Le cri retentit dans toute la maison et résonna jusque dans la cave. Le silence retomba quelques secondes dans la demeure, avant que la quiétude ne soit de nouveau interrompue par le bruit précipité de pas lourds.
-ELLE A REPONDU ! S'écria de nouveau Lia en rejoignant la table de la pièce de vie.
Elle plaqua la lettre dépliée contre le bois et grimpa sur la chaise. Trop excitée pour s'assoir et lire calmement le contenu, elle s'était mise à genoux, les mains plantées de part et d'autre de la missive comme deux piliers inébranlables, la surplombant de toute sa hauteur d'enfant. Elle pétillait. Ses yeux étaient tellement avides, tellement pressés de lire ces mots qui lui étaient destinés qu'elle n'arrivait pas à les déchiffrer tout de suite.
Premier paragraphe. Son sourire émerveillé se dissipa. Elle fronça les sourcils au début du deuxième, puis s'arrêta. Ses yeux ne pétillaient plus comme la minute d'avant, mais ils brillaient, à cause des larmes desquelles ils s'étaient remplis. Mais elle ne pleurait pas. Elle retenait son souffle, l'attention dans le vide. Elle venait de réaliser que ce n'était pas à elle de lire cette lettre et même si elle refusait d'en savoir davantage sur les méchancetés qu'Astriid avait à lui dire – pourtant, elle avait reçu un petit cadeau avec... – elle était particulièrement frustrée de ne pas pouvoir aller plus loin. Le début du message ne ressemblait pas à une lettre qu'on envoie à une amie. Or, l'Ygdraë et la Démone étaient amies. Naturellement, Lia ne pouvait pas faire face à un élément qui risquait de dire le contraire.
Après cinq bonnes minutes à phaser face au papier, Kitoe reprit la lecture. Ce n'était pas facile, mais elle comprenait le sentiment d'Astriid. Bien que sa suggestion de redorer un peu son image à Neah la fit ricaner deux secondes, elle garda un air grave. La Démone n'était pas digne de confiance, ça allait de soi. Pourtant, l'Elfe n'avait pas seulement daigné lui répondre ; elle lui avait offert des chocolats de sa propre confection. Bien que curieuse, l'attention la touchait particulièrement. Kitoe adorait le chocolat. Elle aimait aussi le rose et tout ce qui était un tant soit peu mignon. Et c'était exactement ce qui se trouvait dans le petit ballotin. Kitoe attrapa l'un des chocolats. Ils étaient en forme de cœurs et d'étoiles. Elle esquissa un sourire. C'était tellement joli. Astriid les avaient vraiment faits ? Elle disait apprendre mais visiblement, elle était déjà sacrément douée. Une chose était sûre, le présent venait du cœur, ce qui le rendait certainement d'autant plus délicieux.
"C'est un piège." La pensée fut tellement forte que la jeune femme se demanda si elle ne l'avait pas dit à haute voix. Mais non. Jude et Ellie l'avaient dit en même temps dans sa tête. Kitoe les sentit se jauger mutuellement, toujours par voie mentale. C'était la première fois qu'ils se croisaient sans que ce soit à travers Toki. Autrement dit, ces deux-là étaient de parfaits inconnus l'un pour l'autre. Tout ce qu'ils savaient était qu'ils devaient se détester. "Elle ne nous porte clairement pas dans son cœur et elle nous envoie quand-même un cadeau ?" Expliqua Ellie. "Je trouve qu’elle insiste beaucoup pour que tu manges ces merdes."
Elle n’avait pas tort. Kitoe relut la lettre attentivement. Lia était aussi très proche dans sa conscience et la dirigeait vers le raisonnement opposé à Ellie avec une force dont elle faisait rarement preuve. Astriid était leur amie. C'était dans leur contrat, dans le Pacte. Elle ne voulait décemment pas lui vouloir de mal...
"Pas nous vouloir du mal, mon cul."
Mais elle s'occupait bien des abeilles et s'y était même attachée... C'était un peu comme s'attacher à elle, non ? En plus, elles avaient des noms adorables. Et puis l’Elfe avait aimé son dessin de licorne...
"Ce ne sont pas des raisons valables."
Et elle lui avait révélé son animal préféré, ce qui n'était franchement pas rien, non ?
"Lia. Non." La Démone approcha le chocolat de sa bouche. Elle louchait. "Lia, dégage." "Mais ça a l'air tellement bon." "Non, on va les jeter." "Quoi ?! Mais c'est le cadeau d'Astriid ! C'est notre copine !" "C'est pas une gamine de six ans qui va me faire crever." "J'ai pas six ans !" "Tu te comportes comme si." La situation mentale se détériorait et Kitoe sentait qu'elle allait pleurer. Savoir si oui ou non, elle pouvait manger ce chocolat la rendait anxieuse. Elle-même savait qu'Ellie avait raison, mais la force de l'identité enfante était si omniprésente que cela n’avait que peu d’effet sur ses intentions premières.
"Nan !" "Si." "Naaaan !" "Je ne vais pas jouer à ce jeu avec toi. Pose ce chocolat et Kitoe, ne le bouffe pas."
-La ferme !
A nouveau, le cri retentit dans la maison vide. Les identités dans sa tête se turent. Mais chacune était si bouillonnante que ça n'était en rien aussi soulageant que s'il y avait eu un véritable silence. Elle remarqua que Jude était toujours là, en parfait observateur.
-Astriid est notre amie. Peu importe ce qu'elle ressent, elle a signé pour l'être. Elle est notre amie par contrat. Donc tout ce qu'elle nous fait, elle le fait en tant qu'amie.
Ellie allait protester, mais en sentant la colère gronder, elle ne fit rien.
-En toute logique, ce sont juste des chocolats. Et s'il se trouve que ce n'est pas le cas, alors ça voudra dire qu'elle n'a pas compris toutes les clauses du contrat. Auquel cas une piqûre de rappel lui fera du bien.
Kitoe leva les yeux, attendant l'accord des autres. Elle n'en avait surtout qu'une à convaincre. "Et si ce truc est empoisonné ? S'il nous fait crever ?"
-Je ne vais pas mourir. Répondit Kitoe dans un rictus. De ça au moins, elle était certaine.
"Kitoe, pour la quinzième fois, tu n'es PAS. IMMORTEL-." Non pas sans une certaine angoisse, elle avala le chocolat. Elle inspira profondément, expira. Ellie avait disparu, sûrement pour aller crier dans un coussin imaginaire. Kitoe attendit. Jude attendit. Lia attendit. Ils attendirent. Combien de temps leur faudrait-il attendre avant de déterminer s'il y avait un effet ou non ? Pour se tranquilliser, la Démone partit vaquer à ses occupations.
Les effets ne tardèrent pas à faire leur apparition. Kitoe se sentit soudainement sale. Puante. Tous les pores de sa peau commencèrent à la tirer. La jeune femme passa une main sur son front dont la surface était devenue rugueuse et étrangement... grouillante. Quelques choses éclatèrent sous le contact et aussitôt, ses doigts furent recouverts d'une substance visqueuse en même temps que se dégageait une odeur nauséabonde. La Vile poussa un petit cri de dégoût et de panique, puis un autre en découvrant le liquide verdâtre qui poissait sa main.
"Elle n'a pas respecté le Pacte." Tonna la voix de Jude comme un sentence inquisitrice.
Kitoe l'entendait, mais elle était comme sonnée. Elle ne pouvait pas croire que ce simple tout petit chocolat avait pu avoir ce elle-ne-savait-pas-encore quel effet sur elle. Toutefois, l'agitation la gagnait. Elle se précipita dans les escaliers et gagna sa chambre, où elle se posta face à son grand miroir.
La vision d'horreur sur coupa le souffle. La bouche entrouverte, elle dévisagea sa réflexion de la tête aux pieds, avant d’oser baisser les yeux sur ses bras. Elle était recouverte de boutons et de cloques grisâtres. Dans sa course, certaines avaient éclaté, laissant échapper leur immonde contenu. Elle ressemblait à un cadavre frais en train de brûler. Kitoe eut un rire nerveux, puis la nausée la rattrapa. Pour ne pas vomir, elle plaque une main contre sa bouche. Le geste éclata d'autres boursoufflures, intensifiant son dégoût. Elle hoqueta. Elle commençait à avoir du mal à respirer.
"Elle n'a pas respecté le Pacte."
C'était un simple chocolat qui lui avait fait ça. Et c'était Astriid qui lui avait offert en prétextant que cela ne pourrait lui faire que du bien. Parce que c'était ce qu'elle méritait, n'est-ce pas ? Après tout, l'Elfe avait prétendu le contraire dans sa lettre. Ça voulait tout dire. Son texte n'avait été qu'un ramassis de mensonges depuis le début. La réalité la rattrapait de plein fouet et c'était désagréable. Pour supporter le choc, Kitoe alla s'assoir sur son lit. De nouvelles cloques se percèrent et salirent ses draps. La jeune femme poussa un juron puis éclata en sanglots. Astriid ne l'aimait pas. Même une personne aussi adorable qu'elle lui voulait du mal. Elle se sentait trahie comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps. Ça faisait mal. Ça lui donnait envie de mourir.
"C'est le Pacte le plus ridicule que j'ai jamais vu de ma vie. Votre idée était minable. Vous êtes minables." Ellie était revenue et mettait dédaigneusement Jude et Kitoe dans le même panier.
-Sans Jude, ça ne serait jamais arrivé ! Explosa Kitoe.
"Ça ne t'a pas empêchée de m'aider." Susurra le concerné. L'occasion de taper sur son hôte lui était tendue dans un plateau d'argent. "Tu aurais trouvé une autre façon de le faire s'il n'avait pas été là." Renchérit Ellie. Pourquoi ces deux-là se liguaient-il contre elle ? Pourquoi tout le monde se liguait-il contre elle tout à coup ? "Elle n'a pas respecté le Pacte." Kitoe grimaça. Ça lui faisait mal de l’admettre, mais Jude avait raison. Ellie aussi. Elle était envahie par la tristesse et la déception. Comment Astriid avait-elle pu lui faire ça ?
"Elle n'a pas respecté le Pacte. Elle n'a pas respecté le Pacte. Elle n'a pas respecté le Pacte."
