Toki expira, recrachant une épaisse volute de fumée. Les bras croisés, son dos appuyé contre le mur de leur maison, ses yeux étaient rivés sur le carré d'herbe deux mètres devant elle. Ellie tapota l'extrémité de sa cigarette afin de faire tomber la cendre. C'était sa dernière clope. Il faudrait qu'elle en rachète. Et vite. Ellie ne pourrait pas tenir autrement. L’Œil savait à quel point cette dernière devenait violente lorsqu’elle n’avait pas sa dose. La consommation de tabac de Toki avait drastiquement augmenté ces derniers jours. La multiplication s'élevait certainement à dix, voire à vingt. Heureusement, en Enfer, le tabac n'était pas la drogue la plus chère, au contraire. Même si cette nouvelle habitude était inquiétante, il s’agissait d’un extra qu’elle pouvait se permettre sans compromettre les ressources financières de son modèle. Ce fut d’ailleurs à ce moment-là que la porte d’entrée grinça, bruit caractéristique de son ouverture. La silhouette de Kitoe glissa dans le champ de vision du Reflet.
-T'es encore là, toi ? S’étonna la Démone.
-Ouais. Grogna l’autre.
Ellie tira sur sa cigarette avec plus de force que d’habitude. Ouais, elle était encore là. Putain de merde. Qu'est-ce que c'était que ce bordel ? Trois jours de suite qu'elle était présente en quasi-permanence. Trois jours qu'elle s'occupait du corps et de leur vie, sans interruption. Trois jours qu’elle se posait les mêmes questions. Toki ne comprenait pas. Ce n'était pas le travail d'Ellie normalement. L'hôte, c'était Kitoe et personne d'autre. Ellie n'était là que pour les missions sérieuses ou pour gérer les situations particulièrement stressantes. La chiantise de la vie de tous les jours ne l'intéressait pas et ne la concernait pas. Ça lui arrivait, bien entendu, mais c'était rare et cela ne durait généralement que quelques minutes. Cette soudaine perturbation n’avait aucun sens. Le Reflet n’avait subi aucun stress particulier, alors pourquoi Ellie était-elle là, au détriment des autres identités du système ? Dans quel but la vie était-elle devenue merdique ? Il n’y avait pas que Toki qui était mécontente de cette situation ; Kitoe aussi était impactée. Le Reflet ne lui était plus aussi utile, et pour cause : Ellie ne savait pas cuisiner, ni pétrir la pâte aussi bien que ses congénères. La production de la boulangerie allait commencer à en pâtir si ça continuait comme ça.
-Comment ça se fait ? Demanda l'originale.
-Si je le savais, tu crois que je resterais là à rien foutre ? Cingla la copie.
Elle en avait marre. Elle voulait se barrer. Que quelqu'un, n'importe qui, prenne le contrôle de ce foutu corps ! Vexée, Kitoe lui lança un regard noir, mais Toki n'y fit pas attention, attendant seulement que celle-ci se barre. Elle voulait que la Démone lui foute la paix. Sa présence n'avait que pour effet de l'agacer encore plus, comme à peu près tout le temps c'est derniers temps. Ça, par contre, ce n'était pas seulement parce qu'Ellie était coincée aux commandes depuis trois jours ; cela durait depuis plusieurs mois déjà. La cohabitation n'était plus viable. C'était simple : Toki était le larbin de son modèle. Cela avait été tolérable du moment que le Reflet n'était pas encore parvenu à effectuer une copie parfaite de la Démone. Mais cette étape passée, c'avait commencé à devenir de plus en plus pesant. La tête penchée en arrière, reposant contre la façade, la cigarette en suspend entre ses doigts, elle exhala.
-J'vais me barrer. Marmonna-t-elle en regardant le ciel, une fois qu’elle fut seule.
Elle se le disait à elle-même. Ce n'était pas la première fois qu'elle le pensait. Ce n'était pas la première fois qu'elle l'insinuait, le grommelait ou même le criait. Tout ça, Ellie l'avait fait des milliers de fois, pour ne pas dire des milliards.
-J'vais me barrer.
