Grâce à l’ « Appel général », j’avais enfin été en mesure de saisir en partie le rôle qu’était celui de Passeuse, ainsi que de m’habituer à l’ouverture de la Porte et au maniement de la barque. Mais je savais bien que mon apprentissage était loin d’être terminé et qu’il me faudra encore réussir de nombreuses épreuves et guider de nombreuses âmes avant d’être enfin considérée par mes pairs comme l’une des leurs. Et pourtant, ma détermination ne faiblissait pas. J’avais un but et j’approchais de plus prêt tout un univers qui avait toujours été là, à portée de main, mais inaccessible. Ma soif de connaissance allait même jusqu’à me faire oublier qui j’étais. Je n’existais plus que pour servir l’Esprit de la Mort et amener les âmes jusqu’à leur destination finale. Et cela me… je ne pourrais dire que cela me plaisais, mais en revanche, cela me convenait parfaitement. Je n’étais plus obligée de tuer indirectement et même ma promesse envers ma sœur me semblait bien banale et secondaire comparée à mon rôle de Passeuse. C’était la raison de mon existence entière qui prenait un nouveau tournant décisif, et même si le poids de mes erreurs passés ne me semblait s’alléger, il était néanmoins beaucoup moins lourd à porter et ne pesait plus autant sur mon âme meurtrit. Chaque mort rencontré était un nouveau défit à relever, avec plus ou moins de difficultés, et je me passionnais pour cela, moi qui n’avait pourtant jamais eu de contacts de longue durée avec les vivants. Oui, aussi curieux que cela pouvait être à entendre, mon intérêt pour les âmes des morts était croissant. Les écouter me parler de leurs malheurs, les aider à surmonter leur peine, puis les convaincre de me suivre, même si je devais les conduire en Enfer… Tout cela me fascinait, et je parvenais à me montrer autant que possible juste envers eux, tout en gardant une certaine distance qui ne pouvait me pousser à les garder dans ce monde qui n’était plus le leur. J’aimais être Passeuse.

Alors, quand j’eus vent des trois Piliers du Passeur, c’est tout naturellement que je me rendis au Cimetière. Voilà enfin la dernière étape de ma consécration en ce en quoi j’aspirais désormais. Trois épreuves, trois mises en situations différentes, que j’allais devoir résoudre seule, sans aucune aide extérieure, en faisant preuve de neutralité, mais aussi d’équilibre et de jugement. Et je me sentais prête. La dernière âme que j’avais eut à guider m’avait déjà plongé dans un labyrinthe de réflexions dont il m’avait été plus que difficile de sortir. Un homme qui avait son enfant et qui refusait d’aller en Enfer… Il m’avait alors expliqué calmement son geste, puis avait été prit de panique alors que je refusais de changer mon premier jugement, me clamant haut et forts des arguments tous plus ou moins recevables. Et j’avais douté, puis faillit me perdre et enfin me laisser convaincre… Avant de me rappeler que peut importe les raisons qui l’avait poussé à ôter la vie à cet enfant, son geste avait été égoïste et il n’en avait pas moins son sang sur les mains. Je l’avais donc conduit de force sur la barque, qu’il avait manqué de renverser plusieurs fois, et j’avais du aller jusqu’à me battre avec lui afin de parvenir avec le plus grand mal à le mener là où se trouvait sa place. Cet homme allait devenir un démon, et j’espérais ne jamais avoir à le rencontrer dans sa nouvelle vie. De toute façon, il aura probablement déjà oublié tout ce qu’il venait de vivre, ne pouvant se rappeler que ces actes de son vivant… et non d’âme. C’était probablement là une sécurité nécessaire pour la garantie de nos secrets les plus mystérieux. Je n’osais imaginer ce qui se produirait si jamais une personne vivante parvenait à ouvrir la Porte du Fleuve…