Comment ? Elle qui lui avait dégoté des abeilles de compagnie, qui avait juré de la protéger, elle qui avait pris le temps de lui écrire de jolies lettres pour établir un semblant de communication saine... Kitoe essuya ses larmes. Ce n'était pas bon. Astriid n'avait pas respecté le Pacte. La Démone n'allait pas laisser passer ça.
Il ne lui fallut pas davantage de temps pour retrouver l'Elfe et se téléporter jusqu'à elle. Kitoe ne fit pas attention à son environnement. Dès lors qu'elle eut celle qu'elle cherchait dans son champ de vision, elle fondit sur elle. La Vile la plaqua contre le mur le plus proche. Si elle fit du vacarme, si elle se fit remarquer, elle n'en eut que faire. Cette histoire ne concernait qu'elle et sa cocontractante. Kitoe ancra ses pupilles verticales dans celle d'Astriid. Elle avait son apparence démoniaque, mais vu l'état dans lequel elle était, ça n'avait pas vraiment d'importance. Elle dégageait une odeur pestilentielle et des boutons continuaient de gonfler çà et là sur sa peau abîmée. Le liquide visqueux avait déjà séché à de nombreux endroits, laissant des trainées pâles qui ressemblaient étrangement à de la morve.
Le souffle de Kitoe était irrégulier. La mâchoire serrée, elle sifflait presque tant elle était en colère. Sa main griffue tenait la gorge de la rousse. Elle n'imposait presque aucune pression et ne l'étranglait pas. Mais elle en avait très envie. Tout comme elle avait très envie de la violer. Prendre une apparence masculine et la violer pendant des heures. Jude n'était pas très loin de la surface. Mais c'était elle qui avait le contrôle. Et elles étaient toujours sous contrat. Elle ne pouvait pas lever la main sur elle.
-Qu'est-ce que tu as fait... ?
Elle aurait aimé être plus autoritaire, mais sa voix se brisa au milieu de sa question. Cette faiblesse lui donna envie de compenser par des fantasmes encore plus malsains. Avant que ça ne dérape, elle lâcha son emprise et se détourna. Elle voulut rajouter quelque chose mais n'y parvint pas. A la place, elle partit s'assoir plus loin, dans un coin. Là, elle replia ses jambes contre sa poitrine et cacha son visage dans ses bras.
-J'ai même pas eu le temps de t'expliquer. Couina-t-elle. Vu sa position, c'était à peine compréhensible. Je voulais pas que ça se passe comme ça...
Jusqu'ici, elle avait jugé qu'Astriid méritait de plus amples explications. Maintenant que sa confiance était brisée, elle n'était plus sûre...
À plusieurs reprises, les murs de l'appartement furent les témoins silencieux des prières d'Astriid. Au portail de la culpabilité, ils étaient nombreux à se bousculer, à tel point qu'elle cru devenir folle à ressasser inlassablement la même rengaine. Kitoe avait-elle reçu son colis ? Il était possible que non, que quelqu'un d'autre en fut le funeste destinataire. Ce n'était pas plus réconfortant. Suffisamment d'innocents avaient été frappés par sa bêtise.
Dans l'éventualité où Kitoe avait bien réceptionné les chocolats empoisonnés, un nouveau poignard s'enfonçait dans son flanc. Devait-elle se sentir mal pour la Démone ? Un certain rouquin - et sûrement pas uniquement lui - aurait dit que non, qu'elle n'avait que ce qu'elle méritait, que ce n'était que le destin au final, un châtiment pour ses viles manigances. Néanmoins, dès qu'elle se figurait la scène où la peau de la démone se vérolait douloureusement, Astriid n'en tirait aucune satisfaction, mais plutôt une solide envie de se frapper la tête contre un mur.
Dans tous les cas, Astriid se morfondait vainement en attendant une sentence invisible. En un temps record, elle aurait réussi à retourner contre elle à la fois Neah et Kitoe, un talent dont elle se serait bien passée. L'ironie ne lui arrachait aucun rire. Elle était malheureuse, malheureuse à en pleurer, à en crier. Elle aurait souhaité qu'on gomme de sa mémoire ces évènements, qu'on lui permette de remonter le temps pour essayer d'enrayer la machine. Mais peut-être était-ce pour le mieux ? Peut-être valait-il mieux que tout cela cesse et qu'elle se concentre sur son apprentissage et sur quoi faire de son futur plutôt que cogiter ? Mais la raison fait souvent pâle figure face aux ruminations internes auxquelles personne n'échappe, et l'Elfe se lamentait en silence dans son appartement. Ayant toujours vécu en communauté, il y avait toujours eu quelqu'un pour la distraire, pour la rappeler à l'ordre quand elle se laissait aller. Elle n'avait jamais eu besoin de s'auto-gérer, comme le démontrait sa piètre gestion de l'anxiété.
Vestiges de ses tourments, ses ongles présentaient des cuticules enflammés et ensanglantés, à tel point que Laurier lui avait demandé la veille de porter des gants pour travailler. Pour se retenir de les ravager, ses mains étaient verrouillées sous ses aisselles tandis qu'elle marchait de long en large, puis de large en long. Agacées par ses rondes nerveuses, les abeilles traçaient un sillage sonore dans l'appartement en reproduisant près du plafond la chorégraphie de l'Elfe et en marmonnant entre elles de façon inintelligible. Elles aussi étaient partagées sur la situation.
En bref, Astriid était une marmite à émotions qui menaçait à tout moment de déborder. Elle avait bien tenté de s'occuper, mais elle était aussi absente qu'une amoureuse, et d'autres erreurs avaient été commises. Le maître chocolatier n'avait rien dit, il n'en avait pas eu besoin. Il était compréhensif et patient, mais elle ne savait combien de temps il saurait attendre pour que sa disciple se reprenne et retrouve sa détermination des premières semaines. Un nouveau poids voûtait les épaules de l'Elfe.
De surcroît, son Archontesse avait disparu, sans doute lassée des états d'âme de l'Ygdraë. Le temps n'avait pas la même définition pour elle que pour les autres, et ce qui paraissait une éternité à Astriid n'était qu'un battement de paupières pour Atae, qui avait mis les voiles vaquer à ses autres occupations en attendant qu'elle cesse de boucler.
L'une de ces fameuses boucles fut interrompue par un soudain craquement dans l'air. Une fraction de seconde plus tard, une Démone vraisemblablement mécontente et fleurant la pourriture percuta l'Elfe jusqu'à la coincer contre le mur. Astriid hulula de peur en contemplant de très près le visage ravagé du monstre et des pots de fleurs chutèrent de leur support, ébranlés par le choc.
Il lui fallut un certain temps pour reconnaître Kitoe, le visage défait par sa véritable nature et par une rage sourde qui transpirait en vagues jusqu'à elle. Blême de terreur, elle se mit à trembler comme une feuille et entra en apnée par réflexe. Elle allait mourir. À la pensée qu'elle n'allait pas avoir le temps de se muer en arbre pour son décès, qu'elle ne pourrait pas reposer en paix auprès de ses congénères à Melohorë, deux grosses larmes s'épaissirent sous ses paupières avant de rouler le long de ses joues.
Kitoe était furieuse, si furieuse. Elle avait une conscience accrue des griffes pressées contre sa jugulaire qui battait follement et manqua s'évanouir de peur et de privation d'oxygène. Elle voulait la supplier de ne pas la tuer, qu'elle pouvait tout expliquer, que c'était un malentendu, mais aucun mot n'osait sortir, de peur d'énerver davantage la Démone.
Puis sans explications, comme soufflée par un vent invisible, sa colère vacilla et s'éteignit. Libérée de la poigne féroce de sa contractante, Astriid demeura immobile, les paumes des mains plaquées au mur, incapable de bouger, incapable de penser. Dévorée par la peur, c'est à peine si elle entendait davantage que les battements de son coeur frapper violemment ses tempes. Et alors qu'elle pensait que la situation ne pouvait pas empirer, Kitoe se mit à se lamenter et Astriid crut entendre son coeur se fendre en deux. Juste comme ça, le château de cartes s'effondra. Ses émotions qui s'étaient empilées jusqu'à défier le ciel furent balayée par une vague de soulagement qui lui coupa les jambes. Glissant jusqu'au sol, Astriid fourra son visage dans ses mains, les épaules agitées d'un tremblement compulsif qui s'intensifia lorsque Kitoe geignit à nouveau.
Au bout d'un moment, Astriid quitta le nid formé par ses paumes pour affronter la réalité. Ses doigts se glissèrent dans ses cheveux emmêlés pour les ramener en arrière et dégager son visage. Puis, avec une volonté qu'elle était loin de ressentir, elle s'approcha à quatre pattes de la silhouette recroquevillée. Sa main hésita ensuite au dessus d'elle et après avoir tergiversé intérieurement pendant trente lunes, elle l'abaissa jusqu'au crâne et caressa les cheveux de la Démone. « Je suis désolée. Je ne voulais pas non plus que ça se passe comme ça. Je t'en ai voulu c'est vrai, et je t'en veux encore, mais jamais je ne te ferai subir ça. C'est horrible. Je suis désolée. Ne bouge pas, j'ai ce qu'il faut pour t'enlever tout ça. » Elle quitta brièvement la Démone pour aller récupérer l'antidote et remit le flacon de force dans la main de Kitoe. « Bois. » Lui ordonna-t-elle. Assise par terre, l'Elfe scrutait avec inquiétude la Démone. Allait-elle s'énerver à nouveau ? Elle n'était pas certaine que son coeur tiendrait le choc une nouvelle fois. Par précaution, elle recula d'une fesse, l'air de rien, comme si elle cherchait une position plus confortable. « Normalement, ces chocolats devaient te rendre gentille. » Confessa-t-elle soudainement. Jouer la carte de la franchise était risqué, mais c'était mieux ça que laisser croire qu'Astriid avait voulu l'empoisonner. « J'aimerai moi aussi que les choses s'améliorent. Je n'aime pas cette situation, j'en souffre plus que tu ne peux l'imaginer. J'ai pensé que si tu devenais assez gentille, que Neah et les autres pourraient oublier ce que tu es, que tout le monde pourrait s'entendre. Même si tu m'as trahie et que je devrais te détester, te jeter hors de chez moi, je n'arrive pas à m'y résoudre. » Elle baissa les yeux piteusement sur le sol. « Je suis trop faible, trop idiote. »
Message I | 1318 mots
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1702 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
Kitoe était triste, réellement triste. Tellement triste qu'elle en était malade. Il fallait dire que le cocon que formaient ses bras et ses jambes étaient une enceinte où l'air se renouvelait peu, alors même que ses pustules dégoûtantes continuaient à grouiller et à éclater sur son visage. Chacune d'entre elles était comme une bouche vomissante. L'odeur putride n'en devenait que plus intense à chaque seconde.
