Dans le petit salon

☙ Joe Hisaishi - Merry Go Round of Life (Howl's Moving Castle)

Arc-bouté, je m'échinais sur le bras d'un lourd fauteuil pour le faire glisser près de la fenêtre. Sur une table posée contre le mur, mon matériel nettoyé et désinfecté attendait, prêt à l'emploi. Il y avait plusieurs aiguilles, quelques stylets, et plusieurs pots d'encre et de crèmes. Eizen m'avait aidé à les confectionner avant de la quitter pour Basphel. Tout en ramenant mes cheveux en arrière à l'aide d'un bandeau de façon à ne pas les avoir dans les yeux, je vérifiai que tout était positionné de façon optimale, que rien n'avait été oublié. C'était comme un rite, et exécuter ces préparatifs m'installaient dans l'état d'esprit propice pour opérer mon art en restant focalisé et détendu. En théorie. Parfois, le doute engendrait quelques imperfections qui me contrariaient. En retour, la contrariété crispait mes doigts et il devenait obligatoire de prendre une pause plutôt qu'enchaîner les erreurs.

Le bruissement d'une porte me fit me retourner. Je reconnus la fille qui était venue me trouver après avoir dénicher l'annonce où je proposais mes services, et je lui adressai un sourire timide. « Bonjour. Tu as réussi à trouver, tant mieux. Cette pièce n'est pas très connue mais c'est pour cela que je l'affectionne. Nous n'y serons pas dérangés. » L'école était truffée de petits salons confortables où les élèves pouvaient venir se retrouver pour se détendre, jouer à des jeux, bavarder ou simplement étudier dans un cadre moins strict que la bibliothèque. Certaines de ces pièces étaient plus célèbres que d'autres. Mon amour de la solitude m'avait poussé en quête de celles cachées dans des renfoncements, indécelables à première vue et peu fréquentées. Il fallait être patient et observateur pour les trouver mais j'avais beaucoup de temps, mon emploi du temps étant bien moins complet que celui d'un Basphéliens ordinaire.

« Tu t'appelles Éris, c'est ça ? » Il n'avait pas entendu parler d'elle. La brune paraissait discrète et peu loquace. « Tu es à Basphel depuis longtemps ? Où est-ce que tu étais, avant ? » J'eus un sourire penaud. « Tu n'es pas obligée de répondre à mes questions si tu n'en as pas envie. Bavarder un peu avec la personne m'aide pour cerner un peu plus la personne et j'arrive mieux à comprendre le tatouage souhaité, alors j'aime bien poser quelques questions. Tu peux commencer par me parler du tatouage que tu voudrais pour commencer, et où tu voudrais le faire ? » Je la scrutai avec intensité, cherchant déjà à deviner la réponse qu'elle m'offrirait. Il y avait une dureté dans le fond de ses prunelles qui m'éloignait de la piste d'un dessin discret. Un animal ? Non. Quelque chose de complexe. Des runes, peut-être ? Une citation ? L'autre jour, un garçon follement amoureux m'avait demandé de lui tatouer le prénom d'une fille sur l'épaule. Amusé, je m'étais exécuté en espérant qu'il ne le regretterait pas ensuite. Il y avait toujours possibilité d'effacer un tatouage grâce à la magie cependant, en tout cas pour les miens car je ne possédais pas la magie que les Mayfair utilisaient pour les marques dont ils affublaient leurs esclaves. Une autre fois, moins drôle, un groupe de garçons avait traîné un élève jusqu'à moi et m'avaient demandé de tatouer le prénom de Muscarine sur le ventre. L'élève avait le visage pâle et défait et semblait sur le point de pleurer. Sans chercher à savoir s'il avait perdu un pari ou s'il s'agissait d'une plaisanterie douteuse, j'avais poliment décliné la demande.

Message I | 620 mots

Portrait de Basphel

Éris entra. Elle avait hésité à venir parce qu’elle savait que ce qu’elle s’apprêtait à faire serait mal perçu par ses parents et par son entourage. Elle devrait garder son acte secret, comme un trésor qui n’appartiendrait qu’à elle. Certains Mages Noirs étaient tatoués mais il lui semblait que la chose était globalement mal perçue. Tout dépendait de qui il s’agissait, d’où se trouvait l’encre et de ce qu’elle représentait. Si les marques étaient dévolues à Ethelba, peut-être étaient-elles admises ? Éris n’en savait pas grand-chose mais elle avait entendu plusieurs fois sa mère se plaindre de ces « Sorciers qui dénaturaient leur épiderme ». Pour le reste, elle n’en avait presque jamais vu. Les tatouages devaient se cacher sous les vêtements. À cet égard, ces derniers étaient pratiques.