Je commençais à m’interroger sur la nature des épreuves que j’allais devoir subir lorsque des voix grondantes attirèrent mon attention. Très vite, je me dirigeais, me guidant au son des éclats de colères qui retentissaient dans les airs. Et je me retrouvais alors devant deux groupes de trois individus, composés d’être ailés. Dans un premier temps, je trouvais cela bien curieux de les voir dans un tel état de discorde, avant de noter les couleurs de leurs ailes… Trois Anges, deux hommes et une femme, ainsi que trois déchus, tous trois masculins… Ceci expliquait cela. Et les insultes fusaient de toute part, sans que je parvienne à les identifier ! Curieuse de savoir ce qui avait bien pu se passer, je me signalait en me raclant la gorge assez bruyamment. Les six paires d’yeux se tournèrent vers moi, apparemment courroucés que je vienne les interrompre dans leur virulent débat. Mais je ne flanchais pas pour autant. « - Pardonnez-moi… Mais pour quelle raison vous battez-vous verbalement ainsi ? » Je sentais qu’ils étaient tout à fait capable d’en venir aux mains, et je me tournais alors vers la femme ange, qui me répondit d’une voix étrangement posée. « - Ils étaient Anges il y a encore peu ! Nos camarades ! Regardez ce qu’ils sont devenus en arrivant sur ces terres ! Ils veulent retourner chez eux, nous refusons. » Aussitôt, l’un des Déchus répliqua, sa voix particulièrement tinté de colère, pointant un doigt menaçant vers leur compagne aux ailes blanches. « - Oui ! C’est de sa faute si nous avons été Déchus ! C’est elle qui nous a conduite ici ! Nous savons que nous sommes bannis… mais laissez-nous revoir nos familles ! » « Il en est hors de question ! »,répliqua un homme ange. Et la dispute repris de plus belle. Je connaissais assez mal les coutumes des Anges, pour ne jamais en avoir rencontré auparavant… En revanche, il était assez « humain » de désirer revoir sa famille une dernière fois lorsque l’on sait que ce ne sera probablement plus jamais possible. Et mon sens de la justice me poussa à réagir. Je me mis alors à parler d’une voix forte et sûre de moi. « Arrêtez ! Anges ? Voulez-vous donc tomber sous le pêché de la colère à vous énerver ainsi ? » Cela eut le don de les calmer immédiatement, et je pu poursuivre dans de meilleurs conditions. « Écoutez moi, j’ai une solution à vous proposer. Anges, je pense que vous pouvez aisément ressentir ce besoin qu’ont ces déchus de pouvoir dire adieu à leur famille… mais je comprends aussi que leur présence dans votre contrée est impossible. Pourquoi alors ne pas leur proposer de transmettre vous même leurs messages ? Vous ferez ainsi une bonne action, en souvenir de vos compagnons. » Ils semblaient tous réfléchir, et je lisais dans les yeux de ces hommes aux ailes sombres une lueur d’espoir. « - C’est… vrai. Ce n’est pas bête ni impossible… Je… j’accepte de transmettre vos messages personnellement à vos familles, puisque vous me jugez responsable de votre… transformation. » La femme ange avait parlé, et j’entendis des soupires de soulagement être poussés par les Déchus. L’un d’entre eux vint même personnellement me remercier… Et pourtant, je n’en ressentis aucune satisfaction… non… simplement l’impression d’avoir accomplit mon devoir.