Elle avait effrayé Astriid et n'en avait que faire. Elle était triste. Kitoe était trempée, ses larmes de crocodile se mélangeant au pu qui la recouvrait. Elle n'en avait que faire parce qu'Astriid ne l'aimait pas. Cela la minait bien plus qu'elle ne l'aurait voulu. La main qui se posa doucement sur sa tête ne la fit pas changer d'avis, même si sa malédiction frôlait dangereusement l'insupportable. Au contraire, elle serra d'autant plus l'étreinte de son cocon, faisant éclater davantage de boutons. L'Elfe lui en voulait encore. L'aveu était comme un coup de couteau supplémentaire dans sa poitrine. Elle avait donc véritablement décidé de briser leur Pacte ? La Démone s'efforçait de se rattacher au mince espoir qu’elle se trompait Ce n'était pas terminé. Elle ne pouvait pas abandonner son amie comme ça, alors qu'elle venait à peine d'essayer. Kitoe n'acceptait pas de se sentir à bout pour ce qui lui semblait être si peu. Elle ne s'était pas suffisamment acharnée. Elle ne s'était pas acharnée tout court. Mais comment faire, alors que l'adolescente venait de l'empoisonner pour lui donner cette apparence affreuse ?
La jeune femme sentit une fiole glisser dans sa paume, pourtant bien plaquée contre sa jambe. Sa tête pivota légèrement pour libérer un œil rougi et trempé de son obscurité. Il fit quelques va-et-vient entre le petit contenant en verre et Astriid, qui l'invitait à en boire le contenu. Le sourcil se fronça une seconde, puis le globe repartit dans son antre. Kitoe avait cessé de sangloter et de hoqueter, prise entre la curiosité et la contrariété. Elle fixa le vide. Boire ça ? Après ce qu'elle venait de lui faire ? Comment pouvait-elle lui faire confiance maintenant ? La Vile scruta encore. Elle scrutait ses pensées. Elle se méfiait, mais elle ne ressentait pas la présence virulente des autres comme la première fois. Kitoe se sentit incroyablement seule. Elle devait prendre la décision seule, mais elle ne savait plus quoi faire. Souvent, les autres l'influençaient ou la guidaient. Mais souvent aussi, la tristesse et la désillusion les faisaient taire et le silence, jusqu'ici comblé par un brouhaha permanent dont elle n'avait jamais conscience, devenait assourdissant. Même sa respiration s'était calmée pour qu'elle puisse faire ce terrible constat :
Elle était seule.
Kitoe releva la tête. Son visage était crispé par la tristesse et la déception. Des veines parcouraient ses yeux boursouflés qui avaient trop souffert de ses états d'âme. Sa bouche était déformée dans une moue sévère.
-Qu'est-ce que ça va me faire cette fois-ci ? Cracha-t-elle, la gorge nouée.
Intensifier les éruptions ? Lui faire pousser des bras ? La brûler de l'intérieur ? Est-ce que ce serait son coup de grâce ? Kitoe était trop en colère pour songer qu'il n'était pas dans l'intérêt d'Astriid de la tourmenter alors que cette dernière était à portée de main. La Démone leva sa main pour observer le liquide. Le soi-disant remède. Elle était déjà agacée à l’idée de le boire, mais décida de lui faire confiance. Une fois de plus. Elle retira le bouchon et attira la fiole jusqu'à ses lèvres. Elle eut un dernier regard pour la rousse, puis avala le contenu d'une traite. Elle ferma les yeux, grimaça. C'était... légèrement amer. Elle reposa le contenant vide par terre et recula aussi de quelques pas, comme un chat effrayé, et s'installa plus loin. D'un revers de main, elle essuya son nez qui coulait. L'une de ses narines était bouchée.
-Tu me trouves si méchante que ça ?
Elle n'avait pas l'impression de l'être. Au-delà du fait qu'elle était une engeance maléfique, elle avait – en l'occurrence – un panel de personnalités bien trop varié pour ne se résumer qu’à cette simple affiliation. Les Démons n'avaient peut-être pas majoritairement bons, mais ils pouvaient se nuancer. Comme n'importe qui d'autre sur ces terres. Les autres n'avaient qu'à apprendre à les appréhender plutôt que de crier à la trahison dès qu'ils le pouvaient, alors qu'ils savaient très bien ce qu'ils risquaient. Kitoe eut un rictus. Sa naïveté l'amusait malgré la situation.
-Tu n'arriveras jamais à plaider ma cause auprès de Neah ou de n'importe qui dans son entourage. Rétorqua-t-elle d'une voix rauque. Même si je souhaitais me repentir, il me tuerait. Elle renifla. Mais je n'ai pas l'intention de le faire.
Elle appartenait à l'Enfer. Sa tête était polluée d'idées plus malsaines les unes que les autres. Ça avait toujours été le cas, même Ange. Elle était juste née au mauvais endroit.
-Tu ne me changeras pas, Astriid.
Elle la regarda droit dans les yeux pour lui faire comprendre que ce n’était pas négociable. Puis son regard capta les petits insectes qui tournaient autour de l'Ygdraë. Kitoe ne put s'empêcher de sourire. D'ici, elle ne pouvait pas déterminer qui était qui, mais elle savait ce qu'elles représentaient. Elle les désigna d’un mouvement de tête.
-Tu as l'air de bien t'en occuper. Elles sont gentilles ?
Elle venait de capter que la décoration de la pièce se résumait principalement à des fleurs. Des tonnes de fleurs. Elle baissa la tête. Ces abeilles, elle les avait fait ensorceler et cela lui avait coûté très cher. Heureusement que Kitoe produisait la majorité de sa nourriture, autrement elle se serait retrouvée à la diète.
-Je ne sais plus si je t'avais dit que leurs personnalités venaient de moi ?
Elle s'interrompit. C'était là que ça devenait délicat et assez effrayant. Ce n'était pas tant les réactions violentes le problème. Le simple fait d'être considéré différemment était l'une des pires blessures de l'âme. Elle lui en avait partiellement parlé à l’écrit, mais elle se doutait que ça n’avait pas été clair.
-Tu vas me prendre pour une folle mais s'il-te-plait... Essaies de ne pas trop me le montrer. D'accord ? Elle souffla, reprit une inspiration. Elle tremblait. Tu as cinq abeilles et je... enfin nous sommes cinq dans ma tête.
Elle laissa un silence, le temps pour Astriid d'assimiler. Kitoe clarifiait rarement sa situation mentale aux gens, par flemme et par peur d'être jugée. C'était parfois destructeur, ses comportements incohérents attirant foudres et incompréhension. Ses identités avaient plutôt du mal à se cacher ou à se filtrer.
-La dernière fois, à l'Edelweiss, tu as rencontré Jude. C'est... un homme qui ressemble à Neah physiquement. C'est lui qui a voulu du Pacte en premier. Pour se rapprocher de Neah, justement. Mais il n'est plus là pour l'instant. Là je suis Kitoe et je veux du Pacte parce que... Elle se mordit la lèvre. Elle allait se remettre à pleurer. On s'entendait bien au départ, non ?
Elle refusait que ses amitiés dépendent de l'avis de Neah. C'était insupportable se savoir qu'il pouvait avoir ce pouvoir sur elle. Elle passa une main sur ses yeux avant que les larmes ne tombent sur ses joues. Elle aussi détestait cette situation. C'était si compliqué alors que ç'aurait pu être tellement plus simple. Et c'était de la faute de personne et de tout le monde en même temps.
-Mais ne t'inquiète pas pour Jude. Il est faible. Il n'aura pas Neah et il est incapable de se servir de toi. C'était plutôt vrai en cet instant, mais elle se gardait bien de préciser que le temps le renforçait. Le Pacte lui interdit de te faire du mal.
Sans celui-ci, Astriid était sûrement loin d'imaginer ce qui lui serait advenue. Elle avait bien fait de signer. Toutefois, la Démone se garda bien de le lui dire. Cela l'aurait horrifiée, même en soulignant qu'elle lui avait aussi sauvé la vie par cette occasion.
-Moi, Kitoe, je n'ai aucun intérêt à ce que Neah sache pour nous deux. Il me tuerait et il te rendrait malheureuse et ce n'est pas ce que je veux. Je veux juste une amie. C'est tout.
Ça n'avait rien à voir avec l'Ange. Elle aurait été aussi têtue si Astriid n'avait pas été liée à lui. Kitoe ignorait pourquoi elle éprouvait autant de sympathie pour cette fille. Elle l'aimait juste bien, sincèrement, et sans que ses pensées morbides ne l’envahissent systématiquement. Ce qui était assez rare. La solution la plus saine aurait sûrement été de laisser l'Ygdraë tranquille, qu’elle puisse pleinement jouir de sa chance, mais Kitoe ne pouvait pas s'y résigner. Elle était seule et possessive. Elle avait besoin de se sentir aimée et d'aimer en retour. C'était peut-être paradoxal pour quelqu'un de son espèce. C'était peut-être des vestiges de ses anciennes vies. Kitoe était et avait toujours été un être de passion. Ses passions étaient simplement trop dévorantes, ce qui était aussi ironique que littéral.
-Tu n'es pas idiote. Le hasard t'a mis dans une situation merdique.
Elle n'avait pas l'intention de lâcher le morceau pour autant. Kitoe replia à nouveau ses jambes pour les entourer de ses bras. Depuis quelques minutes, elle sentait sa peau arrêter de la tirailler. En observant ses bras, elle constata que les éruptions avaient cessé et qu'elle avait déjà commencé à reprendre une teinte normale. Kitoe poussa un soupir, puis, elle leva des yeux brillants vers son amie. Elle n'arrivait pas à lui sourire, ceci dit.
