. « Les femmes sont servies en premier, de la plus vieille à la plus jeune. Ensuite, c'est au tour des hommes, le service suivant cette même règle. ». « Bien. Et pourquoi ? ». Samuel sourit, murmurant à Séléna. « Capable de dire que c'est pour rappeler aux domestiques qu'ils sont inférieurs ? ». La Rehla leva le doigt. « Oui Séléna ? ». « Je pense que c'est pour rappeler aux domestiques qu'ils sont inférieurs... ». Le silence s'installa, l'enfant continuant. « Franchement, je ne vois pas pourquoi sinon. Ce serait plus simple s'ils se contentaient de faire un service en tournant autour de la table. Là ils font pleins de déplacements. C'est ennuyeux et ça me donne le tournis. ». La vielle fille se redressa sur sa chaise, ses muscles tendus au possible. Samuel et Séléna crurent un instant que la veine qui venait d'apparaître sur la tempe de Mademoiselle D'Aubervilly allait exploser. Pourtant, la femme faisait preuve d'un contrôle parfait. Au lieu de hausser le ton, elle se contenta de fusiller l'enfant du regard, répliquant presque du taque au taque. « Je vois que vous vous sentez au dessus de l'étiquette. Puisque vous n'avez aucune tenue, mademoiselle, vous serez privée de dîner. ». Séléna soupira, se disant qu'elle serait sans doute bonne pour faire quelques prières ce soir. En réalité, elle faisait toujours semblant. Elle n'avait pas envie de porter un culte à des personnes qu'elle ne voyait même pas et qui ne venaient pas l'écouter. La blondinette chuchota à Samuel. « Capable de lui demander pourquoi elle n'a pas de mari ? ». « T'es folle, elle va me tuer... ». « Pff t'es franchement nul. ». « Bon d'accord... ». Samuel savait qu'il risquait gros. La préceptrice n'avait aucun sens de l'humour, contrairement au jardinier. « Madame ? Je me demandais... Pourquoi vous n'êtes pas mariée ? ». L'enfant fit une mine intéressée. Les autres baissèrent la tête. « Les femmes de pouvoir effraient souvent les hommes, mon cher. » dit la concernée. « Ah d'accord... ». La Rehla fixa la préceptrice. Qui était-elle pour se permettre une telle réflexion ? Et puis... « Qu'est ce que c'est une femme de pouvoir ? » demanda-t-elle. La vieille femme fixa Séléna, un petit sourire malicieux apparaissant sur ses traits. « Nous mangeons en silence, Mademoiselle. ». Le silence fit place à ce commentaire et tous furent servis, sauf la blondinette.

« Un jour, moi aussi je serai une femme de pouvoir ! » fit Séléna en marchant à côté de Samuel, après le repas. « Tu ne sais même pas ce que c'est je suis sûr ! ». « Ben... une femme... avec du pouvoir. ». « T'es niaise un peu. ». La petite fille s'arrêta, regardant son ami. « C'est toi le niais. ». « Moi je connais mon peuple au moins. Je sais ce qu'il faut faire pour devenir un graaaand. ». « Tais toi ! T'es trop petit pour devenir un grand ! ». « Bof ! Ma mère elle dit que dans une dizaine d'années je la dépasserai d'au moins deux têtes. Alors que toi, comme t'es une fille, tu seras toute petite ! ». « Pff t'en sais rien. En tout cas, quand je serai plus grande, je changerai les règles du repas. Moi, je serai servie en première et toi en dernier ! Na ! ». « Même pas capable ! ». « Tu verras ! Maintenant va te coucher ! C'est la partie des filles ici ! ». « Ouais... c'est ça. ». « Pars sinon je le dis ! ». Samuel soupira, se grattant la tête. « Bon d'accord ! Bonne nuit alors. ». « Bonne nuit. ».