Ce n'était plus le ton songeur avec lequel elle l'avait dit la première fois. C'était plus ferme, le fruit d'une réflexion plus profonde qu'elle venait d'avoir. La jeune femme replaça la cigarette entre ses lèvres, tira une longue bouffée de tabac. Elle fit disparaitre le mégot d'une pichenette puis se redressa. La réponse était là, claire et nette, juste sous son nez, et il lui avait fallu tout ce temps pour s'en rendre compte. Comment n'avait-elle pas pu le remarquer plus tôt, alors qu'elle se le répétait sans arrêt ? Sa propre stupidité la dépassait parfois. La réponse à toutes ses emmerdes était si simple : se barrer. Évidemment qu'elle allait se barrer. Maintenant qu'elle vivait comme n'importe qui, maintenant qu'elle était la maîtresse de ce corps à la vie trop longue, qu'attendait-elle ? Elle n'était le sous-fifre de personne et surtout pas de Kitoe. Ellie savait qu'elle était l'identité la plus intelligente du système. Elle avait à présent toutes les clefs en main pour prouver sa supériorité.
Toki n'aimait pas ce qu'elle faisait. Une nouvelle clope coincée au coin du bec – elle était partie s'en racheter un stock avant d'entreprendre quoi que ce fût – elle enfournait la monnaie dans son sac par bourses de centaines de pièces. Elle se souciait assez peu du poids, consciente qu'elle allait dépenser toute cette merde rapidement. Ce n'était qu'une affaire de quelques jours, et de toute manière, elle n’avait pas le choix : pour commencer sa vie ailleurs, mieux valait commencer riche. Tant que cela lui permettait de se tirer d'ici, elle était prête à beaucoup de choses. Mais cela n’enlevait rien au fait qu’Ellie n'aimait pas ce qu'elle faisait. Ça lui rappelait Lia. Sa Lia. Celle qui avait manqué de partir en exploration sur Taelora pour se faire bouffer par des reptiles géants. Ridicule. Franchement, où est-ce qu'elle avait eu ce bouquin ? Toki n'en avait aucun souvenir. Quoi qu'il en fût, Ellie avait "confisqué" le fameux ouvrage pour une durée indéterminée. La réalité était bien pire : elle l'avait jeté dans le four et n'avait rien dit à personne. Cela avait été un risque à prendre, un risque qui planerait à jamais sur leur existence : si Lia finissait par découvrir la vérité, d'une façon ou d'une autre, elle ferait une crise d'une ampleur dont nul n'osait ne serait-ce qu'imaginer l'existence, et qui serait le début d'une boucle infernale qui les mènerait très certainement à une apocalypse.
Ce que le Reflet s'apprêtait à faire était différent de l’aventure de la petite. Elle était sur le point d'engendrer, peut-être, une autre apocalypse, mais dont la gravité et l'ampleur serait moindre que celle dont était capable Lia. Ellie était une personne responsable. Elle avait un projet, une vie à mener, un corps et un système à sortir de l'esclavagisme dans lequel la Démone, leur propre modèle, les avait plongés. Ce n'était pas un caprice stupide ; c’était une question d’honneur, de dignité et de bien-être.
Toki se figea. Un bruit avait retenti. L'avantage et le désavantage de la cave était que le moindre bruit résonnait contre les parois. Ellie avait parfois l'impression de virer paranoïaque ici. Elle espérait qu'il ne s'agissait pas de Kitoe, bien que sa présence fût de l'ordre d'une profonde malchance. La Copie avait choisi d'agir au milieu de la nuit. Une fois endormie, la Démone avait un sommeil relativement lourd, ce qui rendait ce genre de larcin aisé. Le sous-sol de la propriété était pour ainsi dire la chambre forte, la caverne d'Hal Le Baba de la boutique, là où étaient stockés les biens les plus précieux. C'était donc ici que les deux bouchères cachaient leur trésorerie, dans une malle blindée. Le Reflet venait de la vider aux deux tiers. Plus elle y réfléchissait, plus elle se demandait si elle allait réussir à porter son butin. Les lanières de son sac, lorsqu'elle commençait à le soulever, se distendaient, mettant les coutures à rude épreuve, et le cuir grinçait. C’était, par ailleurs, sans compter le pot de fleur qu’elle allait se coltiner : celui-ci accueillait un arbuste producteur d’or, dérobé à sa propriétaire. Toki tourna la tête en direction de l'escalier qui menait au rez-de-chaussée. Comme aucune lumière ne l'éclairait, elle en conclut que la porte était restée fermée. Elle soupira en reposant son attention sur son bagage. Cela suffirait. Il resterait suffisamment de ressources à Kitoe pour survivre, alors le cambriolage lui semblait tout à fait décent, pour l'une comme pour l'autre. Ellie se trouvait même généreuse. En bonne Vile, elle aurait pu s’arranger pour la détrousser entièrement.