Sa gorge se serra. Doucement, Astriid secoua la tête. C'était bien tout le problème. Tout aurait été plus simple si Kitoe avait été méchante, comme ces horribles monstres qu'elle avait rencontré dans les Contes ou ce Vampire qui s'en était pris à elle à Avalon. Elle ne serait pas là à tergiverser autant. Elle la fuirait comme la peste au lieu de la réconforter. Au lieu de quoi, il semblait que Kitoe savait parfaitement où appuyer pour lever le doute dans son esprit et sa mignonnerie était démoniaque, à tel point que c'en était suspect. À cette pensée, sa détermination se raffermit et la sylvestre détourna le regard pour ne pas être à nouveau chamboulée par l'air misérable de sa contractante. « Non, mais tu es une Démone. Tu ne peux qu'être mauvaise, même si tu ne me l'as jamais montré, pour j'ignore encore quelle raison. Je voulais juste changer ça et peut-être que j'aurai pu rendre tout le monde plus gentil ? » Avec plus de recul, même elle décelait la stupidité dans son raisonnement. Si Raïm n'entendait ne serait-ce qu'un dixième de ce qu'elle déblatérait, il aurait certainement assommé l'Elfe pour essayer de remettre un peu de bon sens là-haut. Non, il l'aurait assommée, puis l'aurait renvoyée à Melohorë sans possibilités de discussions possible.
Et manifestement, Raïm n'était pas l'unique personne têtue de son entourage. « Si tu ne fais pas d'efforts aussi. » Souffla-t-elle, réprobatrice. « Même s'il paraît intransigeant et froid, Neah vaut la peine d'être connu. Je ne sais pas ce que tu lui a fait ou ce qu'il t'a fait mais peut-être qu'en discutant paisiblement, vous trouveriez un terrain d'entente ? » Même elle peinait à croire à ce qu'elle disait et elle ne sut maintenir le contact visuel avec Kitoe. Ses poings se serrèrent, elle détestait ne pas pouvoir changer les choses, sa faiblesse l'irritait. « Si. J'y arriverai. » Insista-t-elle, un air buté fronçant ses sourcils. Son premier essai avait été un échec, mais c'était souvent le cas pour les débuts. Il lui suffisait de s'améliorer pour réussir à créer les chocolats qui rendraient gentils. Avec l'aide de Laurier et d'Atae, son projet réussirait.
À leur mention, les abeilles se rapprochèrent et certaines vinrent se poser sur la tête d'Astriid, curieusement calmes comparativement à l'agitation qu'éprouvait l'Elfe. Elle leur sourit tendrement. « Elles se plaisent bien ici. Mais elles sont bavardes et sont dotées d'un sacré caractère. Je me suis rapidement attachée à elles. » Une chance que Raïm ne puisse pas les entendre, il aurait mis le feu à leur ruche portative.
« De toi ? » Répéta-t-elle sans comprendre. Elle savait maintenant que ses compagnes bicolores lui venaient de Kitoe, et même si ça avait été difficile à accepter, Astriid ne pouvait pas renvoyer les abeilles pour autant, mais cette dernière information dépassait son entendement. Comprenant que la Démone s'apprêtait à développer, elle pinça les lèvres pour s'empêcher de la presser de questions.
Cinq Kitoe. Astriid déglutit pour laisser passer la boule qui obstruait sa gorge. Cinq. Cinq Démones. Dans une seule personne. « Hein ? » Puis subitement, la compréhension fit jour dans son esprit. Bouleversée, elle tendit le bras pour serrer la main de la Démone, usant de sa magie pour la réconforter. Possédée par quatre autres entités, son quotidien devait être infernal. Cocasse pour un Démon, mais pourquoi ces derniers ne seraient-ils pas soumis aux mêmes règles que tous ceux de la race humaine ? Les conséquences de cette révélation lui échappaient, trop de questions en découlaient.
À mesure que Kitoe développait, la mâchoire d'Astriid se crispait. Le souvenir de la supercherie dont elle avait été victime avec le faux Neah était une blessure encore béante. Jude était la raison pour laquelle la sylvestre avait préféré laisser le groupe continuer sans elle. La trahison prenait depuis ce jour un sens particulièrement douloureux et tâchait de méfiance la naïveté qui avait toujours été son fer de lance. Il avait violé son innocence et elle lui en voulait terriblement. Depuis, tout se bousculait dans sa tête. « C'est vrai, mais ce Pacte n'a jamais été nécessaire. » Même si elle avait été la première à le proposer dans les thermes, elle était rapidement revenue à la raison. Ses yeux se baissèrent sur leurs doigts entrelacés et ses paupières se serrèrent pour bloquer les larmes qui montaient, en écho à l'émotion de la brune. Bien que tout les opposât, il lui semblait que leurs cœurs battaient à l'unisson. « Ce Jude, il n'y a aucun moyen de le faire partir ? Je n'ai pas peur de lui. Je lui en veux car il m'a trompée, sur son compte et sur le tien. C'est à cause de lui si nous souffrons. » Que ce soit Neah ou celui qui prenait son apparence, les deux roux se plaisaient à leur mettre des bâtons dans les roues. Et pourquoi devait-elle se battre pour cette amitié bancale en premier lieu ? Kitoe aussi l'avait trompée, peut-être même était-elle en train de lui mentir. Récupérant sa main, la rouquine se frotta le visage, plus perdue que jamais. « Je suis fatiguée de tout ça. Je ne sais plus quoi croire, qui croire, et je n'ai plus envie de réfléchir à ce qui est bien ou mal. C'est pour ça que je suis ici. J'ai besoin de me retrouver seule, loin de Neah et sa famille, de toi, de tout. » La fermeté qu'elle avait souhaité insuffler dans son ton se perdait dans un chevrotement pitoyable.
Message II | 959 mots
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1702 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
Elle n'avait réellement pas la moindre idée de la manière dont elle pourrait mettre Jude hors d'état de nuire. Kitoe ne connaissait pas tous les mécanismes de son trouble déjà complexe. Jusqu'ici, elle n'avait fait que découvrir de nouvelles identités ; elle s'était divisée. Mais elle n'avait jamais vécu le processus inverse. Toutes ses identités ne semblaient pas liées à un traumatisme ou à un événement particulier, même si c'était majoritairement le cas. Parfois, celles-ci apparaissaient et elle ne pouvait rien y faire. C'était son problème : elle n'avait pas de contrôle sur son propre cerveau. La Démone n'ajouta rien. En d'autres circonstances, Astriid aurait dû avoir peur de lui. Le contrat la préservait. Kitoe passa une main sur son front. Elle se sentait distante tout à coup. La sensation l’aidait à se calmer. Mais cela signifiait qu’elle n’avait plus le contrôle pour longtemps.
-Je comprends.
Elle était l'une des premières à savoir que partir, tout détruire pour tout reconstruire, était parfois nécessaire à certaines étapes de la vie. La Démone fixa le vide quelques minutes, puis soudain, ses iris se reposèrent sur l'Ygdraë, sévères et implacables. De là où elle était, elle la scruta et l'examina sous toutes les coutures.
-J'espère que tu ne vois pas la vie de manière aussi binaire.
Sa voix retentit, grave, en total contraste avec ses répliques plaintives. Elle se redressa, séchant ses larmes. Elle avait adopté une expression bien plus dure et impassible. Glaciale. Ses boutons continuaient de disparaitre progressivement. Mais à présent, elle était dégueulasse. Sa tenue lui collait à la peau et c'était désagréable. La jeune femme tâta ses hanches et ses cuisses, là où elle aurait aimé trouver des poches, mais n'en trouva aucune. Elle était habillée d'une robe qu'elle trouvait tout à coup ridicule, en plus d'être inconfortable. Elle fit claquer sa langue contre son palais.
-J'imagine que tu ne fumes pas.
Un peu de tabac aurait fait du bien pour la calmer lors de cette entrée en matière. Ellie n'était pas énervée, mais elle n'était pas non-plus de bonne humeur. Son attention parcourait la pièce. Elle se faisait une idée plus concrète de qui était cette Astriid, qu’elle n’avait jamais rencontré.
-Neah ne veut pas discuter. Il ne cherche pas à comprendre. Il voit un Démon ; il le tue. Le moindre "mal" qui s'approche de lui ou de sa famille ; il l'élimine. C'est aussi simple que ça. C'est un Ange et il ne voit pas à quel point sa manière de raisonner est une connerie. Lui demander de discuter est un effort qu'il n'est pas disposé à faire. Quoi qu'il arrive, il rend impossible toute discussion. Pas même une trêve.
Ellie avait passé du temps à décortiquer les quelques souvenirs de Kitoe auxquels elle avait accès, afin de se faire son propre avis sur le type. Cette dernière le haïssait trop pour pouvoir être objective à son sujet. L’identité protectrice faisait donc part de ce qu’elle avait retenu. Ellie ne vouait pas de rancœur particulière à l’Ange, mais son analyse lui confirmait qu’elle ne souhaitait pas discuter avec lui non-plus : il était inintéressant au possible. La différence avec lui était qu’elle ne se l’interdisait pas pour autant. Elle n'éliminait pas non-plus systématiquement les Anges qu'elle croisait comme lui le faisait avec les Démons. En fait, outre le dégoût profond qu’elle ressentait à leur encontre, elle s’en foutait. Elle tuait qui elle voulait, quand elle voulait.
-Quant à nous, nous n'agissons que par intérêt. Pour une raison ou pour une autre, Kitoe t'aime bien, alors elle n'a pas de raison de te faire du mal. Tu as de la chance. Profites-en.
Les Démons n'étaient pas rationnels ; ils étaient arbitraires. C’était une caractéristique que les autres peuples avaient parfois du mal à appréhender. Ça les rendait imprévisibles ou chaotiques. Il fallait dire que ça devait faire peur. Mais c'était aussi particulièrement libérateur. Peut-être qu'Astriid avait plu à Kitoe à cause de cette naïveté irrationnelle et enthousiaste lors de leur première rencontre. C’était ce qui l’avait sauvée. La relation lui rappelait un peu celle que la Démone entretenait avec Bellada, cette grand-mère qui se fichait bien de savoir qu’elle habitait en Enfer. Toutefois, elle portait aussi beaucoup d'intérêt à ses recettes de cuisine, dont elle semblait être une source inépuisable. Les yeux d’Ellie roulèrent vers le plafond.
