« Êtes-vous sûre que ce soit une bonne idée? » Sans rompre le contact que son regard cyan maintenait sur l’horizon, Rhenis D’Avada asservit son collègue à son silence le plus absolu, nullement troublée par la détresse qui avait vibré dans sa voix. Les mains confortablement appuyées sur la barre, la Reine canalisait toute son attention sur les manœuvres qu’elle effectuait pour guider son Vaisseau à travers la sylve tropicale de la Jungle de Vinyarië, sondant le terrain sauvage d’un œil circonspect, mais particulièrement inquisiteur. Il était rare de surprendre cette étincelle briller dans l’océan limpide de ses iris : au fil des années, ces derniers s’étaient progressivement désensibilisés à la beauté de ce monde, pour en avoir contemplé toutes les subtilités. Cela faisait bien longtemps que les Terres de Sympan n’avaient plus aucun secret pour la Reine d’Opaleha, dont les indénombrables voyages lui avait permis d’en explorer les moindres recoins, tant sur terre, que sur la mer ou dans le ciel. Cette familiarité qu’elle avait acquise par rapport au monde avait, à la longue, émoussé toute forme de curiosité qu’elle ressentait à l’égard des régions qu’il contenait. Pourtant, en de rares occasions, la soif de la découverte la regagnait brièvement, entre autres lorsque ses yeux se posaient sur une terre nouvellement conquise, avant de s’éteindre tout aussi hâtivement.
Malgré le désintérêt cynique à travers lequel elle scrutait le monde, la Sirène demeurait, en réalité, sensible aux prouesses d’architecture bâties par les peuples civilisés. La créativité dont ils faisaient preuve en domptant – ou en collaborant – avec la Nature constituait bien souvent une source d’émerveillement sur laquelle il était amplement mérité de s’arrêter pour mieux l’apprécier. Bien que la Sirène eût auparavant visité la région avant que celle-ci devienne officiellement les Terres d’Iyora, c’était pourtant la première fois qu’elle allait mettre le pied sur ce territoire réaménagé au goût distinctif des Anges et de leurs alliés sylvestres. Il était réellement fascinant de constater que la topographie du lieu, bien qu’inchangée sur le plan géographique, ne ressemblait plus du tout à l’insignifiant lopin de terre qu’elle avait survolé à bord de son navire, il y a de cela des années. Son cœur s’était instinctivement emballé en comparant la contrée sans intérêt de ses réminiscences au havre de paix qu’elle représentait aujourd’hui. Cependant, la lueur qui avait illuminé le creux de ses prunelles verdoyantes s’évapora prestement, comme un grain de poussière soulevé par le vent. Assurant la stabilité du volant d’une main experte, la Souveraine réajusta légèrement la position de l’Opaleha pour conserver sa trajectoire vers le nord, en direction de la Cité de Fahorë.
« Rhenis? » Abandonnant provisoirement les formules d’usage, le Maître Nascia enjamba à vive allure la distance qui le séparait de sa supérieure. Visiblement inquiet, il braqua sur elle un regard insistant auquel elle daigna, après quelques instants, répondre sans toutefois décrocher ses yeux du panneau vitré. « Je t’ai entendu, Emil. » rétorqua-t-elle d’une voix étonnamment tranchante. « Je comprends tes inquiétudes, mais ma décision est prise. » - « Je sais que vous souhaitez renverser l’ordre établi, mais ne croyez-vous pas que votre solution s’avère un peu trop… radicale? » La Reine d’Opaleha sourit avec une once d’ironie. « Au contraire, « radical » est précisément le remède qu’il nous faut. Évidemment, une méthode moins draconienne réduirait sans contredit la controverse, mais malheureusement, j’en ai assez de faire des compromis. Les choses doivent changer : pas seulement de manière superficielle pour aider à maintenir le statu quo, mais surtout à un niveau institutionnel. » - « Les Seigneurs s’y opposeront. » insista le Rehla. « Comme toujours. » renchérit la Souveraine en repérant une plateforme idéale pour l'atterrissage. « Mais n’aie aucune crainte : je leur ferais entendre raison, d’une façon ou d’une autre. » Elle ne leur laisserait pas d’autre choix.
