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 Chapitre IV | Douceurs | Solo

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Eerah
Æther des Bergers et des Wëltpuffs

Æther des Bergers et des Wëltpuffs
◈ Parchemins usagés : 3537
◈ YinYanisé(e) le : 20/07/2013
Eerah
Dim 22 Déc 2013, 13:16

Avachi sur lui-même, Eerah faisait doucement tourner sa bière dans son verre. Il était accoudé sur le bois imbibé du comptoir de la « Colombe », un bar connu pour la contradiction entre son nom et son apparence. Loin du volatile immaculé, l’enseigne s’effondrait presque sur elle-même, alourdie par les années et les innombrables couches de crasse, de poussière et de sang qui avait recouvert murs et sols. Chaque soirée rajoutait à l’âpre réputation de l’endroit, et livrait son lot de soudards. Et ce soir-là, elle accueillait un nouveau candidat potentiel. Le Déchu était sale, fatigué, meurtri, et surtout, empreint d’un mal-être profond. N’importe quelle personne qui serait passée près de lui aurait noté l’odeur d’alcool et de musc qui en émanait, et quelqu’un de plus attentif aurait remarqué ses phalanges rougies et décharnées. Il ne disait rien, posait sa chope quand elle était finie, et faisait signe au patron de lui en servir une autre. Encore, et encore. Le soleil se levait presque et il était arrivé à la nuit tombée, la main droite encore couverte de sang, la chemise tachetée de petits éclats écarlates. Sans un mot, sans une émotion, il avait jeté sac et bâton contre le mur, tiré un tabouret jusqu’à lui, et s’était assis. En plusieurs heures, ses seules interactions avec le monde s’étaient limitées à une commande marmonnée et à quelques toussotements.

Et il n’aurait pas pu en être autrement. Le soir précédent, il avait exécuté une mission pour la haute-autorité. Un « simple » décrassage de la ville, tout ce qu’il avait à faire était de trouver, traquer et tuer les responsables d’un nouveau groupe criminel qui s’était installé sur Avalon. C’était simple. Ça aurait dû être simple. Et il y avait eu cette femme, Nina. Une serveuse, pas plus séduisante qu’une autre, pas plus intelligente qu’une autre ; elle ne devait être qu’une pièce dans son jeu, qu’un mouvement de plus pour parvenir à mat. Mais il avait fallu qu’il s’en entiche ; qu’il aille lui parler, qu’il la séduise, et qu’il finisse par l’inviter chez lui. Pour y découvrir sa véritable identité, comme responsable et instigatrice du cartel qu’il était censé faire tomber. Il le savait. Avant même d’entrer dans cette chambre avec elle, il savait qui elle était, ce qu’elle avait fait, ce qu’elle projetait de lui faire. Il avait joué. Ils avaient joué. Quel sentiment étrange qu’était la trahison mêlée au plaisir. Pendant une heure, il avait caressé, embrassé, et ni l’un ni l’autre n’avait oublié ce qui devait être fait. « Tu vas mourir ». Les deux émotions les plus éloignées de ce monde, l’amour et la haine, forcées à cohabiter.

Pendant une seconde, il avait cru que tout s’arrangerais. Elle avait pleuré, démenti, s’était effondrée dans ses bras en implorant sa pitié, et il l’avait cru. Il l’avait cru parce qu’il le voulait, parce que tout ce qui importait, c’était que tout ça n’ait pas été en vain. Et elle l’avait trahi. En quelques heures, elle l’avait poignardé deux fois dans le dos, jusqu’à ce qu’il lui poignarde le cœur. Dans un haut-le-cœur, il se remémora la sensation de la lame s’enfonçant dans sa poitrine, tranchant la chair, la graisse et les muscles pour percer le poumon. L’air qui s’en échappait par saccades, les gerbes de sang, et la chaleur, qui glissait, disparaissait doucement de son corps encore dénudé, encore couvert de la sueur qu’il s’était acharné à faire couler. Il sentait encore la jeune femme frissonner, sa main s’agripper à son bras, puis faiblir, jusqu’à ce qu’une ultime pulsation de vie vienne mettre fin à son agonie. Il se souvenait de l’attente, de ces minutes pendant lesquelles il s’était contenté de caresser ses cheveux, comme si un peu plus de tendresse, un peu plus de douceur pouvait effacer ce qu’il avait fait. Mais ça n’avait rien atténué, ça n’avait pas diminué la haine qu’il avait éprouvé envers lui-même pendant un instant.

Rien n’aurait été pareil, et ça n’aurait jamais été aussi grave s’il n’avait pas eu l’orgueil de profiter de ses caresses. Mais il en avait envie. Tellement envie, tellement jaloux de cette facilité avec laquelle elle l’avait berné. Une histoire de plus d’où il ressortait perdant, même après avoir vaincu. Une histoire de plus où il subissait, incapable de dépêtrer le vrai du faux. Une histoire de plus rythmée par les mots d’une femme. Est-ce qu’il avait pris le temps, ne serais-ce qu’une fois, d’en tirer une quelconque leçon ? Non. Il n’y avait rien à conclure de ce qui lui était arrivé. Il n’était pas malchanceux, les femmes n’était pas fourbes, il n’était même pas un monstre ou dénué de morale. C’était, et voilà tout. Ou du moins, c’est ce qu’Eerah aurait voulu penser. Mais en entrant dans ce bar, il était loin d’en être persuadé, partagé entre une malédiction proférée à son encontre et une vérité absolue selon laquelle il était exclu de faire confiance à une femme. Et si seulement cela avait été aussi simple, il se serait contenté de boire un verre, et de tirer un trait définitif sur cette affaire. Mais ce n’était jamais simple. En lieu et place d’une nuit de sommeil, il avait décidé de perdre foi. Alors il buvait, et attendait, sans savoir quoi attendre. La bière tournait, et tournait encore, et glissait dans sa gorge, lorsqu’il trouvait la force de lever le bras.

La « Colombe » fermait jamais, le service ne s’arrêtait jamais, les réserves n’étaient jamais vides. Et personne ne viendrait le déranger, tant qu’il aurait de quoi payer. Et sa bourse commençait à s’alléger dangereusement. Vers cinq heures du matin, il leva la main, et glissa l’autre dans la poche de cuir, sans rien y trouver. Il persévéra, chercha un peu plus loin, sans résultat. Dans un grognement, il poussa la chope du bout des doigts, l’envoyant se briser sur le sol de pierre. Sans attendre, un des loubards qui surveillait l’endroit vint se placer derrière lui.