Après avoir caché l'or sous une pile de quelques vêtements, le Reflet referma son sac. Elle grogna alors qu'elle se levait, arquait ses jambes et pliait ses genoux pour soulever celui-ci. Elle monta lentement, concentrée pour ne pas basculer en arrière sous le poids qu'elle endossait. Ses pas la menèrent directement à l'extérieur. L'air frais de la nuit caressa son cou, allégeant le supplice de la suée qu'elle était en train de se prendre. Pour autant, elle ne devait pas céder à la tentation de balancer son bagage par terre, autrement elle savait qu'elle ne pourrait pas le reprendre. Elle souffla bruyamment. Comme il faisait nuit, on n’y voyait rien. D’un autre côté, moins de pelos viendraient la faire chier à cette heure-ci. Le trajet jusqu'aux Portes de l'Enfer serait lent, mais sans encombre. Toutefois, le pire dans cette histoire, c'était que le voyage ne faisait que commencer.
Sans un regard en arrière, Toki s'éloigna du lieu qui l'avait accueillie. Ce lieu où elle avait retrouvé Kitoe après l'avoir tant cherchée, après avoir tant convoité leurs retrouvailles. Ce lieu où elle avait redécouvert son modèle, au cœur d'une misère innommable. Ce lieu qu'elle l'avait aidée à bâtir de ses mains, où elle avait appris, où elle avait évolué, où elle s'était sentie, enfin, être véritablement quelqu'un. Ce lieu où elle avait passé ses dernières années, les plus enrichissantes de toute son existence. A ce lieu-là, elle adressa pour salutation un majeur levé et une insulte marmonnée. Que ce lieu allât se faire foutre.
Ellie jeta à peine un regard au gros beauf qui l'avait interpellée. C’était un homme, pas beaucoup plus grand qu’elle et très large d’épaules, et doté d’une bedaine naissante. Sa barbe de trois jours était irrégulière. Le séjour commençait bien ; les locaux dans toute leur splendeur souhaitaient l’accueillir comme il se devait dans leur magnifique citée. La Démone réprima un soupir agacé et se concentra plutôt sur l’aubergiste devant lui. Elle déposa les pièces sur le comptoir. Elle sentait le regard insistant de l’autre porc brûler sa joue et du coin de l’œil, elle pouvait deviner qu’il faisait parfois des aller-retours vers le lourd sac ses pieds. Elle n’aimait pas cela du tout. Aussi grotesque fut-il, il devait se douter qu’au vu du poids et du bruit métallique qui avait retenti quand elle l’avait posé par terre trahissait le pactole qu’il contenait. Monsieur était donc un charognard.
-Une chambre simple pour un deux nuits. Un repas ce soir.
-Ouais m'dame. La monnaie disparut sous la main calleuse de l’aubergiste et il la troqua contre une clef. Premier étage, troisième porte à gauche.
-Merci. Elle aurait aimé qu’il n’annonçât pas sa chambre si fort.
Toki plia les jambes pour porter son sac sans se péter les vertèbres et se dirigea immédiatement vers les escaliers.
-Eh, ça a l'air bien lourd vot' valise mademoiselle.
Elle croisa encore le regard de l'abruti. Elle lui en adressa un noir. Putain, en plus de vouloir y foutre son nez, il voulait pas la fermer ? La discrétion n’était pas le fort de la maison, de toute évidence. Ça risquait d’être un problème.
-Non, ça va. Répondit-elle.
-Vous êtes sûre ?
-Oui.
Le Reflet se détourna du nigaud. Le pas lourd dans les escaliers montrait que c’était au contraire de plus en plus dur à supporter. Elle serra les dents, retenant la cadence de son souffle, afin de faire mine de rien. Ses muscles ne s’étaient pas encore fait à la charge et depuis le temps qu'elle se le coltinait elle devait redoubler d’effort pour garder contenance. Toki avait peut-être sous-estimé le fardeau que représenterait tout cet argent. L'oreille à l'affût, elle s'attendait à tout moment à lancer une réplique cinglante à la prochaine remarque de l’indiscret. Elle savait qu'il ne la quittait pas des yeux depuis son perchoir, au niveau du rez-de-chaussée. La jeune femme grimpa vite la dernière marche et avala à pas rapides les quelques mètres qui la séparaient de sa chambre. Elle se dépêcha de déposer sa valise à l'intérieur et ferma la porte à double tour. Epuisée, la jeune femme s'effondra sur son lit.