Depuis sa création, l’Empire des Enfants de Yanna n’avait jamais vraiment connu la stabilité. Constamment déchiré par des conflits internes de diverses envergures, l’Ordre né des Voyages et de la Liberté devait la cohésion de son existence au Code de Maglalia, qui régissait notamment leurs rapports à l’interne. Malgré cela, le Code n’était pas un outil infaillible : l’histoire de l’Empire, entachée de complots et de traitrises, en était la preuve sanglante. Paradoxalement, il s’agissait d’un problème substantiel auquel aucun Souverain ne tenta – ou n’osa – remédier, peut-être par crainte que l’ingérence du Vaisseau-Roi ne soit perçue comme une attaque directe à l’indépendance dont jouissait chaque Maison. Ce raisonnement, loin d’être fautif sur le plan réglementaire, l’était cependant sur le plan structurel : comment un Empire avait-il la moindre de chance de survivre s’il était incapable de préserver la cohérence de son unité? La chute de l’Ordre d’Hébé rappelait que trop bien la précarité d’une association qui évoluait en dehors de la surveillance des nations, et s’il avait bien une chose que la Reine D’Avada souhaitait éviter, c’était que son Empire subisse le même destin funèbre. En convoquant les Seigneurs des Opaburaha à une réunion au sein de l’Opaleha, elle visait également à les contraindre de renouveler leurs engagements pour certifier leur loyauté envers la Couronne et la mission dont celle-ci s’était dotée. L’urgence que la Fille des Eaux avait relatée dans les missives qu’elle leur avait envoyés s’était répandue comme une traînée de poudre à travers tout l’Empire. Les dirigeants des Enfants de Yanna n’avaient pas l’habitude de se réunir ensemble, pas aussi fréquemment. Lors de leur dernière rencontre, celle-ci s’était conclue par la signature d’un traité inédit avec les Ygdraës, et maintenant, la Reine réclamait une fois de plus la présence des Seigneurs autour d’une table, et ce, quelques mois seulement après la formation d’une nouvelle alliance. La question qui se posait désormais était de savoir ce que cette réunion signifiait pour l’avenir de l’Empire qui, ces derniers temps, semblait évoluer vers une nouvelle gouvernance, davantage axée sur l’ouverture au détriment de la discrétion.
Qu’ils aient ou non soutenu l’initiative de tisser une entente avec le Peuple des Forêts, les Enfants de Yanna demeuraient conscients que le lien à présent établi entre leurs nations laissait présager l’avènement prochain d’un changement. Lequel? Personne ne le savait exactement, mais la certitude qu’une chose, qu’un événement, était vouée à se concrétiser restait profondément ancrée dans la conscience collective. Qui pouvait oublier les promesses que la Souveraine, de concert avec les Seigneurs de Smara, Tinloeha et Sahwelia, avaient adressé à la royauté de Melohorë en signant le contrat? Qui pouvait oublier la réaction instantanée du Vaisseau-Roi au lendemain des attaques perpétrées contre les recrues sylvestres? En général, lorsqu’une querelle éclatait entre une Maison et une nation étrangère, les autorités suprêmes de l’Empire se gardaient d’intervenir, déléguant les mécanismes de règlement de différends aux mains des Seigneurs afin que ces derniers puissent trouver un terrain d’entente avec la partie lésée. Pourtant, dans le cas des Ygdraës, la Reine d’Opaleha n’avait pas hésité à prendre en charge le dossier, balayant les principes non-interventionnistes que la coutume, au fil des années, avait permis de formaliser. Était-ce donc le but de cette réunion inattendue? De mettre le point sur cette affaire qui stagnait depuis des semaines? Bien que, en réalité, la rencontre n’eût rien à voir avec l’enquête qui était présentement en cours, il s’agissait tout de même d’un point que la Sirène comptait aborder auprès de ses collègues. À vrai dire, cela faisait quelques temps qu’elle réfléchissait à un moyen efficace de débloquer l’impasse qui entravait la mission des forces de l’ordre. Seulement, pour arriver à ses fins, la Souveraine avait besoin de garantir le soutien d’Abel Sieg à sa cause, non pas parce que son aide s’avérait nécessairement indispensable, mais surtout parce que sa collaboration permettrait de faire passer un message à l’endroit du Conseil des Sages; un message purement symbolique qui, elle l’espérait, aiderait à apaiser une bonne fois pour toutes les tensions qui fragilisaient leurs relations.
« ... » Bien que le Maître d’équipage ne parût pas entièrement convaincu des convictions de sa Souveraine, il choisit néanmoins de ne pas en dire plus. La coopération intègre et inconditionnelle des Seigneurs lui semblait, certes, impossible à atteindre, mais il faisait confiance au jugement de la Sirène qui, à maintes reprises, avait su prouver son acuité hors pair. Le silence tomba à nouveau dans la salle de pilotage, tandis que le Vaisseau amorçait lentement sa descente vers la terre ferme dans un vrombissement sonore.