-Sérieusement Astriid. Tu as toi-même dit que c'était impossible. Je ne sais pas ce que t'a dit Neah exactement, mais il t'a demandé de te tenir à l'écart de nous. Sans le Pacte, Kitoe serait seule. Tu l'aurais abandonnée, car tu tiens plus à lui qu'à elle. Le Pacte était nécessaire si elle ne voulait pas te perdre.
Ellie pivota sur ses talons pour lui faire face. Elle était impressionnante par l’indifférence qui marquait ses traits.
-Je ne te blâme pas. Je ne fais que donner les faits. Ta décision était compréhensible.
Pour sa part, elle se fichait pas mal de l'Elfe. Si cela n'avait tenu qu'à elle, Ellie l'aurait laissée partir et elles ne se seraient jamais revues. Si ça n'avait tenu qu'à elle, elle n'aurait jamais fait tout un cirque de l'existence de Neah non-plus. Mais la vie était d'un bordel tel, l'esprit de l'Ygdraë était tellement perturbé, et ce Pacte était tellement ridicule, qu'elle ne chercha pas à en faire davantage avec ses propres opinions. Ellie était fatiguée de cette histoire, mais ce qui était fait, était fait. Les états d'âme de Kitoe avaient épuisé son corps comme son esprit. Elle s'approcha d’Astriid et lui tendit sa main.
-Je suis Ellie au fait. J’apparais quand Kitoe ou Lia subissent trop de stress. Ou pour gérer les emmerdes.
Sa poignée de main était ferme. Entre contractants.
-Écoute. On a beaucoup de défauts. Mais Kitoe est une bonne amie. Malheureusement, elle n'en a pas. Elle a besoin de soutien. C'est tout ce qu'elle souhaite : un peu d'affection dans un monde qui la violente. Elle te sera loyale si tu choisis de l'être également. Je vais être honnête avec toi concernant le cas contraire et s’il-te-plaît, ne prend pas ça comme une menace. Certaines personnes étaient susceptibles et méritaient qu’on les étripe. Elle espérait qu’Astriid ne faisait pas partie de ces gens. Kitoe sera triste et déçue et peinera à s'en remettre. Elle a la mauvaise manie d’être rancunière et est terrifiée par la désillusion. Lia aussi. Pour ma part, je me fiche de cette amitié, je ne cherche qu’à nous donner une vie un tant soit peu stable et à respecter les clauses. Quant à Jude, je ne le connais pas assez. Mais puisque c'est lui qui a voulu de ce Pacte en premier, j'imagine qu'il n'en restera pas là. Il est dangereux. Méfie-toi en.
Kitoe avait affirmé l’inverse quelques minutes plus tôt, mais Ellie n'en avait pas conscience. Elle n'était pas non-plus au courant des déviances sexuelles du roux. Elle le considérait seulement comme un type instable, colérique et qui les détestait tous. Il était un très mauvais cocktail d'émotions qui ne pouvait qu'avoir un effet désastreux sur ce qui l'entourait. Il attirait le chaos. Il était destructeur, en plus d'être autodestructeur.
-Quoi qu’il arrive, ta décision ne plaira pas à tout le monde. Aucune de tes décisions ne pourra jamais plaire à tout le monde.
Elles pouvaient rompre le contrat ; il faudrait juste en subir les conséquences et Ellie savait à quel point cela pourrait être regrettable pour la rousse. Au contraire, le maintenir ne changerait quasiment rien à son quotidien, si ce n’était au prix de quelques lettres et après-midi goûters, et d’une sécurité assurée. A son avis, le choix était vite fait.
-Maintenant si tu n'as pas de questions, est-ce que je pourrais me laver ? Je crois que je peux me téléporter jusqu'à toi, mais je ne peux pas rentrer chez moi aussi facilement.
Astriid détestait les impasses. Or, quel que soit le côté vers lequel elle orientait son regard, seul un mur la regardait en retour, impassible face à sa peine. Chacun de ses choix transpirait la souffrance. Elle était cernée de mauvaises décisions. Les oreilles rabattues, elle gardait les yeux rivés au sol sans rien voir du changement qui s'opérait chez Kitoe. « ... » Qu'y avait-il de mal à voir la vie ainsi ? Était-ce sa faute si le monde était façonné ainsi ? Si toute son éducation l'avait menée à classer ses interlocuteurs ? Kitoe la faisait tout remettre en question car rien en elle ne paraissait diabolique, à l'exception de l'horrifiant faciès qu'elle lui avait opposé plus tôt, et de la tromperie pour l'amener à signer le Pacte.
« Que je ne fume pas ? » Répéta la rouquine en relevant le nez, interloquée par la soudaine voix traînante de son interlocutrice, plus suave. Son attitude avait changé. La Démone était plus détendue, plus désintéressée aussi. Blasée.
Pas certaine de comprendre ce qu'il se passait, Astriid garda le silence, jusqu'à un certain point. Certainement, la Démone ne s'attendait pas à ce qu'elle se taise alors qu'elle diffamait Neah à tour de bras. Ses sourcils se rejoignirent presque et elle prit un air réprobateur. « Tu as une vision de lui aussi réductrice que lui en a une de toi. Il est bien plus qu'un exterminateur sans cœur. Contrairement au portrait que tu dépeins de lui, il possède de l'empathie, et ses motivations sont pures. S'il déteste les Démons, c'est à cause de tout ce que ta race a pu faire subir à la sienne, il n'a rien extrapolé et c'est complètement légitime. J'aimerai que tu puisses le voir comme je le vois, un homme attentionné envers sa famille. Tout ce qu'il veut c'est protéger les siens. Je suis sûre que tu peux comprendre ça, ne serais-tu pas prête à tuer toi aussi pour protéger ceux que tu aimes ? » Enflammée, Astriid marqua une pause pour reprendre son souffle. « S'il y a quelqu'un à critiquer ici, c'est moi. Vous n'êtes pas non plus innocents dans l'histoire de mon peuple. On m'a raconté ce que l'un d'entre vous a fait subir à la Löth Circë. » L'acte était innommable et elle se surprit à frissonner. « Je suis certaine que ce n'était pas un cas isolé, et que bien des miens ont souffert de vos griffes. Tu dis que vous n'agissez que par intérêt mais c'est faux. Vous cédez au mal dès que ça vous chante, sur un simple coup de tête. » Comme tout bon Ygdraë, Astriid récitait ce qu'elle avait appris et entendu toute son existence. C'était un don que ses veines charriaient, cette capacité qui permettait de se souvenir de tout, pour ne pas reproduire les erreurs du passé. Les membres raides, elle tint tête à cette nouvelle facette de Kitoe qu'elle n'était pas certaine d'apprécier mais qui, quelque part, facilitait sa prise de décision. Un peu. « C'est parfaitement vrai. Mais je n'aime pas avoir à faire ce choix. J'aurai préféré que tu... que vous... qu'on ne se soit jamais rencontrées. Je ne veux pas que Kitoe soit seule. Je ne veux pas l'abandonner. Je ne veux pas non plus que Neah se détourne de moi. » Peut-être pas totalement. Sa volonté s'effondrait en même temps que son éloquence.
Mollement, elle abandonna sa main à Ellie, puisque tel était son nom. Elle paraissait si mature. Assez mature pour deux, puisque ni Kitoe, ni Astriid ne réussissaient à l'être pour prendre les décisions qui s'imposaient. « Alors c'est vrai cette histoire ? Vous... Vous possédez Kitoe à tour de rôle ? » Elle récupéra sa main sans pouvoir réprimer un air dégoûté, qui n'avait rien à voir avec le pus maculant les mains de la Démone. « C'est révoltant. Est-ce que c'est encore un truc de Démon ? Pourquoi faites-vous ça ? Kitoe était-elle seulement une Démone avant que vous la possédiez ? » C'était forcément ça. Kitoe était trop bonne pour avoir été ainsi toute sa vie. C'était sûrement eux, les parasites, qui l'avaient plongée dans le mal. « C'est de votre faute, tout ça. À Jude, et à je ne sais pas qui d'autre se cache là-dessous. Si je savais comment faire, je vous bannirai au loin. » Fièrement, elle dressa le menton, ses yeux lançant des éclairs. « Je n'ai pas peur de Jude. » Répéta-t-elle. Elle n'était pas sûre qu'Ellie l'eût entendue quand elle l'avait dit à Kitoe et elle aimait que chacun ait le même niveau d'information. Elle planta ses yeux dans ceux de la Démone, espérant que le faux Neah l'entendrait. « J'aimerai bien le revoir d'ailleurs pour lui expliquer ma façon de penser sur la manière dont il m'a faite signer cet horrible Pacte. Et comment puis-je vous faire confiance maintenant ? Tu dis qu'elle me sera loyale, mais je n'arrive plus à vous croire. Tout ce que je veux, c'est être loin de vous, de tout le monde, pour réfléchir à ce qui est le mieux pour tout le monde. Pourquoi Jude a voulu ce Pacte ? Kitoe, je le comprends, mais Jude ? Peu importe de toute façon. Je veux que ça cesse. Rien ne bon ne peut découler de ce Pacte. Je ne serai l'amie de personne par obligation. Si elle veut être mon amie, vous n'avez qu'à partir de sa tête et la libérer. » Tout son être se révoltait de cette situation, et ses muscles se crispaient jusqu'à ce que la douleur s'invite dans ses articulations. Elle vibrait littéralement de frustration et de colère mêlée et le désespoir n'était que la touche qui perfectionnait le tableau pitoyable qu'elle affichait. Avec une courte inspiration, elle ferma les paupières et laissa la magie l'envahir pour calmer ses nerfs. Une chaleur apaisante détendit ses épaules et allégea le poids sur sa nuque. Quand elle rouvrit les yeux sur Ellie, elle lui désigna la direction de l'index. « C'est par là pour te laver. Ensuite, je veux que tu partes, et que tu ne reviennes plus jamais par surprise ici. » Des trémolos gâchaient l'effet inflexible qu'elle avait voulu infuser dans sa voix et elle évita le regard de la Démone. Il n'y avait plus rien à dire.