-« Monsieur, est-ce que vous avez les moyens de payer ? »

Plusieurs litres d’alcool et de nombreuses heures d’égarement pesèrent sur sa réponse. Sans bouger de son siège, il pivota laborieusement en s’aidant de son bras.

-« J’crois pas, non. Mais vous seriez bien prêts à faire un prix à un ancien membre de la garde ? »

Un soupir pointa, et une énorme main se posa sur l’épaule du Déchu, l’attrapant d’une poigne inexorable. La boisson aidant, un sourire désabusé s’afficha sous le bandeau de l’aveugle. Il n’attendait que ça, ne méritait que ça. Peut-être même que toute la nuit n’avait été qu’un prélude à ce moment. Avec fatalité, il s’apprêta à se battre. Il tendit la joue, arqua le bras, serra le poing.

-« Attendez ! »

Quoi, encore ? Cette voix était vieille, empreinte de souvenir, et surtout, elle venait de l’interrompre, au meilleur moment. C’était inadmissible. Sans s’émouvoir d’avantage, il lança son bras vers le molosse. Il y mit toute la force de sa colère, de sa haine, de sa tristesse, et dans un bruit étouffé, le coup fut arrêté d’une simple main. Une boule de bile se forma dans sa gorge, avec l’envie de pleurer. Même sa haine était vouée à échouer, même la plus viscérale de ses émotions avait été déjouée, bafouée, par une seule et unique main. L’ancienne voix repris de plus belle.

-« Ce n’est pas le moment, Eerah. Tenez. Voilà pour le dérangement, nous y allons. »

Le Déchu se récria violemment, frappant encore, sans plus d’effet. Qui était-il pour décider à sa place ? Personne ne décidait à sa place, personne n’avait le droit de se jouer de lui, plus maintenant, plus jamais.

-« Non, bordel, on y va pas ! Vas-y, toi, frappe-moi ! T’en crève d’envie, frappe-moi ! »

Dans un nouveau soupir lassé, le videur s’écarta, et retourna croiser les bras dans un coin de la pièce. Eerah, lui, lâcha un cri exaspéré en bousculant son tabouret. Sans prêter attention au nouvel arrivant, en évitant largement de l’entendre, de le sentir ou de le toucher, il se saisit de son sac et de son arme, et fila en trébuchant vers la sortie. Dans son dos résonnait les pas de son sauveur.

-« Scaldes, attends ! »

-« M’adresse pas la parole ! Je vais trouver un autre bar ! »

Il n’eut aucun mal à rattraper le Déchu qui se mouvait laborieusement jusqu’à une autre ruelle et de potentiels nouveaux ennuis. Il cria un nouveau « Attends ! », et attrapa l’aveugle par le bras. C’en était trop, trop pour Eerah. Il se retourna d’un bloc en dégainant son couteau, et bondit sur l’inconnu, l’entrainant dans sa chute. Sa lame était posée contre son cou, sa lame encore rouge du sang de Nina, du sang de ses sbires, du sang de tous ceux qui avaient eu la malchance de croiser sa route. Sa lame avide de meurtre et de vengeance. Une seconde de plus et elle serait satisfaite. Un peu plus de pression et l’acier transpercerait la peau.

-« E-Eerah, c’est moi, c’est Tim ! »

Le visage du Déchu se décomposa. Tim ? Non, impossible. Tim prenait toujours une apparence d’enfant. Toujours jeune, toujours innocent. Non, on essayait encore de lui mentir, de se jouer de lui. Pas cette fois. Il appuya un peu plus fort. Soudain, sous ses doigts, il sentit son corps rétrécir, se remodeler, retrouver des odeurs de propreté, de livres et de pages. D’une voix bien plus aiguë, Tim parla de nouveau.

-« C’est moi. C-C’est Tim. »

L'arme tomba au sol dans un tintement métallique, et l’aveugle roula sur le côté, en poussant un long cri de détresse. Où était le vrai, où était le faux ? Tout ce qu’il voulait, c’était une réponse, une simple réponse, claire et nette. C’en était trop de mensonges perpétuels, de secrets, de stratégies, de phrases équivoques et de métaphores. Un sanglot monta dans sa voix lorsqu’il put enfin parler, sa bouche déformée par un rictus de douleur.

-« Pardon, Tim… Je t’en prie, pardonne-moi… »

L’angelot ravala sa salive et posa sa main sur l’épaule de son ami. Pendant quelques secondes, ils demeurèrent ainsi, lui à genoux et l’aveugle prostré au sol, crachant sa bile et son désespoir aux pavés de l’avenue. Les premiers levés passaient, évitant de les regarder, comme on évite de regarder un sans-abri, comme on évite de regarder un soulard. Sans un mot, Tim l’aida à se relever, et ils marchèrent ainsi jusqu’aux quartiers de la bibliothèque, le lieu de travail du jeune Déchu. Là-bas se trouvaient ses appartements, et probablement le seul endroit où Eerah pourrait trouver la paix. Sur presque un kilomètre, ils avancèrent lentement, clopin-clopant, s’arrêtant à chaque fois que l’aveugle ressentait le besoin de vider son estomac de tout l’alcool qu’il avait ingurgité. L’angelot n’émettait pas le moindre commentaire. Chaque Déchu avait en lui sa souffrance, chaque Déchu était en mesure de comprendre celle des autres. Lorsqu’ils arrivèrent enfin chez lui, Tim l’allongea sur un sofa, et, soupirant doucement, alla se préparer à manger. La veille risquait d’être longue.


1859 Mots


Chapitre IV | Douceurs | Solo GqzDWY

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Eerah
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◈ YinYanisé(e) le : 20/07/2013
Eerah
Lun 23 Déc 2013, 22:47

Dream Brother by Jeff Buckley on Grooveshark
La bouche pâteuse, les yeux fatigués, les doigts gourds, le corps endolori et un mal de crâne harassant. Eerah connaissait tout ça, il connaissait chaque sensation par cœur. La soirée avait dû être chargée en alcool. Avec un gémissement douloureux, il se redressa sur le canapé, massant ses paupières à travers son bandeau. Pourquoi avait-il mal, déjà ? Non sans effort, il remonta à son souvenir le plus récent. La chambre, la mission… Nina. Toute motivation s’envola soudainement, et avec elle la brume sur sa nuit. Il se souvint de la « Colombe », de la bière, de Tim. Il était chez Tim. Et il devait être tard dans la journée, à en juger des sons qui filtraient depuis la rue. L’angelot avait pris soin de lui, malgré son état. Il ouvrit la bouche, et une voix rocailleuse en sorti.