Recrachant des volutes de fumée, le Vaisseau se stabilisa à la périphérie de la ville, ses tours longilignes perforant la cime des arbres, comme si elles tentaient de toucher le ciel. D'un seul geste de main, l'Impératrice ordonna que les ancres soient jetées afin de maintenir le colossal bâtiment au sol. Alertés par le son tonitruant des moteurs qui furent, un instant plus tard, mis en arrêt, les quelques habitants de la nouvelle Fahorë commencèrent à s'attrouper près des portes de la Cité pour venir admirer le célèbre Opaleha, le joyau des Enfants de Yanna. D'abord laissée sans voix devant l'immensité de cette merveille moderne, de ce bijou révolutionnaire, l'effervescence finit par emporter la foule dont les murmures nerveux s'enflèrent jusqu'à devenir des clameurs fébriles. Enorgueillis par la force du nombre qui leur procurait une bravoure aveugle, certains individus tentèrent d'outrepasser leurs limites en se rapprochant du navire. Cependant, ils furent promptement stoppés par les gardes qui avaient formé à l’avance une ligne de sécurité autour du point d'atterrissage. Postés à plusieurs emplacements stratégiques, ils exécutaient d'une main de maître les directives que leur avaient transmis les autorités, en prévision à cet événement de grande envergure. Pleinement consciente du statut privilégié de ses invités d’honneur, Aerin Elfinleth, la gouverneure d’Iyora, s’était préparée à les accueillir dès qu’elle avait reçu la lettre signée du sceau de l’Impératrice, soit deux semaines plus tôt. Aux prises avec un manque sérieux d’effectifs, l’Eorbeth avait commencé par adresser une requête au Conseil des Sages pour autoriser l’envoi de troupes supplémentaires sur les Terres d’Iyora. Puis, elle s’était mise à élaborer des plans : sur les mesures de sécurité vis-à-vis des dirigeants de l’Empire; sur la rotation et l’itinéraire des patrouilles; sur l’aménagement d’un espace pour accueillir le Vaisseau-Roi; sur la réservation de chambres à l’égard des Conseillères Borghild et Ingvar, qui s’étaient déplacées spécialement pour assister aux échanges entre la Reine et les Seigneurs; et sur l’embauche de travailleurs, affiliés aux Enfants de Yanna, pour venir prêter main forte aux travaux de construction de la ville. Toute cette planification lui avait demandé un temps considérable pour compléter, mais elle était quand même parvenue à présenter des résultats satisfaisants, considérant la complexité des tâches qu’elle avait dû effectuées en une aussi courte période. Heureusement, elle avait pu bénéficier du soutien, autant moral qu’administratif, de la Dagmar Borghild, qui avait également contribué au processus décisionnel de sa collègue, en tant qu’agente des relations diplomatiques auprès de l’Empire.
Surplombant la ville du haut de sa cabine de pilotage, Rhenis D’Avada observait avec un amusement à peine voilé les mouvements de la foule en contre-bas, à travers le panneau vitré de sa salle de commandes. Voir toutes ces personnes s’agiter devant l’apparition de son navire la faisait sourire : elles lui prouvaient, non pas sans fierté, que le savoir-faire de son organisation ne connaissait aucun égal sur les Terres de Sympan. Ce que ces individus ignoraient, cependant, c’était que cette précieuse tour de fer et de verre leur appartiendrait bientôt. « Capitaine D’Avada ! », s’écria un Matelot en pénétrant en trombe à l’intérieur de la pièce. « Les Dames Seryndë Borghild, Aerin Elfinleth et Artanis Ingvar sont là. Elles vous attendent en bas. » En guise de réponse, la Sirène se contenta d’acquiescer d’un léger signe de tête. « Dîtes-leur que j’arrive bientôt. », lui ordonna-t-elle sans décrocher son regard du paysage. « En attendant, offrez-leur un peu de thé et des collations. Végétariennes. » précisa-t-elle. « À vos ordres, Capitaine ! » Le jeune homme s’éclipsa après avoir courbé une révérence devant sa Reine. « Vous ne devriez pas les faire attendre trop longtemps. », recommanda le Maître d’équipage en voyant que l’Ondine restait immobile. Celle-ci relâcha un soupir au bout d’une seconde. « Vous avez raison. » reconnut-elle. Les aiguilles de l’horloge tournaient et chaque mouvement les rapprochait inexorablement de la fin : la fin d’une époque, la fin d’un règne.