Message III | 1103 mots
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1702 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
Encore une fois, Ellie chercha des poches dans lesquelles glisser ses mains, mais ne les trouva pas. C'était vraiment irritant, mais elle se garda de siffler un juron pour maintenir une image convenable d’elle-même. La Démone observa la gamine s'énerver sans sourciller. Ellie estimait qu'elle ne connaissait pas Neah. Astriid avait probablement raison en pointant du doigt son étroitesse d'esprit. Il était un Ange et il était donc tout naturel qu'elle le haït. Toutefois, elle n'avait jamais dit qu'il était antipathique au quotidien ; au contraire, Ellie l'était, mais développait des sentiments protecteurs lorsque le système se sentait en danger. Ce que l'Elfe ne relevait pas, c’était qu’il n’en restait pas moins un Extrémiste. Alors si, cela faisait forcément de lui un exterminateur.
-C'est drôle, commença-t-elle alors qu'elle ne rigolait pourtant pas, car mon rôle dans cette vie est justement de protéger Kitoe.
Dire qu'elle l'aimait était un grand mot, mais la préserver était comme un besoin viscéral. Ellie se sentait un peu comme la grande sœur de Lia et de Kitoe. Une sœur qui avait grandi et mûri là où ses deux cadettes étaient condamnées à rester juvéniles et naïves. Bien sûr, ce n'était pas vrai. Kitoe en particulier, évoluait. Elle avait juste besoin de temps car c’était une sentimentale. Ellie, elle, était née pour s'adapter rapidement, quitte à oublier de développer les émotions qui auraient dû rythmer ses expériences. Elle existait pour survivre dans le sens le plus strict du terme. L'ainée aurait pu développer sur le fonctionnement de leur système si Astriid n'avait pas pris un drôle de virage. L'argumentaire lui coupait presque le souffle tant elle le trouva absurde. Son expression, alors qu'elle dévisageait l'Elfe de toute sa hauteur, était à mi-chemin entre une condescendance marquée et un ahurissement engendré par un tel culot.
-Tu es sérieuse ?
Elle riait, mais c'était jaune. Une manière de ne pas céder à la colère face à des inepties pareilles.
-Donc sous prétexte de notre race, tu nous tiens responsables de vieux massacres auxquels nous n'avons même pas participé ? Tu es vraiment en train de céder à des arguments aussi faciles et bidons ?
Son rire se déploya un peu plus franchement dans sa gorge. Elle aurait bientôt envie de céder à quelques pulsions de violence. Cette insolente avait bien de la chance d'être protégée. Ellie quant à elle, avait besoin d'une clope. Son regard balaya la pièce. A défaut, d'une bouteille d'alcool ferait aussi l’affaire.
-Nous n'étions même pas Démons lorsque c'est arrivé. Je n'existais même pas. Pour ta gouverne, les Démons ont aussi subi des massacres. Et alors ? Tu crois que j'en ai quelque chose à foutre que ça soit de la faute des Anges ou de qui que ce soit d’autre ?
Non. Elle survivait, elle tournait la page et elle reprenait son quotidien là où elle l'avait laissé. C'était ainsi que l'on avançait. Pas en s'attardant sur des faits historiques poussiéreux auxquels tous ceux qui y avaient assistés étaient morts, ou au mieux, se comptaient sur les doigts d’une main. Les seules rancœurs qu’elle avait étaient strictement personnelles et se justifiaient d’expérience. Ellie passa ses doigts sur ses lèvres. Il n'y avait vraiment pas de tabac par ici ? Quelle merde. Astriid avait raison : elles n'auraient jamais dû se rencontrer. Ellie s'était assise à l'autre bout de la pièce. Le meilleur moyen de se contenir était de ne pas cultiver sa rage. Autrement dit, de ne pas être en mouvements. Mais Astriid ne semblait pas du même avis qu'elle. En fait, la Vile était persuadée que le but de l'Elfe était de la provoquer et de la faire céder. Faisait-elle cela car elle se savait immunisée ? Ou bien parce qu'elle souhaitait dévoiler au grand jour toute la monstruosité de la Tentatrice ? Ellie décida de ne pas répliquer tout de suite et de la laisser terminer. Les âneries sortaient de sa bouche comme s'il s'agissait d'un concours de mauvaises blagues. Un nouveau rire franchit ses lèvres. Elle constatait le désordre que son interlocutrice avait encore mis dans ses pensées. Les identités s'agitaient. Mais Ellie était puissante. Elle ne s'ébranlait pas aussi facilement que les autres et garder le contrôle lui était relativement facile. Généralement, lorsqu'elle le perdait complètement, c'était volontaire.
-Tu as fini ? Demanda-t-elle après qu'un silence glacial se soit installé entre elles.
Une minute, c'était long. Ses doigts continuaient de se comporter comme s'ils tenaient une cigarette imaginaire. Elle tapota son index pour faire tomber la cendre par terre.
-On va reprendre depuis le début, tu veux bien ?
Elle adorait être condescendante. Elle tira sur sa clope. A présent, elle était quasiment persuadée qu'elle fumait. Elle n'en sentait juste pas les effets, ce qui était déroutant.
-En premier lieu, j'aimerais que tu évites de parler de possession. Ce que nous avons n'est pas un truc de Démon et nous ne sommes pas des montres. Cela s'apparente plus à une maladie. Un trouble de l'identité, tu connais ? Bien sûr que non, elle ne connaissait pas. Pour faire simple, la conscience de Kitoe est fragmentée. Chaque identité est un fragment. Officiellement, nous sommes tous Kitoe, qu'on le veuille ou non.
Lorsqu'elle s'était rendu compte de son trouble, Kitoe avait eu la même réaction qu'Astriid. L'expérience lui avait fait comprendre ce qu'il se passait. Curieusement, il y avait aussi de très bons psychiatres en Enfer. Du moins, suffisamment bons pour poser un diagnostic. Ensuite, il fallait signer des Pactes pour s'assurer que ledit médecin ne rendrait pas le patient fou au fil des thérapies. La Démone n'avait pas voulu tenter. A son avis, le système s'en était plutôt bien sorti jusqu'à présent.
-C'est amusant que tu t'interroges, car Kitoe est née Ange. Elle n'était pas heureuse alors elle a été Déchue. Elle n'y était pas heureuse non-plus et elle a été tuée pour se réveiller en Enfer. Elle a fait des sales choses que je préfère ne pas te nommer, mais on lui a aussi fait subir des sales choses. Nous autres identités, sommes apparues pour lui venir en aide, en quelques sortes. Par exemple, Lia est une identité enfant qui l'a aidée à ne plus se faire marcher dessus. C'est elle qui a encaissé le choc d'être reniée par notre famille et qui lui a permis de sortir de cette torpeur insupportable dans laquelle elle s'est plongée à Avalon. Elle vit la vie comme un jeu, dans une insouciance profonde. Même si c'est déraisonnable, c'est justement sa manière de gérer ce qui l'angoisse.
Lia était aussi la responsable de leur littérale descente aux Enfers, ce qui avait été pour le mieux. Ellie préféra ne pas l'évoquer.
-Moi, Ellie, j'ai été créée pour réagir rapidement aux dangers imminents. Elle marqua une pause. Tu as déjà été violée, Astriid ?
Elle inspira une bouffée de tabac, puis l'expira. Elle aurait aimé pouvoir enfumer tout l'appartement afin d’y créer une brume épaisse.
-Je suis apparue lorsqu'on a tenté de lui faire subir ça la première fois et je possède les souvenirs de tous ceux qu'elle a subi par la suite. Kitoe ne s'en souvient pas, ou alors ça ne l'affecte pas. Sans moi, elle se serait probablement suicidée. Encore une bouffée. Et pour Jude, il est arrivé après que Neah l'ai... tuée. Je me demande si tu n'as pas assisté à cette scène ? C'était au fameux Dîner.
Elle-même n'y avait pas participé, alors elle ne pouvait pas en dire davantage. Elle comptait sur l'Ygdraë pour faire fonctionner ses méninges. Ellie semblait plongée dans des souvenirs qui ne lui appartenaient pas.
-Je ne le connais pas beaucoup, mais il me semble que les intentions de Jude sont claires. Comme tu peux t'en douter, elles sont loin d'être bonnes.
Elle se leva.
-Tout ça pour dire que ce qu'est Kitoe aujourd'hui n'est que le résultat d'une vie minable où elle ne trouvait pas sa place. Je ne dis pas que c'est la faute des autres, mais qu'elle est née au mauvais endroit. Contre toute attente, la vie que nous menons en Enfer est la plus réussie de toutes.
Il y avait des hauts et des bas, mais leur système n'avait jamais été aussi stable que là-bas. Comme si la corruption de ce monde avait été ce petit bonus manquant pour se considérer satisfait. Ellie ne savait pas se l'expliquer autrement. Elle fixa Astriid, ses pupilles perçantes profondément ancrées dans celles de cette dernière. Mentionner le passé avait ravivé de vieilles blessures pour chaque identité. Ils étaient tous conscients de la scène qui se déroulait sous leurs yeux, une scène figée dans le temps. Chacun voulait se manifester, rajouter sa parole à l'argumentaire de la Protectrice. Mais celle-ci se dressait comme un mur face à eux. Ses poings s'étaient serrés. Perdre les pédales face à leur contractante n’était pas enviable. Mais en refusant les conditions du Pacte, Astriid venait de commettre une grosse erreur. La Démone espérait qu'il ne s'agissait là que de mots exprimés sous le coup de la colère et que cette rupture ne deviendrait pas plus concrète. Ca ne serait dans l'intérêt d'aucun d'entre eux.
-Merci.
Elle tourna les talons et quitta la pièce. La première chose qu'elle fit une fois dans la salle d'eau fut de verrouiller la porte. Aussitôt, son rythme cardiaque s'accéléra. La jeune femme prit une grande inspiration.
"Bravo, maintenant elle nous déteste !"
Ellie se déshabilla en silence. Elle détestait cette robe. Si elle avait pu, elle l'aurait foutue au feu et se serait procuré une tenue bien plus simple. Mais il n'était pas question qu'elle déambule nue dans la ville. Elle ne savait même pas où elle se trouvait. Kitoe s'était téléportée ici sans réfléchir et sans s'attarder sur la localisation de l'Elfe.
"Elle ne veut pas du Pacte. On ne peut pas laisser passer ça."
"Elle ne sera jamais notre amie..."
"Comment est-ce qu'on va faire ?"