-« Tim ? »

Un tapotis léger sur le parquet l’avertit de l’arrivée du jeune homme. Pas besoin d’yeux ou d’oreille pour sentir qu’il était fatigué, il avait veillé sur lui pendant son sommeil, en véritable ami. Le Déchu s’en voulait d’autant plus, pour ne lui avoir jamais assez accordé l’intérêt qu’il méritait. Sans la moindre hésitation, le bibliothécaire était allé le chercher dans un des bars les plus mal famés de la ville, l’avait empêché de se battre, avait payé pour ses dégâts, l’avait soutenu jusqu’à son propre appartement, où il s’était occupé de lui. En serrant les dents, l’aveugle douta de pouvoir un jour lui rendre la pareille. Sans un mot, Tim posa une petite main potelée sur son front, et attendit quelques secondes, avant de partir de nouveau. Il revint avec une poche de glace, qu’il lui donna, accompagnée d’un verre de jus d’orange. Une vraie mère.

-« Tu es encore un peu chaud. Garde ça contre ton front pendant une heure, ça devrait t’aider. »

Eerah s’assit sur le bord du sofa, et s’exécuta sans questions, portant ses lèvres au verre. Il grimaça quand la boisson acide raviva ses papilles endormies par le sommeil, avant de déglutir avec difficulté. C’était bien la première fois qu’il soignait une gueule de bois autrement que par une autre gueule de bois. Force était de constater que ce n’était pas si désagréable. Le visage baissé, il joua un instant avec son verre, comme il l’avait fait avec de nombreuses chopes, et s’éclaircit la gorge, avant d’ajouter :

-« Je suis désolé, Tim. »

-« Tu n’as pas à l’être. »

Il releva le menton, comme si lui présenter ses yeux éteints pouvait lui permettre de mieux se faire comprendre.

-« Tu ne comprends pas, j’étais en mission, et il y a eu cette femme… »

-« Je sais. »

La bouche de l’aveugle resta un moment entrouverte, muette d’incompréhension.

-« Q-Quoi ? Mais comment ? »

-« L’équipe de nettoyage de la Garde est passée. Ils devaient procéder au débriefing, je n’ai pas pu les en empêcher, c’est moi qui suis désolé… »

L’équipe de nettoyage. Lorsqu’un crime était réalisé au nom de la Garde ou du palais d’Orae, l’équipe de nettoyage passait pour faire disparaitre les traces. Bien sûr, il arrivait, comme dans son cas, qu’on ne puisse pas être certain que le meurtre en question avait été réalisé pour de bonnes ou de mauvaises raison. Nina n’était après tout qu’une serveuse, rien n’aurait pu laisser présager de son autre secteur d’activité. Dans ce genre de situation, les gardes remis en cause passaient un débriefing. C’était une façon élégante de dire qu’on fouillait allégrement dans leur esprit pour y dénicher la vérité. Ils avaient dû passer pendant qu’il dormait, et Tim, aussi courageux soit-il, n’aurait pas pu et n’aurait de toute façon pas dû les en empêcher. Il s’en excusait parce qu’il n’était jamais agréable de savoir que quelqu’un avait lu vos souvenirs, vos émotions et votre esprit sans s’embarrasser d’une quelconque éthique. Eerah n’appréciait pas plus que ça, mais pour avoir fait passer plusieurs « débriefings » à une certaine époque, il comprenait les enjeux. C’était ça, ou les cachots. Il hocha doucement la tête.

-« D’accord... Ils ont été rapides. Ils t’ont tout raconté ? »

L’angelot hésita une seconde.

-« Je… Je crois. Le bar, les égouts, les deux hommes en noir, Nina, ta chambre, le… Heu… Le… L’objectif de la mission rempli… Et la suite. »

Ils lui avaient tout dit. « L’objectif de la mission rempli. ». Il y avait plus de chance que ça soit un euphémisme formulé par son ami que ce que les nettoyeurs lui avaient réellement raconté. Ces gens ne s’embarrassaient jamais du respect ou de la discrétion, puisque ces deux notions ne pouvaient que nuire à l’authenticité de leur rapport. Il était même probable qu’ils aient eu recourt à une simple projection psychique. Quoi de mieux qu’un transfert brutal et sans explication d’un souvenir qui ne vous appartenait pas ? Tim n’avait pas du saisir l’ampleur du problème, à moins qu’il ne l’ai que trop comprit. Un silence pesant s’installa. Au bout de quelques secondes, Eerah balbutia finalement :

-« Tim, je… »

Le jeune Déchu l’empêcha d’en dire plus, secouant les mains comme un enfant, incapable d’échapper à son propre rôle.

-« Non non non ! Il n’y a rien à expliquer, je t’en prie ! Tu as fait ce qu’il fallait ! Et… Et je suis désolé pour ce qu’elle t’a fait subir… Les femmes ont ce pouvoir. »

Dieux, qu’il avait raison. Et que ça faisait mal. Les épaules d’Eerah s’affaissèrent légèrement, et ses phalanges blanchirent sur son verre. Il avait peur, peur de la trahison, peur des mensonges. Il ne pouvait même pas s’empêcher d’imaginer Tim le poignarder dans le dos à son tour. Comment vivre, s’il avait à se méfier de tout-un-chacun ? Il n’y avait certainement pas de pire sensation que celle de s’attendre à être déçu. On ne pouvait pas savoir quand ça arriverait, on ne pouvait pas savoir si ça arriverait. Sans y penser, il commença à faire trembler sa jambe, en proie à un stress latent. En tant qu’aveugle, il ne pouvait pas s’arroger le droit de lire le mensonge sur le visage, dans les yeux de quelqu’un. Il n’avait droit qu’aux paroles mielleuses, aux phrases alambiquées, aux non-dits. C’en était d’autant plus frustrant que ceux qui lui mentaient ne prenaient même pas la peine de le faire correctement pour réussir à se jouer de lui. Ce bandeau, ces yeux le réduisait à l’état de jouet, un jouet usé, meurtri et jeté. Comme une réponse tue à ses craintes muettes, le jeune homme posa une main sur son bras, stoppant net le mouvement de son genou.