Lorsque la silhouette de l'Impératrice apparut dans l'entrebâillement des portes, Aerin fut la première à redresser la tête. Reposant tranquillement la tasse de thé fumante qu'elle sirotait sur son couvert, elle se permit d'initier la conversation afin d'attirer l'attention de ses consœurs, qui s'échangeaient quelques banalités à voix basse, en direction de leur hôte. « Impératrice D'Avada ! » s'exclama-t-elle en quittant le coussin de son assise. Un sourire, chaleureux et bienveillant, éclairait ses traits saupoudrés d'une fine couche de maquillage. « Quel plaisir de vous voir enfin parmi nous. » poursuivit-elle sur un ton plus mesuré, sans pour autant se départir de son expression allègre. « Comment allez-vous? » Interpellée par la série de salutations qui lui étaient adressées, la Sirène tourna naturellement son regard vers l'Ygdraë, à qui elle offrit un petit sourire ; moins accueillant que le sien, mais suffisamment cordial pour ne pas paraître malpolie. Loin d'en être offensée, l'Elfinleth interpréta sa réaction réservée comme un signe de courtoisie lié à son rang plutôt qu'à une preuve de sa défiance. « Très bien, et vous? » lui demanda la Souveraine pour respecter les formalités. « Je me porte bien également. » Sans se presser, Rhenis vint combler la distance qui la séparait des représentantes sylvestres, lesquelles s'étaient à présent toutes levées afin de procéder à un échange de mains, comme le prévoyait la tradition des Enfants de Yanna.
Contournant la table qui bloquait partiellement son chemin, l'Ondine s'arrêta d'abord devant la Dagmar Borghild. Le sourire aux lèvres, celle-ci prit aussitôt l'initiative de lui présenter, en bonne et due forme, ses deux collègues dont les visages lui étaient inconnus – ou tout au plus vaguement familier dans le cas de l'Ygdraë aux muscles saillants. « Je vous présente Artanis Ingvar, Dagmar au Conseil des Sages, et la dignitaire des Terres d'Iyora, Aerin Elfinleth. » déclara la Conseillère en désignant tour à tour la femme aux cheveux violacés et celle à la chevelure cuivrée. « Enchantée. » souffla la Reine en leur tendant chacune une main robuste. « Le plaisir est partagé. » - « Il en va de même pour moi. » renchérit l'Aslak avant de libérer l’emprise qu’elle exerçait sur ses doigts. À la manière d’un signal, son geste permit de clôturer la période de présentations, alors que les émissaires ygdraënnes, de concert avec la Souveraine, regagnaient leur place autour de la table.
« Où sont le reste de vos collègues? » La question avait quitté les lèvres de la Dagmar Ingvar qui, après avoir englouti la part de gâteau dont elle s’était brièvement départie pour venir saluer la Reine, commençait à s’impatienter. Les sourcils froncés, elle toisait l’entrée avec un mécontentement à peine voilé, visiblement pressée d’apercevoir les autres convives en franchir le seuil. Nullement impressionnée par la mauvaise humeur qui semblait croître dans le cœur de l’Ygdraë, la Reine D’Avada braqua sur elle un regard impassible, sans laisser transparaître ne serait-ce qu’une once d’agacement. « N’ayez aucune crainte. » la rassura-t-elle en plaçant son menton sur l’entrecroisement formé par ses doigts. « Ils devraient arriver sous peu. » - « Hum. » Malgré l’assurance qui avait vibré dans sa voix, Artanis ne semblait guère convaincue, mais avant qu’elle ne puisse exprimer de vive voix ses doutes, la Dagmar Borghild la fit aussitôt taire d’un regard perçant. « La réunion ne commence pas avant midi. » lui rappela-t-elle durement. « Il est inutile de nous impatienter. Laissons-leur encore un peu de temps. » D’un léger signe de tête, Aerin corrobora son soutien à l’égard de sa collègue. En tant qu’ancienne Enfant de Yanna, cette dernière était bien plus familière avec les usages de l’Empire que la Conseillère Ingvar ou elle-même. Si Seryndë leur demandait de croire à la parole de l’Impératrice; parole à laquelle elles n’avaient aucun motif raisonnable de douter, c’était assurément pour une bonne raison. Bien que l’absence des Seigneurs leur parût curieuse, voire inconcevable au vu des circonstances, elle n’était pas forcément injustifiée. La Cyraliel savait que les dirigeants des quatre Maisons bénéficiaient d’un accès privilégié au sein du Vaisseau-Roi, grâce à un portail de téléportation qui liait leurs navires prestigieux à l’Opaleha. Or, malgré la présence d’un réseau de transport aussi pratique, l’Ygdraë ne pouvait prétendre que ce dernier encourageait les Seigneurs à être plus ponctuels. Au contraire, comme ils étaient conscients de la rapidité du système de téléportation, ils avaient plutôt tendance à attendre jusqu’à la dernière minute avant d’emprunter les portails qui les menaient directement au lieu de rendez-vous.