Ellie les laissait parler sans commenter. Elle était occupée à remplir la baignoire d'eau.
"On ne peut pas la laisser nous filer entre les doigts."
"Elle nous déteste." Lia pleurait.
"Elle nous déteste." Kitoe pleurait.
"Elle nous déteste." Jude bouillonnait. "Elle ne veut pas de nous."
-C'est votre problème. Chuchota Ellie.
Ellie se voulait ferme, comme à son habitude, mais son corps tremblait face aux lamentations des autres. Les émotions l'envahissaient. Elle était fatiguée et elle avait fait sa part du boulot. Elle ne pouvait pas faire plus. La Démone entra dans l'eau, ses mains fermement accrochées aux rebords. Qu'elle s'écorche à cause de son épuisement aurait été une mort qu'elle n'était pas prête à assumer. L'eau était froide, mais ça ne faisait rien : elle était ici pour se laver, pas pour se détendre. Elle expira. Cette baisse de garde suffit à la faire éclater en sanglots. Ce n'était plus Ellie : c'était un mélange des trois autres. Le cocktail venimeux de leurs réflexions prit de l'ampleur et Kitoe crut étouffer. Elle se recroquevilla.
"Elle nous déteste."
Le semblant d'amitié qui était né avant le Pacte, elle l'avait balayé d'un revers de main. Si elle avait su. Si Jude n'avait pas été là. Si Neah n'avait pas existé. Sous beaucoup de conditions, les choses n'auraient pas aussi mal tourné. Elles auraient pu être amies. Kitoe gémit et cacha son visage dans ses mains. Elle avait honte, terriblement honte. Elle resta immobile de longues minutes. La crise d'angoisse était lourde et elle avait envie de mourir. Elle s'efforçait à ne pas quitter la baignoire se peur de trouver un objet contondant dans la pièce.
Cette envie d'estompa au fur et à mesure qu'elle se calma. Lorsqu'elle décida de revenir à la réalité, hors de ses mains, Kitoe était toujours sale. Elle s'empara alors d'une éponge qu'elle plongea dans l'eau avant de frotter sa peau. Elle le fit avec vigueur pour éliminer entièrement la couche de pu. Elle arrêtait lorsque sa peau se mettait à rougir. Elle se détestait. Elle était une mauvaise Démone, pas foutue de faire un Pacte correct et pérenne. Elle détestait Astriid pour lui faire subir tout ça.
Des idées malsaines s’injestèrent dans le fil de ses pensées. Si cette sale petite Elfe croyait pouvoir s'en sortir comme ça, elle se mettait le doigt dans l'œil. Un rictus mauvais mit un terme à ses airs torturés. Le corps libéré de l'exsudat visqueux qui l'avait recouvert, il se sentit plus léger. Purifié. Se laver lui avait permis de remettre ses idées au clair. Jude se sécha, puis noua la serviette autour de sa taille. Un bref coup d'œil dans un miroir, la robe souillée de Kitoe sous le bras, il sortit. Il se sentait plus confiant que jamais. Il n'avait pas trouvé de solution miracle pour convaincre Astriid de les accepter. Il était juste galvanisé par la perversion. Lorsqu’il la vit, il ne put retenir un rictus. Ce fut avec une voix suave qu’il commença :
L'estomac soumis à des crampes de contrariété, Astriid s'était réfugiée sur son fauteuil préféré pour y chercher du réconfort. Les jambes ramenées sous elle, elle faisait subir au mur qui lui faisait face son regard le plus noir et ses dents étaient si serrées qu'un grincement rompait parfois le silence. Alerté par son humeur en dents de scie, Piäh Nour s'était téléporté jusqu'à elle et il fourra sa truffe froide dans son cou pour quêter de l'attention qu'elle se refusa à lui donner autrement que par caresses distraites. Capricieux, il se lassa bientôt et se roula en boule sur ses cuisses. Bientôt, un doux ronflement indiqua que sa sieste démarrait, couronnée de succès. Elle se surprit à sourire et sa paume se déposa en douceur sur le pelage doux du dos de l'animal, puisant de la force dans le ronronnement qui vibrait sous ses doigts. Cette légèreté de vie lui manquait. Quand ses relations étaient-elles devenues si complexes jusqu'à empoisonner son existence au point où ses propres pensées n'étaient plus à l'abri. Devait-elle revenir sur ses terres natales pour retrouver sa tranquillité d'esprit et renouer avec ses racines ? Peut-être y avait-il trop longtemps qu'elle était loin des siens ? Et en même temps, il n'était pas dans son habitude de fuir les problèmes. Au contraire, le faire ces derniers mois n'avaient fait qu'empirer la situation. Peut-être devait-elle mener cette bataille de front pour trouver une échappatoire ? Pour commencer, il fallait brûler ce Pacte. Il était le pilier de ses problèmes, passés, présents et futurs. Ensuite, bien que cela lui fasse mal, il lui fallait couper les ponts avec Kitoe. Les explications d'Ellie n'avaient pas été les bienvenues. L'Elfe voulait tout sauf mieux la comprendre. Comprendre la Démone, c'était développer une empathie qui ne ferait que rendre difficile leur séparation. Mieux valait en finir avant qu'elles ne se connaissent trop bien.
Kitoe prenait tout son temps dans la salle de bain, et plus les minutes s'égrenaient, plus la sylvestre s'agitait, à tel point que le Kinshäla était parti terminer sa sieste sur le tapis qui avait l'avantage de rester stable sous son poids. Grommelant sous ses moustaches, il avait lancé un regard lourd de reproches à sa maîtresse, qu'elle n'avait même pas perçu. Ses yeux étaient hantés par une perpétuelle boucle d'interrogations. Cogiter ne lui avait jamais beaucoup réussi, et dresser l'inventaire de tout ce qu'elle aurait du dire autrement ou des mots de trop lors de sa précédente discussion était aussi laborieux que les séances quotidiennes d'entretien physique de Raïm au réveil.
Quand enfin le parquet grinça pour annoncer le retour de la Démone, Astriid sursauta comme si elle était montée sur ressorts. Elle manqua alors s'évanouir à la vision de Neah dans l'encadrement de la porte, à moitié nu et le sang quitta son visage. Son introduction remit un peu de bon sens dans la tête de l'Ygdraë qui eut envie de se gifler de s'être faite prendre au subterfuge une nouvelle fois.
Il arborait un air narquois qu'elle détestât aussitôt. Il n'avait pas le droit de la regarder comme ça, pas avec ce visage. Immonde pourceau. Comment osait-il prendre cette apparence et le pervertir de la sorte ? C'était un nouveau poignard dans le cœur. C'était intolérable. Elle fronça les sourcils et quitta lentement son fauteuil. En elle, tout bouillonnait mais elle avait mis un couvercle sur sa colère, ses peurs, et tout ce cocktail menaçait de l'engloutir si elle laissait s'éteindre sa magie. Mais il restait des choses à exprimer. C'était légitime.
Elle s'était rapprochée de lui, son expression figée dans un masque de froide résolution. Une fois à son niveau, elle se félicita qu'il fit la même taille que Neah, car il n'était guère beaucoup plus grand. Ça simplifiait les choses. Sa main cingla l'air, vive comme un serpent, pour se réceptionner sur la pommette de Jude. « Ça, c'est pour m'avoir trompée. » Siffla-t-elle, sa voix à peine maîtrisée dans un murmure. Dans son dos, Piäh Nour s'éveillait, dérangé par l'écho de leurs voix. Fixant ses yeux sur le nouveau venu, il renifla l'air et gronda, le nez retroussé sur ses dents espacées. Astriid n'y prêta pas attention, mais tendit sa paume dans son dos pour lui commander de ne pas bouger.
« Tu en mériterai une dizaine d'autres, mais je refuse de céder à la violence en ta faveur. Ce n'est pas moi. Je vaux mieux que ça. » À nouveau, la fierté avait levé son menton et elle soutint ses yeux, exécrant combien elle voyait Neah en lui, combien son cœur se ramollissait face à lui bien qu'il ne s'agisse pas de l'Ange. Ses narines s'évasèrent de colère trop contenue et son index s'enfonça sur le torse du rouquin. Sa nudité ne lui faisait rien, elle n'avait jamais été pudique. Elle poussa comme si elle pouvait ainsi le transpercer et rapprocha son visage. « Tu es content ? Tu as eu ce que tu voulais ? » Avait-elle déjà haï quelqu'un à ce point auparavant ? Ses doigts fourmillaient de l'envie de se refermer sur sa gorge et elle recula brusquement, comme s'il l'avait brûlée, effrayée par la vitesse à laquelle elle perdait pied. Elle n'aimait pas ce qu'il éveillait chez elle.
Ses bras se refermèrent sur sa poitrine. « Tous tes efforts n'auront servi à rien. J'ai dis à Ellie que je souhaitais rendre ce contrat nul et non avenu. Mais ça, tu l'as entendu aussi, n'est-ce pas ? » Elle le regarda de haut en bas. De toutes les personnalités qu'elle avait pu entrevoir, il était le pire. « Je ne peux pas croire que tu sois aussi Kitoe. » Lâcha-t-elle sur un ton écœuré.
Message IV | 1101 mots
Spoiler:
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1702 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
Jude battit des paupières, incapable de dire s'il s'y était attendu ou non. Une chose était sûre, la petite avait plus de force que ce qu’il avait imaginé. Pour autant, il ne passa pas sa main sur sa joue. Il ne recula pas non plus. Il resta droit et continua de la regarder dans les yeux – il ne la quitta que pour remarquer la présence de son chien. Son sourire s'élargit même. Et plus elle le réprimandait, plus ça l'amusait. Est-ce qu'il était fier de sa connerie ? Plutôt, oui. Il était fier et elle ne le déstabiliserait pas. Plus maintenant qu’il avait l’occasion de se dévoiler au grand jour.
-Tu veux jouer à ça, donc...