Ce n’était rien, qu’un simple contact, et pourtant, il dissipa rapidement les doutes qu’Eerah avait pu formuler à l’encontre de son ami. Il n’y avait pas de message à transmettre, dans ce geste. Pas de concept implicite. Pas d’évidence silencieuse. Ce n’était que le geste d’un ami à un autre. C’était une entente mutuelle, un accord de principe excluant la trahison. Il n’y avait pas de place pour d’aussi viles idées dans ce geste. Un simple toucher, un seul contact qui avait le pouvoir de redonner sourire. Pourquoi est-ce qu’il n’avait pas su trouver ça chez Nina ? Bien sûr, il connaissait Tim depuis de très nombreuses années, mais ils n’avaient jamais été proches à ce point. À quel point, d’ailleurs ? Soudain pris d’une gêne inexpliquée, le Déchu se leva, et marcha jusqu’à la fenêtre de l’appartement. On s’activait encore en Avalon, cette cité ne dormait jamais. Il sentait les rayons du soleil sur son visage, mais ils faiblissaient doucement, inexorablement. Derrière lui, il entendait presque Tim penser. Lorsque le jeune homme ne parlait pas, c’était qu’il réfléchissait, et il cessait rarement de parler aussi longtemps. Après un moment, il proposa la conclusion de sa réflexion.

-« Il va falloir te changer les idées. Va faire un brin de toilette, on sort. »

Un large sourire s’afficha sur le visage de l’aveugle. L’angelot avait rarement été aussi autoritaire. À croire que ça lui allait bien, car une fois de plus, Eerah obéit sans piper mot. Pour l’instant, et en guise de remerciement pour son aide, il n’avait pas à lui refuser quoi que ce soit. L’esprit toujours un peu embrumé, il alla jusqu’à la salle d’eau. Elle était bien plus grande que ce à quoi il était habitué, fournie d’un grand meuble et d’une baignoire creusée. En jugeant de la taille du bain, il haussa un sourcil ; Tim avait un travail stable, certes, mais il ne l’imaginait pas gagner autant. Du bout du doigt, il fit pivoter un des robinets, et se redressa. En réalité, il avait bien plus que de l’argent. Il avait un endroit à lui, une place-forte qui n’appartenait qu’à lui. Personne ne venait lui réclamer de loyer, personne ne venait l’en déloger. Eerah lui n’avait rien de tout cela. Tout ce qu’il possédait se limitait à ses vêtements et ses armes. Comment pouvait-on se décrire, avec un peu de tissu et de métal ? Ce qu’il ressentait ici, c’était le caractère méticuleux, précis et ordonné de Tim, son amour pour les livres, sa tendance à vouloir rajeunir. Ces aspects de sa personnalité se retrouvaient dans ses meubles, dans sa façon d’agencer son appartement, dans la manière avec laquelle il se rendait à son travail, dans l’application qu’il mettait à le réaliser. Qu’aurait-on pu dire sur l’aveugle ? Un infirme combattant, ayant déjà tué plus que vécu d’hivers. Son propre être se limitait à une simple caractéristique, celle qui le faisait porter un bandeau tous les jours. Sa propre envie le dégoutait, tout comme sa jalousie, encrée en lui comme un parasite. Il serait pourtant si simple de tout laisser tomber, de s’arrêter et de commencer à vivre une vie sans surprise. Pas assez simple pour le Déchu, visiblement.

Quand la baignoire fut à moitié pleine, il se déshabilla et se laissa glisser doucement dans l’eau brûlante. Dans un frémissement, il goûta au plaisir de se purifier. Ses pores se décrassèrent, et toute la sueur qu’il avait laissé échapper depuis son crime glissa comme sur de la porcelaine. Pendant une seconde, il pouvait cesser de se tourmenter, cesser de souffrir. Pendant une seconde, il laissa son esprit vierge de toute pensée, blanc, épuré. Il défit rapidement le nœud de son bandeau, et le lança plus loin. Toutes ses douleurs, physiques comme psychologiques, s’envolaient avec la vapeur formée par le bain. Lentement, il s’enfonça un peu plus sous la surface, jusqu’à ce que ses yeux passent enfin la fine pellicule troublée. Là, c’était ici son antre, son sanctuaire ; quand les odeurs disparaissaient avec les sons, quand l’eau l’entourait, l’encerclait, exerçait sa pression sur chaque point de son corps comme un drap de satin sans cesse en mouvement. C’était ainsi qu’il aurait voulu rester des heures entières, sans écouter ses poumons lui hurler de remonter, sans tenir compte de la douleur dans sa poitrine. Ne plus bouger. Ne plus réfléchir. Ne plus jamais réflechir.

Loin, très loin, il perçu la voix assourdie de Tim lui parvenir. Une seconde de plus, il goûta au silence, et se redressa hors de l’eau. Un autre jour, peut-être.


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Chapitre IV | Douceurs | Solo GqzDWY

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Eerah
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◈ YinYanisé(e) le : 20/07/2013
Eerah
Mar 24 Déc 2013, 13:07


-« Je disais, prends ton temps, on ne partira que vers vingt-deux heure ! »

-« Ce qui me laisse ? »

-« Eh bien, un peu plus d’une heure. »

Dans un soupir de contentement, le Déchu retourna à ses ablutions. Il fallait savoir profiter des petits plaisirs qu’offrait la vie. L’eau était son élément, il s’y sentait comme chez lui, comme lové dans un nid douillet. Pendant quelques minutes, il resta immobile, les yeux clos, faisant glisser entre ses doigts le liquide brulant, goûtant à la sensation de morsure que lui procurait la température. Tous les lits du monde ne valaient pas ce confort. Enfin, il passa la main dans ses cheveux, et sursauta presque en sentant du bout du doigt à quel point ils étaient sales et rêches. Peu importe où ils se rendaient ce soir, hors de question d’y aller sans retrouver un minimum de contenance. S’entama alors un processus long et fastidieux. Il se redressa d’abord d’un bloc, et entrepris de faire craquer chaque articulations dont il avait conscience. Des orteils au cou, en passant par les chevilles, les genoux, le dos, les doigts, les poignets, les coudes, et les omoplates. Dieux qu’il adorait faire ça. La plupart des gens grimaçaient de dégout en entendant ce son, lui le savourait avec une certaine perversité. C’était une façon de se détendre comme une autre. Une fois debout, il chercha à tâtons les produits cosmétiques de l’angelot. Il eut un petit sourire en heurtant la première bouteille, qui s’effaça rapidement lorsqu’il effleura les vingt-trois autres.