Qu’importe l’urgence de la réunion à laquelle ils étaient conviés à assister, cette habitude restait profondément ancrée dans leurs mœurs, insensible à toute tentative d’amélioration. Même la Reine, qui exerçait pourtant une autorité plus ou moins contraignante sur eux, n’était parvenue à les convaincre de changer, étant elle-même coupable de ce même genre de vice au quotidien. La Sirène doutait cependant que les Seigneurs des Opaburaha osent lui faire l’offense de se présenter en retard à une rencontre aussi importante, mais il était très probable qu’ils arrivent seulement quelques minutes avant l’heure prévue de la réunion, comme ils avaient l’habitude de le faire. Peut-être que, pour des Ygdraës, il s’agissait clairement d’un manque de savoir-vivre, mais pour l’Empire, la ponctualité – ou, dans le cas présent, l’absence de ponctualité – ne revêtait simplement pas le même niveau d’importance. « Capitaine D’Avada? » Pénétrant dans la pièce sans en attendre l’autorisation, le Maître Nascia se rapprocha à grands pas de l’Impératrice avant de se pencher par-dessus son épaule pour lui transmettre un message : « Les Seigneurs De Luhcil et Winedra sont là. » lui souffla-t-il à l’oreille. Acquiesçant d’un hochement de tête, l’Ondine eût à peine le temps de se retourner que les deux nouveaux convives traversaient déjà le seuil des portes. « Rhenis. Mes Dames. » les salua d’abord le Seigneur de Sahwelia en les graciant d’une courte révérence. « Permettez-moi de me présenter : je suis Caspar De Luhcil, le Seigneur de la Maison Sahwelia. »
Derrière lui, une petite silhouette, qui ressemblait à celle d’un adolescent, se faufila habilement dans l’espace situé entre l’homme et l’embrasure de l’entrée afin de faire part de sa présence aux invitées sylvestres. À l’image de son homologue aux cheveux d'ivoire, le jouvenceau pencha le buste vers l’avant en guise de salutations à l’égard des quatre femmes assises à la table. « C’est un honneur de vous rencontrer. » commença-t-il en adressant un sourire aux dignitaires ygdraënnes. « Je m’appelle Luther Winedra. C’est moi qui suis à la tête de la Maison Tinloeha. » L’étonnement se peignit d’emblée sur leurs visages, à l’exception de Seryndë qui garda une expression stoïque. « Vous me paraissez plutôt jeune pour être aux commandes d’une Maison. » commenta l’Enök en le dévisageant d’un air dubitatif. Visiblement peu outré par sa remarque, le Seigneur de Tinloeha se contenta de rire. « Ne vous laissez pas duper par mon apparence, ma Dame. Je suis bien plus âgé que je n’en ai l’air. » - « Si vous le dîtes. » lui concéda la Dagmar. Elle était prête à lui donner le bénéfice du doute, ne serait-ce qu’en raison de la Magie qui permettait aisément de flouer les signes de l’âge, voire de les modifier entièrement. « Il ne manque plus qu’Abel et Tobiah. » releva l’Impératrice D’Avada en parcourant l’assemblée des yeux. « Heureusement, nous n’aurons pas à les attendre trop longtemps. » déclara Caspar en s’installant dans son assise. « Ils arrivent bientôt. »
Comme l'avait prédit le Seigneur De Luhcil, les derniers invités ne tardèrent pas à faire leur apparition dans la salle. Dans une foulée pressée, ce fût Abel Sieg qui manifesta sa présence en premier, contournant le Maître d'équipage dont la surprise de le voir surgir aussi subitement l'avait brièvement figé sur place. Le regard grave, l'Alfar scruta tour à tour les différents convives qui s'étaient réunis autour de la table, accordant un intérêt particulier aux représentantes de Melohorë qu'il désigna d'emblée comme des étrangères indésirables. Malgré tout, il se força à leur présenter des salutations en bonne et due forme, ravalant l'aigreur qui lui montait à la gorge derrière un masque