Quelle garce. C’était simple : Jude détestait qu’on lui tienne tête et pire encore, qu’on l’humilie. C’était exactement ce que tentait de faire cette sale peste. Elle méritait une correction. Avec cette gifle, il pouvait considérer qu'elle venait de commettre une entorse à leur contrat. Et ça l'arrangeait bien : cela signifiait qu'il avait le droit d'ajouter sa contrepartie et cela tombait bien car il en crevait d’envie. Le Démon était d'un calme qui le surprenait lui-même. Ainsi, il l'écouta sans bouger d'un millimètre, ses mains jointes dans son dos. Quand il considéra qu'elle eût terminé, il se concentra et sa magie se déploya en sa direction. Il espérait lui instiller de la peur. Il espérait devenir terrifiant. Il souhaitait transpirer le Mal et lui faire regretter chaque mot qui venait sortir de sa bouche ainsi que la claque qu'elle lui avait assénée si sèchement. Il voulait que sa simple aura écrasât la rousse au point qu'elle ploierait devant lui. Qu’elle pleurerait. Et qu’elle ne veuille plus jamais recommencer, même si d’un autre côté, il fantasmait beaucoup à l’idée de la punir.
-Oh non, je n'ai pas eu ce que je voulais. Pas encore.
Ce qu'il voulait au bout du compte, c'était Neah. Même si lui-même était loin d'être remarquable, l'Ygdraë n'était qu'un petit moucheron insignifiant à ses yeux. Sans la moindre gêne, Jude réduisit la distance qu'elle avait voulu établir entre eux. Il s'avança jusqu'à être très proche. Très, très proche. Il la força à reculer jusqu'à ce qu'elle heurte son fauteuil. Il pencha la tête sur le côté. Il détailla son visage : ses yeux, son nez, sa bouche.
-Ellie n'est qu'une putain hautaine et impudente. Du bout des doigts, il vînt caresser sa joue. On dirait qu'elle a déteint sur toi.
Il parcourut la ligne de sa mâchoire, glissa sur son cou.
-Hm, oui je te trouve bien insolente depuis la dernière fois. Il fit descendre ses doigts sur son épaule puis sur son bras. Je n'ai pas l'impression qu'un tel comportement respecte les clauses dont nous avions discuté, et il se trouve que, quoi que tu dises ou que tu veuilles, le contrat est toujours valable à l’heure actuelle. Je cite : tu me dois la loyauté et tu ne pourras jamais me nuire directement. Tu viens de me frapper. Une telle entorse mérite une petite contrepartie, tu ne trouves pas ?
Sa main alla jusque sa taille, puis glissa dans le bas de son dos. Il l'attira contre lui. Leurs visages se frôlaient et il aurait pu l'embrasser s'il le désirait. De son côté, elle pouvait sûrement le sentir.
-Ne te méprends pas, je suis bien Neah. Jude n'est qu'un nom d'emprunt, le temps que je récupère ce qui m'est dû. Mais tu sais, Kitoe a perpétré bien plus de crimes que je n'en ferai jamais. Si tu pouvais ne serait-ce qu'imaginer ce à quoi elle s'adonne, tu me prendrais pour un Ange.
Elle l'excitait. Il avait tellement envie de la violer. Il espérait que cette simple proximité qu'il avait instaurée suffirait à la perturber lorsqu'elle retrouverait l'Ange. Il souhaitait que cette image si explicite d'eux, l'un contre l'autre, marquerait sa rétine et la hanterait longtemps. Oh, il avait tellement envie de la violer. Il voulait qu’il craigne Neah, qu’elle l’imagine lui faire ce qu’il lui faisait et qu’elle en cauchemarde la nuit.
-Tu devrais faire attention. Je pourrais être amené à aller bien plus loin la prochaine fois.
Jude finit par la lâcher. Ce n'était pas le moment. Le faire ici et maintenant serait lever la main sur elle trop rapidement.
-Je ne souhaite pas interrompre ce contrat.
Le déclarer l'amusa. Mettre fin à un Pacte était une procédure bien plus complexe que sa signature. Il la mettait au défi d'y parvenir seule. Cette idiote n'y connaissait rien et même si elle y mettait de la volonté, elle n'y arriverait pas et finirait probablement par mourir. Au mieux, l’Enfer la rendrait folle.
-Et tant qu'ami, j'aimerais t'inviter à un petit événement. Pour me faire pardonner. C'est un spectacle, tu ne seras pas déçue. Il s'approcha de son oreille. Je te prie d’accepter. Si tu refuses, je devrai commencer à croire que tu me détestes et que tu ne souhaites soutenir aucune de mes entreprises. Or, ce n'est pas dans le contrat. Il est écrit que nous sommes alliés par défaut.
« Jouer ? Jouer ?! C'est vrai que tout est un jeu pour toi. Mais on ne joue pas avec la vie des gens ! On ne vole pas leur identité ! » Astriid aurait pu le sermonner ainsi pour encore deux bonnes heures. Elle en avait gros. Pas un jour ne s'était écoulé sans qu'elle repense à ces instants partagés avec lui, à croire qu'il était Neah. Elle s'était confiée à lui, elle lui avait ouvert son cœur, lui avait offert sa confiance. Quand il l'avait réconfortée, quand ils s'étaient étreints, elle avait réellement cru qu'il l'appréciait plus que comme une simple connaissance sympathique rencontrée par accident un jour de Fessetival. Ce jour-là, elle avait pensé compter, vraiment compter, aux yeux de quelqu'un. Elle avait existé. Tout s'était brisé en un instant. Elle maudissait sa stupidité. Comment avait-elle pu être aussi aveugle ? Et Jude se contentait de sourire, d'un sourire que jamais Neah n'aurait eu. Ses sourires à lui étaient l'expression même de la bonté. Ce qui lui faisait face était monstrueux. À cet instant précis, elle s'imagina lui arracher les yeux et lui griffer les joues jusqu'au sang. Le défigurer jusqu'à ne plus voir l'Ange. Elle ignorait ce qu'elle aurait pu faire sans le contrôle de sa magie sur ses propres émotions.
Subitement, la pièce se gorgea de sa présence. Elle reconnut la magie dans cette mutation, la même qu'elle usait, sauf qu'il la dirigeait contre elle. L'atmosphère se chargea de miasmes invisibles qui émanaient tous de lui et de cet insupportable sourire qui ne le quittait pas. L'Elfe le fixa avec méfiance. « Qu'est-ce que... » Sa voix tremblait. Une langue de sueur froide roula de sa nuque pour parcourir tout son dos et un grand froid s'empara de ses extrémités. Fébrile, elle recula d'un pas. Tout son courage l'avait abandonné. Il allait la tuer. Kitoe lui avait promis qu'elle n'avait rien à craindre de Jude, mais elle n'en était plus si sûre. Et si elle lui avait menti ? Et si Jude prenait une forme similaire à celle de la Démone quand elle était apparue à elle un peu plus tôt ? Elle ignorait de quoi il était capable et c'était d'autant plus terrifiant.
Un petit cri lui échappa alors qu'il se rapprocha d'elle et elle recula précipitamment pour conserver une distance de sécurité. Le derrière de ses genoux heurta le fauteuil et elle gémit. Et si elle s'enfuyait ? Dans la rue, elle ne serait plus seule. Des passants l'aideraient. Sûrement, il n'oserait pas l'attaquer en pleine rue à Caelum, il serait jeté en prison immédiatement. Mais ça signifier lui tourner le dos et pour le moment, elle n'en était pas capable. Pas alors qu'il caressait sa joue, faussement tendre. Un hurlement monta en elle, bloqué à mi-chemin par la boule dans sa gorge. Il parlait mais curieusement, sa voix résonnait en écho, sans prendre le moindre sens. Tous ses sens s'étaient focalisés sur le chemin qu'il traçait avec son index, un chemin de terreur. Il ne se montrait pas violent mais c'était pire, bien pire. Elle aurait préféré qu'il la frappe en retour et qu'il lui crie dessus, n'importe quoi plutôt que cette tension mortelle.
Sa main s'ancra dans son dos pour les rapprocher et Astriid ne put réprimer un hoquet. Tous ses muscles se crispèrent contre cette invasion et ce visage trop familier, tâché de lubricité si près qu'elle sentait son souffle balayer sa figure et l'odeur de sa peau, teintée de son savon. Si près qu'il lui était impossible de nier la ressemblance presque parfaite avec l'Ange. Elle préféra fermer les yeux. Ce n'était pas Neah. Elle se le répéta une dizaine de fois. Ce n'était pas Neah. Ou peut-être une centaine. Autant de fois que nécessaire pour bien dissocier les deux. Le désespoir broya son coeur quand elle réalisa qu'elle ne réussirait pas à ne pas songer à Jude lorsqu'elle verrait Neah. Elle entrevit un futur où il n'y aurait au final ni lui, ni Kitoe, où elle serait juste seule, livrée à elle-même car elle était incapable de prendre une décision ou de se débarrasser de ce parasite. Elle rouvrit les yeux et son buste bascula en arrière pour lui échapper mais le mouvement ne faisait que raffermir l'infâme pression contre son ventre. À deux doigts de vomir de dégoût, elle se tortilla à nouveau et des larmes de détresse embuèrent ses yeux. « Lâche-moi. » Geignit-elle d'une toute petite voix. Coincée contre lui, elle avait à peine plus de force qu'un chaton sans défense et il était un loup à deux doigts de ne faire qu'une bouchée. Et contre toute attente, il obéit. Elle ne sut jamais si c'était de sa volonté ou parce qu'elle le lui avait demandé et la réponse à cette question n'était pas ce qui lui importait. Aussitôt, elle contourna le fauteuil et se plaqua dos au mur, reniflant pitoyablement.
« Encore une fois, tu ne me laisses pas le choix. » Fit-elle sombrement. Son offre était un piège, c'était certain. « Pourquoi tu ne peux pas me laisser tranquille ? » Elle se lamenta, plongeant sa figure dans ses mains tremblantes. Elle leva un regard noir sur lui. « Tu n'es pas mon ami. » Articula-t-elle. « Un véritable ami ne me ferait pas vivre tout ça. Je ne sais pas d'où tu sors, mais tu as de sérieux problèmes. » Elle se tut avant de trop en dire. La peur marquait encore sa peau de façon trop récente. Et s'il recommençait ? S'il faisait plus parce qu'elle n'arrivait pas à fermer sa maudite bouche ? Les lèvres pincées, le dos raidi, elle avança et tendit la main. Avant de l'apposer sur la sienne, elle hésita. « Nous sommes alliés. Prouve-le moi et j'arrêterai de te parler de rupture de Pacte. » Leurs paumes se touchèrent.
:
