a) Enfance

« Je suis sûr que tu n'oseras pas ! » répéta le garçon qui était caché dans un buisson avec Séléna. « Bien sûr que si ! » insista l'enfant. Samuel était plus âgé qu'elle de quelques années et il faisait parti des bambins qui étaient invités au Manoir afin d'y suivre une éducation spécifique. La mesure avait été jugée utile afin que la petite demoiselle ne se sente pas seule. Le problème c'est qu'il suffisait de provoquer légèrement cette dernière pour qu'elle morde à l'hameçon. Chaque fois qu'un enfant lui disait « Tu n'es pas capable de faire ci ou ça » ou « Tu n'oseras pas », elle mettait un point d'honneur à démontrer que si. Il était aujourd'hui question du jardinier qui ramassait les tomates du potager. Le climat de l'Antre des Damnés ne se prêtait normalement pas à ce genre de cultures mais, ici, tout était différent. La maison était là depuis des siècles, toujours debout et protégée par une magie semblant inébranlable. Séléna ne savait rien de l'histoire de la demeure, simplement que l'ancienne propriétaire l'avait vendu et que son tuteur l'avait acquise. Elle n'avait aucune idée de la véritable version et, à vrai dire, celle-ci était le cadet de ses soucis. « Et puis, tu n'as toujours pas trouvé les éléments de ta liste. ». La liste de Séléna, tout le monde ici en avait entendu parler. Le problème c'est qu'elle ne savait pas elle-même comment cette dernière était entrée en sa possession. Néanmoins, elle en avait tellement fait la publicité auprès de ses camarades qu'ils la charriaient souvent sur cette dernière. Comment pouvait-elle trouver ne serait-ce qu'un élément, elle qui n'avait pas le droit de sortir du Manoir sans son tuteur ? Et puis, la fameuse liste contenait des choses dont elle ignorait jusqu'à l'existence, des lieux dont elle ignorait totalement la position. « Pfff, tais toi ! T'es méchant ! ». Samuel et elle se tutoyaient en cachette. Normalement, il n'avait pas le droit de le faire avec elle. Elle était la fille du maître des lieux et il était respecté de tous les élèves pour la gratuité des cours qu'il leur offrait. Tous étaient enfants de roturiers et tous avaient un avenir assuré grâce à lui. Les parents se seraient agenouillés des heures pour remercier le maître du Manoir si ce dernier se montrait plus souvent.

La fillette se prépara, attendant que le jardinier ait le dos tourné pour sortir de sa cachette afin de lui voler son panier de tomates. Le problème c'est qu'elle n'avait pas beaucoup de force et que le panier était bien trop lourd. Elle finit par tomber, renversant les fruits avec elle, qui roulèrent un peu partout. L'homme se releva, la regardant un moment. Il n'eut guère le temps de faire le moindre commentaire qu'une femme aux traits austères apparut. « Mademoiselle Séléna ! Mais que faites-vous donc ? ». « oh oh... » murmura l'enfant qui savait qu'elle allait passer un sale quart d'heure. « Est-ce donc là des manières ? Que dirait votre père s'il vous voyait ? ». Il n'était pas son père mais ce détail échappait à tous ces gens. Elle n'avait pas le droit de dire la vérité. « Ce n'est pas comme si vous manquiez de quelque chose ! Enfin ! ». Le regard de la femme fit un tour d'horizon et la présence de Samuel n'échappa pas à son radar. Elle se dirigea vers le buisson, attrapant le garçon par l'oreille pour le tirer à découvert ! « Vous serez punis ! Tous les deux ! Et vous, mademoiselle Séléna, vous devrez prier avec plus de vigueur et entendre les principes moraux qu'une jeune fille de votre rang se doit d'appliquer. ». Séléna fit une mine boudeuse. « Je vous laisse cinq minutes pour vous excuser auprès de Monsieur Barbey. Ensuite, vous rentrerez. ». Elle s'éloigna. L'homme les regarda un instant avant de s'agenouiller pour ramasser ses tomates. Il en prit deux belles qu'il leur tendit. « Si vous voulez mon avis, avec vous deux, elle n'a pas fini de s'époumoner... ». Il ricana brièvement. « Ne lui dîtes pas que je vous les ai donné par contre. Et dépêchez-vous de les manger. ». « D'accord ! » répondit Samuel qui ne se fit pas prier. Séléna, elle, semblait préoccupée par autre chose. « Vous pensez que j'arriverai à appliquer ces principes dont elle a parlé ? ». Séléna était plutôt petite pour son âge. On lui donnait souvent deux années de moins mais elle avait une façon de s'exprimer qui laissait aussi penser qu'elle était plus âgée. A force de prendre des cours de diction et de prononciation, elle arrivait à avoir un vocabulaire plutôt riche. « Je ne vous le souhaite pas, mademoiselle. » dit l'homme en se relevant. « Mais peut-être que si votre avenir est de devenir une femme vertueuse, alors peut-être aussi que le hasard d'une rencontre vous fera basculer sur une pente plus surprenante. ». La petite fille ne comprenait pas un mot de ce que le jardinier racontait, mais on lui apprenait chaque jour à ne pas laisser paraître son manque de culture. « Bien. Je vous remercie. » fit-elle en se détournant, mettant la tomate dans sa poche. « Tu viens Samuel ? Il va falloir tendre les doigts... ». « Je sais... Pff, t'aurais pu éviter de te faire prendre quand même. ». « La prochaine fois, c'est ton tour ! ». L'enfant sortit un pantin en bois de sa poche qu'il tendit à la fillette.