affable, illuminé par un sourire de circonstance qu'il contraignit ses lèvres à esquisser. « Bienvenue au sein de l'Opaleha, mes Dames. » déclara-t-il en couplant une simple révérence à ses paroles, comme l'exigeait l'usage. « Je suis Abel Sieg, de la Maison Merynla. J'en suis également le chef et superviseur de toutes ses opérations. » conclut-il en rétablissant un contact visuel avec les Conseillères. À l'autre bout de la table, la Dagmar Ingvar lui renvoya un sourire, mais contrairement à lui, elle ne tenta pas de dissimuler son dédain. « Un chef à l'autorité plutôt discutable à la lumière des récents événements, si vous voulez mon avis. » À ses yeux, cet homme n'était rien de moins que le Seigneur incompétent qui n'avait pas su prévenir les attaques dont plusieurs Ygdraës furent victimes. Bien qu'aucune preuve ne l'incriminât directement au complot, l'Enök le tenait quand même pour responsable de la tragédie qu'il avait laissée se perpétrer sous son nez. Le fait que le principal suspect de l'enquête portât le même nom que lui ne l'aidait pas non plus à plaider sa cause auprès de la Dagmar dont les fonctions s'articulaient précisément autour de la protection de son peuple. Plus que du mépris, Artanis était également curieuse de connaître son point de vue, ne serait-ce que pour entendre ses propres excuses : jusqu'ici, le gouvernement sylvestre n'avait reçues que celles du Vaisseau-Roi, mais il était inconcevable que la Maison Merynla s'en tienne toujours à garder le silence. Comment le dirigeant des pirates avait-il l'intention de justifier sa négligence? Quelles réparations comptait-il offrir pour s'octroyer leur pardon? C'était, en réalité, pour lui poser toutes ces questions que l'Ingvar avait insisté auprès de ses collègues afin de les accompagner à la réunion organisée par D'Avada; réunion à laquelle elle n'avait pas été invitée au départ. Sa soif de vérité avait supplanté tout le désintérêt qu'elle ressentait à l'égard des discussions diplomatiques, et maintenant qu'elle faisait face à l'homme qui avait motivé son déplacement, elle ne regrettait aucunement sa décision. Sans dire qu'elle ne faisait pas confiance à Seryndë ou à Aerin pour défendre les intérêts des leurs auprès de l'Empire, l'Enök doutait cependant qu'elles eussent été capables de réclamer justice à l'égard des pauvres victimes de l’attentat de manière aussi intraitable et cinglante qu’elle.
Sans se laisser troubler par l'hostilité qui émanait de l'Ygdraë, le Sieg se contenta de réitérer sa révérence en se penchant un peu plus bas. « Je peux comprendre votre colère, ma Dame : le malheur qui s'est abattu sur les vôtres n'a pas pu être évité et pour cela, j'en suis profondément navré. Sachez cependant que la Maison Merynla a depuis pris des dispositions pour mieux encadrer l'activité de ses navires afin qu'une telle tragédie ne puisse jamais se reproduire. » Ce n'étaient pas que des paroles en l'air : il était sincère lorsqu'il avouait ses regrets à l'encontre des crimes qui avaient été commis, mais Artanis ne sembla pas l'entendre de la même oreille. « Et les responsables? » lui asséna durement l'Ingvar en fracassant son poing contre la table. « Quelles « dispositions » avez-vous prises pour aider les forces de l'ordre de votre Empire à les traduire en justice !? » - « Artanis, calme-toi. » lui intima aussitôt la Cyraliel en emprisonnant sa main entre ses doigts. Furieuse, l'Enök pivota brusquement la tête dans sa direction : ses pupilles cristallines brûlaient d'une rage incontrôlée. « Ne me demande pas de me... » Toutefois, avant qu'elle ne puisse achever ses protestations, une voix, plus sereine, s'éleva derrière le dos du Seigneur de Merynla, coupant prématurément court à son élan.