Tim prenait soin de son image, comme tout Déchu qui se respectait, mais jamais l’aveugle ne l’aurait cru à ce point méticuleux. Avec précaution, il huma le parfum de chaque récipient, mettant d’un côté les shampooings, de l’autre les savons de corps, et enfin les diverses crèmes. Il délaissa rapidement ces dernières, incapable de savoir à quoi elle pouvait bien servir. Les étiquettes étaient trop humides pour que sa magie opère, les lire n’était pas envisageable. Revenant aux premières, Eerah choisit deux odeurs familières, la pèche et la framboise, et se rassit dans la baignoire. En vérité, c’était certainement également les fragrances les plus simples, puisqu’il lui semblait discerner dans les autres flacons des senteurs plus exotiques, comme la réglisse des Rehlas et la vanille Sceptelienne ; il en était même certains qu’il ne reconnaissait pas. Doucement, avec soin, il s’occupa de ses cheveux, détachant chaque mèche, de la racine aux pointes, les lissant jusqu’à ce que l’ensemble ne soit plus qu’un courant argenté fluide. En rinçant le tout, un peu de savon glissa jusqu’à son œil, et il jura à voix basse. Automatiquement, sa main se porta à ses paupières, et il se stoppa net.

Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas touché directement ses yeux meurtris. De part et d’autre des pupilles opaques, blanchies par la cécité, la peau était légèrement ridée, plissée par de vieux restes de pattes d’oie. Il aurait pu les faire disparaitre. Il le faisait la plupart du temps, d’ailleurs. Mais elles lui rappelaient l’époque où rire était bien plus simple, les temps où ses seules préoccupations étaient de savoir quel était le prochain livre à dévorer. Une période de sa vie révolue depuis des siècles. Un peu plus morose, il acheva rapidement le reste de sa toilette corporelle. Dans un froissement de plus, il étendit ses larges ailes dans son dos. On lui avait raconté, maintes fois, qu’elle était légèrement irisées, bleutées, mais il n’avait jamais pu le voir de ses propres yeux. Et pourtant il en faisait tout de même sa fierté. Avec un tic d’agacement, il passa les doigts là où Elle l’avait brûlé. Une demi-douzaine de plumes étaient encore roussies, bien moins douces que leurs consœurs. Elles finiraient par tomber et repousser, mais le Déchu ne pouvait s’empêcher d’être exaspéré. La preuve de plus, s’il était nécessaire, qu’une femme était capable du pire. Marmonnant pour lui-même, il se mit en quête d’un produit pour ses ailes, hésitant entre plusieurs fioles. Dans la mesure où l’une d’entre elle pouvait très bien être du baume pour les pieds, il s’abstint, et appela l’angelot.

-« Tim ? Tu as de l’huile pour les plumes ? »

D’un peu plus loin dans l’appartement, la voix du bibliothécaire retentit, quelques octaves en dessous de sa tonalité habituelle. Il avait dû reprendre son apparence adulte.

-« Ouais ! Attends, j’arrive. »

Lorsqu’il entra dans la salle de bain, Eerah était debout, entièrement nu, les cheveux tombant en cascade sur sa nuque et son dos, les ailes déployées à leur maximum, en train de sécher. Il tenait dans chaque main un flacon différent, l’air perdu.

-« J’ai bien essayé de trouver, mais dans le doute… »

Tim manqua de s’étouffer en s’éclaircissant la gorge, et balbutia :

-« Euh… Oui, oui, j’arrive. »

Le Déchu n’avait jamais été très pudique, sans être exhibitionniste non plus, mais l’idée que son corps dévoilé dans son intégralité puisse interpeller d’une quelconque façon l’angelot ne lui avait jamais traversé l’esprit. Celui-ci lui prit doucement les bouteilles des mains, et lui tendit un autre récipient. Il sembla hésiter un instant, se racla de nouveau la gorge et demanda, innocemment :

-« Tu… Euh… Tu veux que m’en occupe ? »

Eerah tiqua un instant. En soi, la proposition n’avait rien de malhonnête ni d’étrange. Il avait déjà profité d’un traitement similaire aux bains publics, mais il n’aurait pas songé à un homme et encore moins à un ami pour ce rôle. Après une seconde d’hésitation silencieuse, il révisa son point de vue. Après tout, pourquoi pas ? La zone de jonction des omoplates avec les scapulaires était particulièrement malaisée à atteindre, un peu d’aide ne serait pas de trop. L’aveugle accepta avec un sourire. Il tira à lui un petit tabouret en bois, et s’assit dessus, dos à Tim. Comme surpris qu’il ait accepté, l’angelot marqua un temps d’arrêt, avant de se reprendre rapidement, et de verser un peu d’huile dans ses mains.

D’ordinaire, il fallait plusieurs dizaines de minutes au Déchu pour s’occuper de l’intégralité de son plumage ; sa cécité et la taille de ses appendices dorsaux n’aidant pas. Mais entre les mains de Tim, le travail était à même d’être fini rapidement. Il connaissait parfaitement la forme et structure des os, glissait entre les plumes sans le moindre effort. En quelques minutes à peine, il avait complètement terminé l’aile droite, et entamait la gauche en partant de la base. L’aveugle, lui, profitait simplement, retrouvant avec joie le sentiment de propreté et de légèreté qui suivait naturellement ce processus. Le jeune Déchu, de surcroit, avait visiblement de l’expérience, et s’occupait de sa tâche avec beaucoup d’application. Un peu plus, et il aurait pu trouver ça agréable, songea Eerah en souriant sans conviction. En passant près de son dos, la main de Tim effleura sa peau, et involontairement, un large frisson parcouru le Déchu du haut de la nuque jusqu’à la base des reins. Il se crispa immédiatement, priant pour que le bibliothécaire n’ait rien aperçu. La sensation était partie directement de son crâne à des zones plus éloignées, des endroits qu’il n’avait pas envie de voir s’activer en présence d’un homme.