Lorsque le blond parla, elle lui fit un léger sourire. Elle aurait préféré ne rien laisser paraître du tout mais puisqu’il aurait accès à sa peau, il valait mieux qu’elle se montrât agréable. « Oui. » Elle avait hâte qu’ils s’y missent. Elle n’avait jamais été très affable et avait parfois du mal à établir une connexion sociale satisfaisante pour tout le monde. Elle ne tentait d’être sympathique que lorsqu’elle pouvait obtenir quelque chose et, généralement, ce n’était pas très concluant. Sinon, elle préférait rester dans son coin, ce qui était le cas la plupart du temps car ses centres d’intérêts étaient très restreints et ne tenaient en réalité qu’en un prénom et l’univers autour de ce prénom. « Amestris… » le renseigna-t-elle avant qu’il ne lui spécifiât qu’elle pouvait se taire. Heureusement, la suite délia sa langue davantage. « J’ai hum… une sorte de projet, disons. Mais je veux commencer petit. Juste une croche… là… » Elle souleva l’un de ses bras et désigna la zone juste en dessous de son aisselle du doigt. Elle voulait essayer, voir si ça faisait mal, voir comment ça donnait, voir si ça se voyait… voir, tout simplement. Le problème c’est qu’elle avait l’impression que son corps ne lui appartenait plus depuis longtemps. Elle voulait se le réapproprier. Le marquer lui semblait être un chemin satisfaisant vers cet objectif. « Et ensuite j’aimerais me tatouer partout… » Pas exactement. « Enfin, du moment que je puisse m’habiller sans que ça ne se voit… » Les robes sorcières étaient particulièrement couvrantes. Éris se disait donc qu’elle avait une bonne zone de libre pour faire ce qu’elle désirait. Personne ne devrait savoir. Si son père la déshabillait, il ne pourrait rien dire non plus. Ses yeux se poseraient sur des endroits normalement inaccessibles et il avouerait avoir un comportement problématique en la dénonçant. « Tu peux le faire ? » demanda-t-elle au blond. Elle le trouvait assez beau. Il avait un petit air de Cyrius.

459 mots

Dans le petit salon

☙ Joe Hisaishi - Merry Go Round of Life (Howl's Moving Castle)

« Oui, c'est tout à fait possible. » approuvai-je avant de rapprocher mon tabouret d'elle. « Je dois te prévenir cependant que c'est une zone assez sensible, donc douloureuse lorsque j'appliquerai mes aiguilles. Si tu le souhaites, j'ai un onguent anesthésiant pour que tu ne ressentes pas davantage qu'un picotement. Qu'est-ce que tu préfères ? » Une fois sa réponse obtenue, je me mis au travail sans plus attendre. Avant de prendre mes aiguilles, je pris le temps de dessiner quelques croches sur mon carnet pour la laisser sélectionner le motif qui la tenterait.

« Tiens bien ton bras en l'air. Si tu ressens le besoin de le baisser, préviens-moi, et on fera une pause. » lui recommandai-je avant d'approcher l'aiguille de la zone désignée. Fort de mon expérience qui s'accroissait avec les clients qui s'invitaient sous mes mains, j'avais appris à prendre un temps supplémentaire avec le premier contact de la pointe avec la peau. C'était sa première fois, et je ne voulais pas la surprendre et ruiner le tatouage si elle bougeait brusquement. Surveillant ses réactions, la tension de ses muscles et les tressaillements involontaires, j'esquissai l'ébauche de la note de musique.

Moi-même peu bavard, j'avais cependant découvert que converser m'était plus facile quand mes mains étaient occupées et mon esprit concentré sur la tâche manuelle. Le motif, assez facile, m'autorisait à laisser mes pensées dériver plus sereinement. « Tu es musicienne ? » Je déposai mon aiguille sur un linge et en sélectionnai une autre, plus épaisse, pour noircir l'intérieur de la croche. « Je joue moi-même de la harpe. Je n'ai pas encore un niveau aussi excellent que certaines de mes congénères, mais je me débrouille avec des compositions simples. Je compose moi-même aussi parfois, même si ce n'est objectivement pas très bon, bien qu'on me dise l'inverse, pour m'encourager, j'imagine. Ma soeur est dotée d'un enthousiasme assez effrayant parfois. »

Je me tus pour lui laisser le loisir de répondre et en profitai pour terminer le tatouage. Soigneusement, j'y appliquai un produit couvrant pour le protéger le temps qu'il sèche et que le dessin imprègne la chair sans baver, avant de le recouvrir d'un pansement protecteur. « Si ta peau fait une réaction allergique, ou si finalement, tu n'aimes plus le tatouage, tu peux revenir me voir. » lui souris-je avant de lui remettre un baume.