« Je vois que les discussions sont déjà bien entamées. » Dans une démarche gracile, la dernière invitée venait d'apparaître sous le cadre des portes : il s'agissait d'une femme à la silhouette élancée dont la peau bronzée et la couleur disparate de ses yeux trahissaient ses origines raciales. « Te voilà enfin Tobiah. » soupira la Sirène, visiblement soulagée que son intervention ait temporairement mis fin aux hostilités. « Je vous présente Tobiah Ilbrusäara, la Seigneur de la Maison Smara. » annonça-t-elle à ses convives sylvestres. Dépassant son homologue aux cheveux de blé qui s'était à peine distancé de l'entrée, l'Orisha s'arrêta devant la table avant d'incliner légèrement le buste. « Enchantée. » susurra-t-elle en révélant un sourire. Puis, de la même manière qu'elle s'était invitée dans la salle, elle alla posément s'asseoir dans son siège, sans accorder la moindre attention à Abel qui, pendant ce temps, s'était libéré de son immobilisme afin d'imiter ses autres collègues. Ils étaient à présent tous – dignitaires elfes comme dirigeants de l'Empire – installés à leur place respective, prêts à commencer – ou à poursuivre – le débat qui requérait leur participation active. « Tout le monde est bien installé? » demanda l'Impératrice en balayant chacun de leurs visages. Comme un seul homme, ils acquiescèrent sans souffler un mot. « Bien. La réunion peut donc commencer. »
« Je sais que la plupart d'entre vous s'interroge sur les motifs qui m'ont poussé à organiser la présente réunion. » commença l'Impératrice D'Avada en adoptant un ton plus formel. Les coudes posés sur les accoudoirs de son siège, elle avait placé son menton sur le dos de ses mains qu'elle avait préalablement croisées devant elle. « Mais permettez-moi d'abord de débuter notre rencontre en vous faisant part d'une annonce très importante. » Le regard aussi imperturbable que les flots insensibles de l'Océan, la Sirène scruta tour à tour les différents convives assis autour de la table pour jauger leurs réactions. Si l'impatience, et parfois même la nervosité, créait de la tension sur certains visages, aucun ne laissa le trouble se creuser davantage en eux. Ils attendaient tous, à divers niveaux d'empressement, que leur hôte déliât enfin sa langue sur les raisons exactes de leur présence en ces lieux. Tant mieux, puisque la Reine n'avait pas l'intention de tergiverser trop longtemps sur le sujet. Parmi toutes les personnes réunies autour de cette table, seules trois d'entre elles avaient été mises au courant de son plan, à savoir le Seigneur De Luhcil, la Dagmar Seryndë et la Dignitaire Elfinleth, pour des questions logistiques. Évidemment, même si elle n'avait rien révélé à ses autres invités, ces derniers devaient avoir leur petite idée de ce qui se tramait, à l'exception, peut-être, d'Artanis Ingvar, qui n'était pas aussi bien informée des affaires courantes de l'Empire, comparativement à ses collègues qui s'intéressaient davantage à leurs politiques internes. Malgré tout, l'Ygdraë pouvait sentir qu'il ne s'agissait pas d'une réunion ordinaire : elle n'avait qu'à observer les visages étrangement rigides des Seigneurs pour le comprendre aisément. Quelque chose était sur le point de se produire, il n'y avait aucun doute là-dessus, mais quoi?
Plongée dans ses réflexions, son regard dévia brièvement en direction du Seigneur de Merynla qui, sensible à cette piqûre familière, pivota instinctivement la tête afin de repérer son observateur qu'il identifia aussitôt comme étant la Dagmar. Sans se laisser impressionner par l'étincelle d'animosité qui attisait ses pupilles cristallines, l'expression de l'Enök se fit encore plus dure, mais contrairement à leur échange précédent, elle se retint de raviver les hostilités en conservant le silence. Néanmoins, elle refusa de mettre fin à leur affrontement visuel, que sa fierté guerrière lui interdisait de perdre. Pendant que leur joute silencieuse faisait planer un nouveau climat de tensions, une pensée mesquine fleurit de manière passagère dans un recoin de sa tête. Et si l'Impératrice les avait réunis pour annoncer la destitution d'Abel Sieg? Bien que ce dernier eût été prouvé innocent des crimes commis à l'encontre des Ygdraës, il ne restait pas moins imputable des actions perpétrés par ses subordonnés, jusqu’à un certain degré. Or, il était évident que, compte tenu de la gravité des événements qui s'étaient produits, le destituer représenterait sans conteste la punition la plus appropriée en l'espèce, surtout si la Reine D'Avada était sérieuse dans ses intentions de restaurer une bonne entente avec le Peuple des Forêts. Pourtant, à sa grande surprise, et ce, malgré la logique qui sous-tendait son raisonnement, ce ne fut pas l'annonce par laquelle la Souveraine choisit de débuter la réunion. Non, ce qu'elle annonça en premier fit, au contraire, table rase de toutes ses présomptions sur le but que cette dernière cherchait véritablement à accomplir en les convoquant tous ici : « Dans deux jours, je vais signer l'acte de succession au trône pour léguer la propriété de l'Opaleha à la Couronne Ygdraënne. » Silence. « Le but de cette rencontre est donc le suivant : afin de garantir la légitimité du processus, j'ai l'intention de le soumettre à un vote unanime auprès de vous, mes chers collègues. » Elle s'adressait aux Seigneurs des Opaburaha. « J'ai également pris la liberté d'inviter à notre table trois honorables diplomates ygdraënnes afin que vous puissiez négocier des ententes particulières auprès d'elles, avant de procéder à votre vote. » Et peu importe comment se dérouleraient les débats, la Sirène était déterminée à leur faire accepter sa décision, quel qu'en soit le prix.