Il rabattit immédiatement sa serviette sur ses cuisses et pinça les lèvres en attendant la fin de la manipulation. Si l’angelot s’était rendu compte de quelque chose, il ne l’avait pas montré. Rapidement, il atteint l’extrémité de l’aile gauche, et effila la dernière plume en insistant un peu plus, pour atténuer les effets de la brûlure. Dès qu’il eut terminé, il lâcha un bref « Voilà ! », et Eerah se leva un peu trop brusquement pour aller chercher ses affaires. Sans se tourner vers son ami, il bafouilla un remerciement, et resta devant la pile de ses vêtements, sans savoir quoi faire. Il ne pouvait pas décemment enlever sa serviette pour finir de se sécher, du moins pas tant que Tim serait là. Dans toute une vie, il n’aurait jamais cru éprouver gêne plus grande et sentiment plus étrange qu’à ce moment. Il joua un instant avec la boucle de sa ceinture, et dans son dos, l’angelot finit par refermer la porte de la salle d’eau. Pendant une seconde, le Déchu ne bougea pas, avant de finir d’essuyer ses ailes, troublé. Ce genre de chose n’était pas censé arriver dans ce genre de situation. C’était surement lié à la soirée précédente. D’une manière ou d’une autre, il avait été beaucoup touché, et ne s’en était pas rendu compte. Voilà, c’était la seule explication possible. En réalité, il y en avait bien une autre, mais il refusa d’y penser. Un peu plus tard, il ressortait également de la salle de bains, uniquement vêtu de son pantalon. Certains auraient pu penser qu’il tentait le diable, mais il était tout simplement impossible qu’il remette sa vieille chemise, tâchée de sang, recouverte par endroits de crasse et d’alcool. Il arriva donc ainsi dans le salon, non sans une certaine gêne, et demanda simplement :

-« Tu aurais quelque chose à me prêter pour ce soir ? »

L’intéressé acquiesça vivement et revint un instant rapidement avec une chemise de soie noire. Eerah l’enfila sans un mot, et tâcha de rayer de son esprit ce qu’il venait de se passer. Simple coïncidence, liée à son état. Rien de plus, rien de moins. Il secoua la tête, laissant ses cheveux glisser de part et d’autre de ses épaules, et sourit largement.

-« Alors, on va où ? »

Tout en achevant de lasser ses chaussures, Tim lança :

-« Tu verras. Un endroit pour te détendre. »

Une surprise qui pouvait cacher plein de choses. Et Eerah détestait les surprises. Il se contenta d’afficher un sempiternel sourire, et attacha son bandeau. Ils finirent par quitter l’appartement, l’angelot obligeant malgré lui l’aveugle à laisser ses armes sur place. Avec réticence, il laissa sur le sofa fourreau, lame et bâton. Il avait bien tenté de faire passer ce dernier pour un moyen d’appui, mais Tim savait parfaitement qu’il n’en avait pas réellement besoin pour se mouvoir sans problème. Les deux hommes déambulaient dans les rues d’Avalon, le plus jeune s’arrêtant tous les cent mètres pour saluer une connaissance ou un habitué de la bibliothèque. Eerah lui n’avait jamais pris de temps de faire connaissance avec beaucoup de monde. Il se contentait de suivre, serrant une main quand l’occasion se présentait, souriant avec obligation la plupart du temps. Doucement, il commençait à se rappeler pourquoi il avait quitté cette vie pour courir les chemins.

Au bout de vingt minutes, ils parvinrent enfin à destination. Ils avaient marché jusqu’aux quartiers moins riches qui bordaient ceux des forgerons, là, où, si ses souvenirs étaient bons, se trouvaient la plupart des lieux de plaisir de la cité. Avec un air désabusé, il lança à Tim :

-« Un bordel, sans rire ? Je ne pense vraiment pas avoir envie de ça… »

-« Fait-moi confiance. C’est pas du tout ce que tu crois. »

Ça, Eerah voulait bien le croire. Des fenêtres qui donnaient sur la ruelle, on n’entendait exclusivement que des voix et rires d’hommes.


1867 Mots, 5603 au total.


Chapitre IV | Douceurs | Solo GqzDWY

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Eerah
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Eerah
Jeu 02 Jan 2014, 21:12


L’air circonspect, Eerah laissa son ami prendre les devants. Il n’aurait pas dû s’offusquer à ce point. En Avalon, ces pratiques étaient plus que courantes, répandues, mêmes. Mais après ce qui s’était produit dans cette salle de bain, il n’était pas certain de vouloir en savoir plus. De toute évidence, c’était un lieu réservé aux hommes, et à des plaisirs bien particuliers. Non pas qu’il ait le moindre problème avec cela, les préférences sexuelles, chez les Déchus, étaient aussi variés que les coupes de cheveux. Simplement, lui restait relativement classique. Du moins pensait rester classique. Il secoua la tête, et se répéta une nouvelle fois. Ce n’était qu’un évènement aléatoire, surgi après un traumatisme. Un traumatisme. Le mot lui-même l’emplissait de fatigue et de honte. Des centaines d’hommes et de femmes avaient connu l’horreur, des situations autrement plus dérangeante que sa soirée, et il osait appeler ça un traumatisme. En avançant jusqu’à l’entrée du bâtiment, il se morigéna. De toute manière, il ne risquait rien à suivre Tim. Il lui avait toujours fait confiance, ça n’allait pas changer du jour au lendemain, et certainement pas après qu’il l’ait couvé pendant plus d’une journée. D’un geste de la main, il détacha le nœud de son bandeau et le glissa dans sa poche en réajustant rapidement ses cheveux.

À peine les portes franchies, les bruits de la ville s’estompaient sous une mélodie calme, entrainante, et les senteurs de la rue se muaient en fragrances de musc entêtantes. Avec un peu d’imagination, on aurait cru basculer dans un tout autre monde. Etrangement, l’odeur du pin ciré et les encens âpres lui rappelait les bars à opium que l’on pouvait trouver à l’est du pays. Les murs étaient couverts de tentures ou de tapisseries, et l’ensemble de la pièce aménagé avec sofas et coussins, donnant à l’endroit une acoustique assourdie, à la fois douillette et intime. Pas trop décevant, s’autorisa Eerah à penser, avec un petit sourire. Les architectes d’Avalon savaient jongler avec les sens de leurs hôtes, pour transmettre en quelques secondes des émotions qu’une maison humaine aurait mis des années à engranger. Laissant l’aveugle s’imprégner des lieux, Tim attendit patiemment, puis pressa doucement son bras en l’entrainant plus en avant. À peine une dizaine de pas plus loin, il s’arrêtait pour interpeller quelqu’un.

-« Yehadiel ! Bonjour. Est-ce que tu pourrais me rajouter un participant à ma séance de ce soir ? »

Participant, séance, chaque mot ajoutait au poids que supportait le Déchu, qui avait de plus en plus de mal à ne pas laisser son ami sur place pour partir loin du bordel « particulier ». Peut-être que ce n’était pas ce qu’il croyait, mais ça commençait réellement à y ressembler fortement. La seule chose qui le retenait réellement était cette éternelle et insupportable curiosité. Même si c’était à ses dépens, il avait besoin de savoir, savoir ce qu’il en était pour cette soirée, savoir ce qu’il en était pour lui. D’une manière ou d’une autre, il était perdu, et soumit à des questions qu’il ne s’était jamais posé en plus de deux siècles. La voix chantante de celui qui répondit n’allait pas le rassurer :

-« Tim ! Et c’est un de tes amis ? Enchanté. Yehadiel, patron de cet établissement. Pour tout à l’heure, aucun problème. Je le mets sur ta note ? »

-« Oui, s’il te plait. Nous allons attendre dans le salon bleu. »

Par automatisme, Eerah marmonna quelque chose à propos de l’argent qu’il devrait à l’angelot, sans même savoir ce qu’il payait. Il salua machinalement le responsable, et suivit sans grande conviction le bibliothécaire tandis qu’il s’engouffrait dans un couloir molletonné de moquette moelleuse. Il entendait les pièces annexes défiler à leurs côtés, pulsant parfois au son d’une musique animée, ou bien rythmant sur des accords plus doux. Certaines ne laissaient filtrer que quelques brides de paroles, où d’autres résonnaient de rires et de récits emphatiques. Et plus ils avançaient, plus les clameurs s’apaisaient pour parfois se muer en murmures glissés, en soupirs discrets, en gémissements cachés, de ceux qu’on doutait avoir entendu une fois qu’ils s’étaient tus. Lorsqu’au détour d’un corridor, un franc cri de plaisir perça de derrière une cloison, le Déchu se stoppa net.

-« Tim… Je… Franchement, je sais pas si c’est le bon soir pour ce genre de trucs… »

Un court soupir pointa, et avec une voix qui trahissait un amusement mêlé d’hésitation, le jeune Déchu insista une dernière fois :

-« S’il te plait. Rien ne te retient ici, mais s’il te plait, attends au moins de savoir de quoi il s’agit. Si ça ne t’intéresse pas, je te raccompagnerais à l’appartement. »

Il aurait été stupide et peu délicat de refuser. Non sans mal, l’aveugle acquiesça, et continua la marche en essayant de ne pas prêter attention à ce qu’il entendait. Les senteurs n’étaient pas en reste non plus, à un tel point qu’elles en devenaient presque étourdissantes pour l’odorat sensible du Déchu. Ils montèrent encore un escalier, parcoururent un nouveau couloir, et finalement, Tim le fit entrer dans une pièce exigüe à l’atmosphère fraiche et aérée. On percevait les bruits de la rue et le souffle du vent, sifflants au travers d’une petite fenêtre de toit. Sans attendre, Eerah se mu vers l’air salutaire, et inspira longuement une bouffée de l’oxygène vierge de parfums. Non pas que ceux-ci l’auraient dérangé d’ordinaire, mais une telle quantité d’arômes finissait par embrouiller le raisonnement, et lors d’un soir comme celui-ci, il risquait fortement d’avoir à y recourir. Ça devait être le salon bleu, la pièce que l’angelot avait évoquée plus tôt. Elle avait tout de ce qu’elle était censée être : une salle d’attente. On y avait disposé quelques sofas et fauteuils, de sobres décorations florales ci et là, et une table basse surmontée d’un service à thé et de plusieurs livres – certainement des romans d’Eugarre, un écrivain aussi apprécié que peu talentueux, au grand dam de lecteurs avisés comme le Déchu.

Sans un mot, ils prirent place, chacun assis sur un des fauteuils feutrés. Machinalement, ils se saisirent tout deux d’un livre. Circonspect, Tim l’observa faire, sans conviction. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, et depuis qu’il s’était rencontrés, l’angelot lui avait toujours fait la lecture. C’était même la raison de leur première entrevue. À l’époque, Eerah recherchait activement quelqu’un pour s’adonner à cette tâche si peu gratifiante qu’était de lire pour l’aveugle. Sans Tim, il aurait certainement sombré dans un état végétatif, obligé de se contenter des brides de comptoir et de sa demi-vie de soldat. C’était ainsi qu’ils étaient devenus amis. Depuis lors, il s’était passé un certain nombre d’évènements plus ou moins explicables, plus ou moins rationnels. Sonenzio Vilipare, le « maitre » du Déchu dans sa quête de savoir, lui avait transmis cette capacité, et à force d’habitude, c’était devenu naturel. Il fit glisser ses doigts sur le papier, et l’encre se transforma instantanément en braille. Les yeux perdus dans le vide, fixés sur une peinture dont il ignorait l’existence, l’aveugle commença sa lecture, se gaussant sarcastiquement à chaque tournure de phrase étrange. De son côté, le bibliothécaire l’observa un instant en haussa les sourcils, avant de se mettre à lire à son tour.

En dix minutes, ils n’échangèrent presque aucun mot, mis à part lorsqu’Eerah décidait de partager avec Tim son avis sur la qualité du roman ou sur les capacités de l’auteur à se moquer éperdument des règles de grammaire et de syntaxe. L’angelot n’osa pas de commentaire. Lorsque le Déchu commençait à parler de littérature, il valait mieux se ranger à son avis, ou bien accepter de s’engager dans une discussion sans queue ni tête visant uniquement à appuyer les arguments de l’aveugle. Celui-ci en était d’ailleurs assez conscient, puisqu’il sourit légèrement en entendant le bibliothécaire l’approuver d’un acquiescement peu convaincu. Pour un homme qui aimait se dire ouvert d’esprit, on aurait pu être surpris par le nombre de choses auxquelles il semblait fermé, ces derniers temps. Quand on vint les chercher, il referma nerveusement son ouvrage, et le reposa sur la table.