La chambre était basique : un lit simple, un petit secrétaire étroit accompagné d'une chaise prêt de la fenêtre, et en face du lit, une baignoire qui n'attendait qu'à être remplie. Ellie s’y dirigea, mais elle ne trouva aucun sceau d'eau à proximité, ni rien pour la chauffer. Elle quitta sa position en claquant sa langue contre son palais. Certes, elle n’avait pas payé cher, mais il n’y avait rien de plus énervant qu’un travail à moitié fait. Ces Réprouvés avaient beau ce dire civilisés, ils avaient encore du boulot à faire. Elle poussa son bagage sous le sommier puis redescendit à l'accueil en veillant à verrouiller derrière elle.
-Je pourrais avoir de l'eau chaude pour le bain s'il-vous-plait ?
-On vous monte ça dans quelques minutes.
-Merci.
La Démone croisa à nouveau le regard du type louche. Celui-ci n’avait pas bougé, vissé à son tabouret au comptoir. Il ne buvait même pas. Il était juste là, les bras croisés, à se mêler des affaires qui ne le regardaient pas comme un vieux cloporte cherchant à quitter son écorce moisie pour un meilleur substrat. Une sensation désagréable parcourut son dos tandis qu'elle retournait à sa chambre. Elle n'en fit rien. Pour une femme de son acabit, il n'était pas question de se laisser impressionner. Stenfek n'était pas réputée pour être aussi détestable que l'Enfer. En tout cas, c’était ce qu’on disait. Fort heureusement, Ellie n'eut pas besoin d'attendre trop longtemps le remplissage de sa baignoire, qu'on lui offrit en quelques seaux d'eau. Une fois seule, le Reflet se débarrassa d'une première couche de vêtements. La porte attira son attention. Plus précisément sa serrure, malgré la clef restée vissée à l’intérieur. Ellie accrocha sa veste à la poignée. Elle termina de se déshabiller et rentra rapidement dans l'eau. Un bain et un bon repas lui feraient du bien. Elle avait besoin de forces pour le lendemain.
Toki ouvrit les yeux. Un cliquetis métallique venait de retentir à proximité. Elle scruta l'obscurité. Le bruit se reproduisit. Cette fois-ci, elle quitta sa couverture et se redressa. Putain d’auberge. Elle qui avait choisi de se coucher tôt et qui n’avait pas trouvé le sommeil avant plusieurs heures, elle qui s’était tournée et retournée un nombre incalculable de fois dans son lit avant d’enfin tomber d’épuisement, elle était punie de son précieux repos. La nervosité encombrante d’Ellie rendait son sommeil léger.
La lumière d'une bougie filtrait sous la porte, trahissant les ombres d'une paire de pieds. Elle attendit. Elle était sûre qu'il s'agissait du pervers de tout à l’heure. Il frappa à la porte. Ellie s'efforça de ne pas broncher, mais l'insistance eut finalement raison d'elle. Elle ne chercha même pas à allumer une lumière pour se déplacer. Elle avait l'intention d'en terminer au plus vite avec ces conneries.
-Quoi ?
Elle était plaquée contre le battant, la joue et l’épaule collé au bois dénudé.
-Excusez-moi mademoiselle, sa voix confirmait qu’il s’agissait bien de l’autre con, mais je vous ai vue tout à l'heure et vous n'aviez pas l'air très bien.
-Ca va très bien. Barrez-vous, vous m'avez réveillée.
-Vous êtes sûre que... ?
Toki déverrouilla la porte et l'ouvrit d'un coup. Elle leva les yeux. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il fut si grand. Sous cette luminosité en contre-plongée, l’homme la répugnait davantage.
-Je vous ai dit de me foutre la paix.
Le visage du bonhomme exprima le choc, puis progressivement la tristesse.
-Mais je voulais juste...