Tout en réunissant mon matériel, je lui demandai ensuite sans la regarder pendant qu'elle réajustait son uniforme. « D'où t'es venue l'envie de faire un tatouage ? Ou plutôt, ce que je veux dire, pourquoi tout le corps ? Généralement, ceux que je tatoue pour la première fois sont simplement curieux. Ils veulent voir ce que ça fait. Certains y prennent goût et peu à peu, se tatouent tout le corps. Ça dépend de chacun et des raisons pour lesquelles ils le font. Toi, tu as l'air déjà plus ou moins décidée. » Je me tournai d'un quart pour lui glisser un coup d'oeil. Elle m'intriguait un peu. On disait toujours de Basphel que l'école abritait les personnalités marquantes de l'avenir. En ce sens, certains dévoilaient déjà leur particularité à l'adolescence. Certains étaient des athlètes très doués, d'autres étaient d'une intelligence hors-normes, mais pour beaucoup, je ne voyais que des adolescents normaux pour le moment. Et elle ?

Message II | 583 mots

Dans le petit salon

Musique

Éris hésita avant de penser à son père et à ses intrusions. Il n’avait jamais poussé le vice assez loin mais elle imaginait sans mal ce qu’il serait capable de faire avec son aiguille à lui. « Non, ça ne me dérange pas les picotements. » Elle voulait sentir son corps, les douleurs qui lui seraient infligées. Tant qu’elles venaient d’elle – d’Andrea qui agirait pour elle – ça irait probablement. Si vraiment c’était insupportable alors elle lui demanderait son onguent. S’il ne voulait plus ou ne pouvait plus, elle n’aurait qu’à partir, le tatouage non terminé.

Après avoir choisi la note qu’elle désirait, elle s’installa correctement et se dénuda assez pour les besoins du dessin. La Mage Noire inspira et positionna son bras comme demandé. Elle devait travailler sur sa pudeur. Elle devait réellement se réapproprier son corps, quitte à piétiner toute son éducation. Ce garçon était un bon entraînement. Elle acquiesça et le regarda encore. Quand il commença, la morsure de l’aiguille lui parut supportable au début. Puis, plus le temps passa et plus ça l’irrita, comme si quelqu’un s’amusait à frotter son épiderme avec son ongle au même endroit plusieurs fois. « O… Oui. » Entendre sa voix n’était pas plus mal. Ça l’aida à se détacher de son corps. « Tu as une sœur ? » Elle aurait bien aimé en avoir une. Elle aurait peut-être davantage intéressé son père. Ses pensées n’étaient pas bienveillantes mais, malgré son statut de victime, elle était très loin d’être une Magicienne. « J’aimerais ne parler qu’avec d’autres musiciens. » lui avoua-t-elle. La musique était très dure à expliquer lorsque l’on était du côté de celui qui joue. L’écouter procurait des émotions mais jouer était différent. La technicité était délicate à décrire, tout comme la composition d’une partition. Elle ne s’y connaissait pas encore mais l’étude des partitions avait un réel intérêt. Parfois, il suffisait de lire les lignes pour déceler le génie.

« D’accord. » Peut-être qu’elle reviendrait le voir. Pour la suite. Ou juste parce qu’elle le trouvait agréable à regarder. Éris remit son uniforme correctement. Elle écouta sa question et hésita à lui répondre. C’était une Orine, n’est-ce pas ? Tout était différent avec les Orines. Mais pouvait-elle lui faire confiance ? Elle ne le croyait pas. « Hum. Je t’en parlerai peut-être la prochaine fois, si je viens pour la suite… » Il valait mieux retarder ce moment. Elle aurait pu lui mentir, trouver une histoire à raconter, mais quelque chose en elle la poussait à ne pas le faire. Il avait marqué sa peau et c’était le premier à le faire depuis son père. Dans son cœur, il avait à présent une réelle importance. Saine ou malsaine, l’avenir le dirait peut-être.

444 mots