-« Messieurs, si vous voulez bien me suivre. »

Ils s’exécutèrent, Eerah à quelques pas derrière son ami, et passèrent dans deux antichambres qui semblaient étouffantes à côté du salon qu’ils venaient de quitter, avant d’entrer dans une grande salle, humide et saturée de vapeur. Jusqu’ici, rien ne pouvait le pousser à rester. Il soupira doucement, et leur guide expliqua rapidement ce qui les attendait.

-« Bien. Voici des serviettes, vous prenez les tables huit et neuf. Pour toi, Tim, comme d’habitude, Camille s’occupera de toi, et pour monsieur, j’ai fait appeler Sascha. Je vous souhaite un agréable moment, n’hésitez pas à demander si vous avez besoin de quoi que ce soit. »

Sans savoir quoi faire, Eerah se laissa entrainer par l’angelot, et quand ils furent dans les vestiaires, il finit par demander :

-« Je pensais que ce n’était pas ce que je croyais ? Qu’est-ce qu’on est censés faire avec ces femmes ? Ou plutôt, qu’est-ce que ‘Camille et Sascha’, sont censées nous faire ? »

Avec un petit rire, Tim répondit innocemment :

-« Et je me répète, c’est loin d’être ce que tu crois. J’ai pensé qu’après tes combats et ta journée d’hier, un massage te ferait le plus grand bien. Ce n’est qu’un massage. Rien de plus, rien de moins. Déshabille-toi, met cette serviette autour de ta taille, et allons-nous en remettre à leur mains. »

Un large sourire éclaira le visage du Déchu. Finalement, la soirée s’annonçait bien mieux que ce à quoi il s’était attendu. Il fit glisser ses fripes, attacha la serviette sur ses reins, et poussa le battant de la porte des vestiaires. Le bibliothécaire le rejoint rapidement et le mena jusqu’à sa table. Sans se presser, ils prirent place et s’installèrent le plus confortablement possible. Eerah posa son front sur ses doigts croisés devant lui, et ferma  les yeux en profitant un instant du contact doux du tissu tendu sur la pierre. Quelques secondes plus tard, il sentit une paire de mains fines et agiles s’emparer de son dos. Après ses péripéties, il pouvait presque sentir un nœud dans chaque muscle de son corps, et la moindre des pressions précises de la masseuse le libérait complètement. Il gémit longuement et soupira d’aise. S’il y avait un temps pour chaque chose, on n’aurait pas pu mieux choisir celui-ci. La vapeur et la chaleur menaçait presque de le faire glisser dans le sommeil, si une question ne persistait pas encore et toujours dans son esprit. Il hésita longuement, et tourna finalement la tête vers son ami.

-« Tim… Tu es gay ? »

Derrière lui, il sentit une courte hésitation dans les mouvements des doigts de Sascha, et le bibliothécaire eut un petit rire.

-« Eh bien, oui, on peut dire ça. J’espère que ça ne te met pas mal à l’aise. »

Le Déchu se démentit brusquement.

-« Non, non ! Pas du tout… J’ai… Enfin… Non, rien. »

Un silence pesant s’installa, ponctué par les frémissements subtils de la peau effleurant la peau. Non, il n’était pas mal à l’aise avec le fait que Tim soit homosexuel. Pourquoi l’aurait-il été ? Surtout à Avalon. D’autant plus qu’il connaissait la réponse depuis un certain temps déjà, ce n’était qu’une simple confirmation verbale. Là n’était pas le problème, la vraie question était surtout…

-« Et toi ? »

-« Quoi, et moi ? »

Tout d’un coup, il était bien moins à l’aise. Les mouvements de Sascha aidaient à l’apaiser, mais ses pensées fusaient dans son esprit. Si c’était une invitation de la part de Tim, il allait falloir redoubler de prudence pour refuser. S’il refusait. Pourquoi est-ce qu’il ne refuserait pas, de toute façon ? Eerah avait l’impression que sa tête allait exploser.

-« Je veux dire, où est-ce que tu en est ? »

La question était très claire. La réponse, elle, bien moins évidente. Pendant de longues secondes, le Déchu ne répondit rien, avant de soupirer, et de lâcher faiblement :

-« J’en sais rien. »

L’absence de réaction du bibliothécaire le poussa à continuer.

-« Je sais pas, parfois, je me demande, mais je suis toujours attiré par les femmes. J’adore ce que cette jeune fille est en train de faire. »

Tim gloussa :

-« J’imagine que tu te poserais moins de question si c’était effectivement une femme. »

Eerah se figea, et derrière lui, une voix d’homme, une voix douce et chantante, s’éleva :

-« Ravi que ça vous plaise. »

La tête du Déchu retomba lourdement sur ses mains. Maintenant qu’il constatait l’état de son bas-ventre et le reliait avec le fait que les mains qui le manipulaient étaient des mains d’homme, les questions qui peuplaient son esprit venaient de se démultiplier. D’un côté, il venait de répondre à un certain nombre d’interrogations, et d’un autre, la nonchalance avec laquelle Tim prenait ça le rassurait. Il n’y avait peut-être pas lieu de se traumatiser à ce point pour une chose aussi simple. Après tout, personne ne viendrait le juger, certainement pas en Avalon. Même s’il ne répondait pas à ses questions, l’important n’était pas là. Si le résultat était le même, homme ou femme, autant choisir selon d’autres critères que le sexe. Il finit par éclater franchement de rire et se détendit complètement.

-« Saloperie, va. Camille et Sascha. J’aurais dû m’en douter ; deux prénoms épicènes. »

-« Je t’avais prévenu, que ce n’était pas ce que tu croyais. »

Il le rejoignit dans son hilarité, et demanda de nouveau :

-« Alors, et toi ? »

Eerah réfléchit un instant, et le formula du mieux qu’il put.

-« Disons… Que je suis ouvert. »

Le bibliothécaire hocha la tête en s’esclaffant et ils retournèrent à leur mutisme, pour profiter de ce que Camille et Sascha avait à leur offrir. Eerah n’avait toujours pas de solution, mais il savait au moins qu’il avait une personne sur qui compter. Le sourire aux lèvres, il se laissa masser, en espérant que ça ne finirait jamais.

2368 Mots, 7971 au total.
Fin.


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