À la manière d’un homard, les doigts de Kiara se refermèrent doucement sur la peau de l’avant-bras de Lucius. « Tu es sûr ? » demanda-t-elle, un sourire un peu bancal accroché aux lèvres. Elle se sentait encore flottante, à mi-chemin entre l’osmose de son corps avec celui de son amant d’un soir et l’existence à part entière de sa propre enveloppe charnelle, de tous les organes qu’elle contenait et de tous les systèmes qui la composaient. La première sensation qui lui revint avec netteté fut le froid. Un frisson courut contre sa peau et elle se rapprocha du brun, presque avec timidité, comme si le moindre mouvement pouvait briser l’ambiance qui les enlaçait. Ils semblaient protégés par une bulle, à l’abri du temps et de l’espace. Elle repensa au ruban. C’était en le touchant qu’elle était arrivée ici. Avait-il agi pour le Destin ? Fallait-il qu’elle rencontrât le Magicien ce soir et qu’ils fissent l’amour ? Elle regarda sa main, sa paume, ses doigts, ses phalanges, ses ongles. Elle était troublée ; par la situation, par l’état d’atonie dans lequel l’avait plongée la fin de l’acte, par les effets de l’alcool. Elle passa un bras dans le dos du Mage et logea son visage contre son torse. Éprouver ses contours avait quelque chose d’apaisant, de rassurant. De terre à terre. Ça rendait le reste tangible. Rappelait ses sensations. Une portion de ses esprits que l’alcool n’avait pas anéantie. Elle inspira. Les odeurs d’huiles imprégnaient chacun de leurs pores. Ça, la transpiration, et cette odeur propre au sexe que, jusqu’ici, elle n’avait jamais connue. Ce soir, elle avait traversé une frontière. Elle avait sauté à pieds joints dans un univers plus adulte. Sous l’emprise de l’éthanol, elle y percevait un côté amusant, excitant, grisant. Elle n’en parlerait probablement pas, mais imaginer la tête des autres filles si elle leur disait qu’elle avait fait sa première fois avec Lucius Paiberym lui arracha un sourire. Elle venait de vivre quelque chose d’assez incroyable. Des tonnes de personnes auraient souhaité être à sa place ; elle s’en sentait valorisée et fière. De toutes les filles qu’il aurait pu avoir ce soir, de toutes les filles qu’il avait croisées au Fessetival, et qui étaient sans doute mille fois mieux, il l’avait choisie, elle. Avait-elle quelque chose de spécial ? Cette illusion la berça quelques instants, chaleureuse et envoûtante, mélodieuse et satisfaisante.

Le baiser dans son cou la fit frémir. « Hum ? Ah, oui… » Revenant à elle, elle cligna des yeux. « Le bar à toudous, ou quelque chose comme ça. » Elle acquiesça délicatement. « Oui, on pourrait. » Son cœur se serra un peu. Elle aurait bien aimé rester là, avec lui. Loin du monde ; dans cette bulle qui n’appartenait qu’à eux. Quand il énonça une proposition qui concordait avec son ressenti, son palpitant s’emballa. Elle releva les yeux vers lui, les joues rosies. Même après l’intimité partagée, il demeurait intimidant. Il se dégageait de lui une aura qui l’attirait autant qu’elle l’impressionnait. Il y avait ça ; et aussi le fait qu’il lui eût ouvert les portes d’un monde inconnu et qu’il l’eût guidée en son sein. Tout du long, elle s’était sentie en sécurité. Elle n’avait pas eu peur. La Rehla se pressa contre lui, remontant sa figure dans le creux de son cou. « Je veux bien qu’on reste un peu. On pourra y aller après. » chuchota-t-elle. Elle ferma les yeux, et devant eux s’imposa l’image du visage d’Adriæn. Ils ne sortaient pas ensemble, elle n’était même pas certaine qu’elle l’intéressait et, fondamentalement, elle ne lui devait rien. Déjà, parce que leur relation ne l’exigeait pas ; ensuite parce qu’il était un homme, et elle, une femme. Par définition, elle ne lui devait rien. Pourtant, une petite part d’elle, une résurgence d’inquiétude que l’alcool n’étouffait pas, l’interrogeait à ce sujet, et distillait dans son cœur un vague sentiment de culpabilité. Ou de déception, peut-être ? Aurait-elle préféré attendre Adriæn, si tant était qu’il nourrît à son égard des envies similaires ? L’adolescente ne savait pas trop. Elle espérait tout de même qu’ils se retrouveraient ensemble, au speed-dating. Elle souffla lentement et se cala un peu mieux contre Lucius. Ses doigts remontèrent dans ses cheveux et les caressèrent. Ils étaient doux. Elle inspira son odeur, lentement. Son cœur battit un peu plus fort, et elle ne se souvint de rien sinon de la danse primitive qu’ils venaient de partager. Elle avait envie de recommencer. Une question s’épanouit dans son esprit telle une fleur éclot en hiver : à quelle vitesse pouvait-on tomber amoureux ?