Je poursuivis alors ma route, parcourant les allées de tombes et m’amusant à y lire les différents noms qui y étaient inscrits, quand j’aperçus l’âme d’une petite fille d’une dizaine d’année à quelques mètres de moi. Me rappelant de ma toute première âme guidée, je me dis qu’amener son âme à son lieu de repos ne devrait pas me prendre trop de temps et que j’aurais tout le loisir de chercher mes épreuves une fois ma mission auprès d’elle remplit. Je m’approchais donc d’elle, parlant de ma voix maternelle. « - Bonjour ma petite… Tu es perdue ? » Mais alors que je m’attendais à une réaction enfantine, qui voudrait qu’elle soit apeurée, ce fut une tout autre réponses que je reçus. « - Nan mais chui pas un bébé moi ! Pour qui tu t’prends la vieille ? » Je me redressais, la fixant de mes yeux arrondis de surprise… Ça pour une enfant ! Et ne venait-elle pas de m’insulter sur mon âge ?! Je gardais toutefois mon calme, sachant que la réussite de mon travaille de Passeuse en dépendait. Si la fillette, aussi malpolie soit-elle, restait trop longtemps dans ce monde, je ne pourrais plus la conduire là où elle devrait être. « - Oui, pardonne-moi. Mais dis-moi, que fais-tu là ? » Elle me lança un coup de pied avant de me tourner le dos et de me lâcher de façon agressive. « Le pardon c’est pour les faibles ! Et je cherche… Mêle toi de ce qui te regarde ! » Bien… la situation n’était apparemment pas gagné d’avance, mais elle venait de piquer ma curiosité. Que pouvait bien chercher une enfant dans un endroit pareil… « - Comme tu voudras. Puis-je savoir ton nom ? Je m’appel Milady. » Elle se retourna et me tira la langue, dans une grimace tout à fait détestable ! Son éducation laissait sérieusement à désirer ! « Regarde-là avec ses manières ! «Puis-je» ! Et pis quoi encore ! On n’est pas chez les riches ici ! Moi j’m’appel Emïa ! Boryv pour mon nom ! Et il est moche ton prénom tu sais ? » Oh bon sans qu’il m’était difficile de me retenir de lui prodiguer une bonne correction… Mais j’avais maintenant l’information qu’il me fallait… et je m’éloignais donc d’elle, alors qu’elle semblait regarder les inscriptions des tombes… Devenant boule de ténèbres, je filais maintenant à travers tout le cimetière en lisant rapidement ce qu’il y avait d’inscrit sur chacune des sépultures… et finit par trouver ce que je recherchais… Emïa Boryv, morte à l’âge de dix ans… Rapidement, je pénétrais à l’intérieur de son cercueil de bois d’acajou… et y trouvait un petit ours en peluche brun. L’enveloppant de ma fumée, je réussis à le transporter avec moi en dehors de son habitacle et retournais rapidement près de la fillette. « - C’est ça que tu cherches ? » A nouveau sous ma forme humaine, je laissais la peluche tanguer devant son nez, et la vit sautiller énergiquement afin de la récupérer, des étoiles dans les yeux. « Rends la moi ! Elle est à moi ! » J’avais là l’occasion de lui donner une bonne leçon, mais aussi un moyen de la conduire tranquillement vers son lieu de repos. « - Si tu ne me fais pas des excuses correcte et que tu ne me suis pas, je la remets là où je l’ai trouvé et je pars sans rien te dire ! » Et cela eut l’effet escompté. Elle cessa ses enfantillages et me fit face, la tête basse. Ce n’était donc pas une mauvaise enfant après tout… « - Pardon pour ce que j’ai dis tout à l’heure… Tu veux bien me donner Teddie si je te suis ? » Je lui souris doucement et lui tendit sa peluche, puis ma main. J’allais enfin pouvoir accomplir mon rôle. Sortant mon couteau, j’ouvris la Porte du Fleuve et embarquais avec elle sur la barque. La mener me fut au final plus facile que ce que je m’était imaginée. L’enfant m’expliqua qu’elle avait juste peur de devoir partir sans sa peluche, et qu’elle se montrait alors méchante avec tout le monde de peur qu’on l’emmène… Et je comprenais son acte. Alors, dans une chaude lumière et après un sourire tout aussi chaleureux, elle disparus et je me retrouvais à nouveau au cœur du cimetière.