« Je vote pour. » Aussi calme que la brise printanière, la voix du Seigneur de Sahwelia permit de combler le vide qui s'était creusé autour de la table des négociations après la dernière intervention de D'Avada. Tandis que les regards convergeaient un à un dans sa direction, le faux Lyrienn resta complètement de marbre devant l'attention qu'il recevait de la part de ses collègues, comme si sa décision ne méritait aucune justification. Sans se presser, il déplia tranquillement un éventail qu'il tira de la manche de ses vêtements, puis s'éventa le visage, malgré le fait qu'il ne transpirait pas. Les paupières closes, il semblait se préparer à affronter une tempête dont les éclairs menaçants ne cessaient de gronder à l'horizon, notamment au creux des pupilles des Seigneurs qui, en ravalant leur surprise derrière un masque de sévérité, prenaient peu à peu conscience de la signification des mots qu'il venait de prononcer. Médusés, ils se jetèrent tour à tour des œillades en biais, s'interrogeant silencieusement sur les motifs qui auraient pu l'inciter à prendre position aussi rapidement sur une question dont l'avenir de leur Empire dépendait. En face du principal concerné, le Seigneur Sieg fut le premier à réagir, entrouvrant la bouche afin d'exiger de plus amples explications sur les raisons qui motivaient son choix, mais fut promptement devancé par Luther Winedra dont l'inflexion de voix, infantile et mesurée, parvint à s'imposer au-dessus de la sienne. « Ta décision n'est-elle pas un peu trop hâtive, Caspar? » articula-t-il sans le quitter des yeux. « Tu as accepté cette proposition sans même essayer de négocier un compromis. » Pour toute réponse, un sourire énigmatique fleurit sur les traits du De Luhcil, qui ouvrit à nouveau les paupières. « En effet. » admit-il en stoppant les mouvements de son éventail. « À titre personnel, je n'ai aucune condition particulière à revendiquer, outre celle de pouvoir continuer à exercer les fonctions nécessaires à l'accomplissement de la mission dont la Maison Sahwelia s'est dotée. » La protection des Terres de Sympan contre des menaces en provenance de Mondes inconnus était une responsabilité dont la gestion, fondamentale pour assurer la stabilité de leur existence à tous, ne se négociait pas – ou du moins, très difficilement. Depuis toujours, la Maison Sahwelia détenait l'avantage de savoir le mieux résister à l'influence exercée par l'Opaleha, justement parce que la nature du devoir qu'elle était chargée d'exécuter transcendait les intérêts politiques qui rythmaient les relations entre les différentes nations. S'il restait encore certaines modalités dont il lui faudrait discuter avec les autorités elfiques, il doutait que ces dernières remettent en question ce statut particulier que des siècles de coutume non-écrite avaient permis de légitimer à l'égard de la Maison. « Cependant, je conçois que les Maisons que vous dirigez ne vivent pas les mêmes réalités que la mienne. C'est pourquoi, si vous avez des conditions que vous souhaitez poser, notamment de nature administrative ou politique, qui toucheront à l'ensemble de notre organisation, je ne m'y opposerais pas. » Quelle soit la manière dont les négociations se concluraient, l'avenir des Enfants de Yanna, tel que le monde les connaissait, reposait à présent entre les mains du Destin. Que ses collègues en soient conscients ou non, la finalité de cet événement décisif avait déjà été déterminée : ils ne faisaient, en réalité, que s'en rapprocher, inéluctablement, inévitablement.
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