Ceci fait, je repartis vivement à la recherche de ces fameuses épreuves, qui devaient pourtant bien être indiqués par quelque chose ! C’est alors qu’un homme à la peau pâle que je pressentis être un vampire m’accosta. « - J’ai vu ce que t’as fait avec la gamine. T’es une sorte d’Ange de la Mort hein ? Tu ne pourrais pas me rendre un service ? Y a un homme, là, un Élémental. Il est du côté de la tombe des Strokij’a. C’est lui qui m’a fait mordre, et j’aimerais être vengé. Suicide-le ! » Et il partit comme il était venue, me laissant là, sans plus d’informations. Abasourdis, je mis quelques temps avant de comprendre ce qu’il venait réellement de me demander… Me prenait-il vraiment pour une sorte d’assassin ? En attendant, cela me servira de leçon à ouvrir ainsi la Porte sans avoir veillé à être seule ! Mais par curiosité, je me rendis à la tombe qu’il m’avait indiqué, et y trouva effectivement un homme, recueillit sur une tombe. Lorsqu’il m’aperçut, l’homme prit curieusement peur, mais repris vite contenance et m’aborda avec un air décidé. « - Toi ! Tu es un Passeur ou quelque chose comme ça non ? Je t’ai vu ouvrir une porte bizarre ! Dis ! Emmène-y un vampire pour moi ! Je l’ai peut-être transformé mais il c’est lui aussi qui m’a mit dans cet état ! » Je compris par là qu’il avait du devenir un élémental après un accident magique provoqué par celui que je pouvais facilement nommer « son pire ennemi ». Se posait alors à moi un dilemme particulièrement prenant. Dans tous les cas, j’avais déjà pris la décision de ne tuer qui que ce soit ! On ne commandait pas à la mort après tout. En revanche, je ne pouvais décemment pas les laisser dans cet état de désir de vengeance qui finira forcément par la fin tragique de l’un des deux. Un face à face… je ne voyais que cela pour dénouer cette histoire. Alors, prenant l’élémental par le bras, sans lui dire aucun mot, je le trainais de force derrière mois et l’amenait jusqu’au vampire. Immédiatement, la tension en devint palpable, et il me fallut user de mon contrôle des émotions afin de calmer un minimum les colères qui étaient palpables. « - Écoutez-moi bien ! Vous m’avez tous deux demandé la même chose, et sachez que l’on ne donne pas d’ordre à la Mort ! En revanche, je ne laisserais pas votre haine s’accroitre sans agir. Maintenant, expliquez moi calmement votre histoire ! » Alors, l’un après l’autre, ils m’exposèrent ce fameux jour qui vit leur amitié auparavant si forte disparaître… Tous deux étaient sorciers et aimaient les expériences… L’un cherchait à créer une potion transformant en vampire tandis que l’autre souhaitait pouvoir contrôler tous les éléments grâce à un simple médaillon enchanté. Et leurs travaux avaient malheureusement mal tournés… alors qu’ils avaient tous deux essayés de se servir de l’autre comme d’un cobaye. C’était en soit assez… tragique, mais ne valait bien pas la mort de quiconque ici présent. « - Bien… Vous êtes tout deux intelligents, et je comprends parfaitement que les douleurs que vous avez ressentis suites à vos erreurs identiques ait fait naître en vous cette haine. » Je projetais alors grâce à mon pouvoir d’illusion une image de tous deux, avant leur transformation, comme je me les imaginais, travaillant unis par une même passion. « - Regardez ce tableau, ne trouvez-vous pas que cette époque était heureuse ? Oui, vous vous êtes mutuellement utilisés… mais vous gardez votre âme de sorcier ! Ne pouvez-vous pas simplement travailler de concert à une amélioration de votre état ? » Des regards furent échangés, puis une poignée de main. « - Vous avez raison jeune fille. » « - Pardonnez-nous de notre comportement. ». J’acquiesçais alors, et tournais calmement les talons, une nouvelle situation réglée sans effusion de sang.

Je poursuivis ma route sans me retourner, laissant leur avenir entre leur main. Quand à moi, il était temps que je m’occupe du mien et découvre ces fameux trois Piliers du Passeur ! C’est alors que je me rendis compte d’une chose qui aurait du m’être pourtant évidente… Le conflit des Anges et des Déchus, la jeune âme farouche et maintenant, les deux ennemis désirant la mort de l’autre. Trois situations, trois épreuves durant lesquels j’avais du faire preuve d’égalité, d’équilibre et de justice. J’avais… réussis. Enfin réussis sans même m’en rendre compte ! Il était alors temps que je retourne au Royaume des Abimes, afin de me préparer à un entretient en compagnie de l’un de mes supérieurs. Oui, j’étais sur le point d’atteindre mon but, de devenir aux yeux de mes sœurs Ombres une Passeuse à part entière !