-J'en ai rien à foutre. Vous me faites chiez depuis que j'ai mis les pieds ici. Barrez-vous.
Le visage triste redevint choqué, puis il se crispa dans une grimace furieuse.
-Vous êtes... !
Toki referma violemment la porte, mais celle-ci ne claqua pas. Elle força sur la porte en grognant.
-Retirez votre pied.
Silence glacé.
-Je ne me répèterai pas. Menaça la jeune femme.
Elle allait le buter. Le type avait beau être plus grand et plus large qu'elle, il ne lui faisait pas peur. C'était de toute évidence un ivrogne un peu con. Elle n'avait pas pris l'auberge la plus chère du quartier, mais ça ne justifiait pas de laisser des déchets pareils rôder dans les locaux. Tout à coup, une forte pression la força à reculer pour ne pas se prendre le battant dans la gueule.
-C'est pas toi qui va me dire quoi faire. Gronda le type.
Ce n'était pas tellement le moment de se battre. Ellie baissa légèrement son port de tête. Elle serra les poings et fléchit les jambes. Ce n’était pas le moment de se battre, mais elle était prête à tout pour retourner se coucher en paix.
-Dégagez de là.
L'homme leva sa main caleuse. Ellie l'esquiva. En revanche, elle ne parvînt pas à éviter la seconde, qui l'attrapa par les cheveux. Elle poussa une plainte rauque.
-Lâchez-moi !
A la place, elle fut entrainée contre un mur, qui heurta sa pommette. Elle sentit le corps de l'homme se coller contre le sien. Ça lui donna la nausée. Elle ferma les yeux. Il soufflait dans son cou, son haleine fétide de pilier de comptoir. Il puait la misère sexuelle.
-Alors, on fait moins la maline, hein ?
Ellie glissa une main derrière son dos et saisit son agresseur par les couilles. Elle serra de toutes ses forces. Il poussa un cri et elle profita de ce moment de faiblesse pour se retourner tout en appliquant une torsion sur sa prise. Il termina de s'effondrer en criant. Toki leva le pied. Elle s'apprêtait à l'abattre sur sa nuque exposée, mais des cris et des bruits de pas, puis le grincement de sa porte arrêtèrent son geste.
-Qu'est-ce qu'il se passe ici ? Y'a des clients qui se plaignent du bruit !
Ellie regarda consécutivement son agresseur, puis le propriétaire de l'auberge qui venait de faire irruption dans sa chambre.
-Ce fils de pute voulait me violer. Renchérit le Reflet.
-C'est pas vrai ! Beugla le gros porc.
-Putain Olaf, c'est pas possible.
-C'est pas moi, j'te dit !
L’aubergiste quitta sa position défensive pour deux poings sur les hanches, comme une bonne cantinière. Pourquoi semblait-il rassuré ?
-Veuillez m'excuser mademoiselle, c'est mon grand frère. Il est pas méchant, c'est juste que l'armée l'a pas réussi, vous comprenez.
-Vous vous foutez de ma gueule, j'espère ? Rugit Toki. Pas méchant ? C'est quoi cette auberge de merde ?
Elle hallucinait. On lui avait vendu Stenfek comme une ville sécurisée, et elle s'y faisait davantage agresser qu'en Enfer. Un comble.
-Elle a de l'argent, Benn !
Ellie lui lança un regard furieux et croisa les bras.
-Mais j'en ai rien à foutre, Olaf, c'est son fric ! Allez, excuse-toi à la dame. Puis à sa cliente. Je suis désolé pour le dérangement. En tout cas, vous avez bien fait de vous défendre.
-Pardon ?!
-Non, excusez-moi, ce n'est pas ce que je voulais dire ! S'affola le tenancier. Il s'enfonçait. Euh... Si vous le souhaitez, je vous rembourserai la nuit demain et...
-J’en ai rien à foutre de vos excuses et de vos remboursements. Le coupa-t-elle. Sortez-moi ce gros con d’ici et bottez-lui le cul hors de ce bâtiment. Foutez le camp, fermez-la et laissez moi putain de dormir !
Demain, elle se barrerait le plus tôt possible d'ici. Putains de sauvages.
Toki ne leva pas les yeux au ciel. Elle marchait derrière l’agent immobilier, qui ne semblait pas aussi pressé qu’elle à visiter la propriété. Dix minutes qu’ils marchaient et Ellie avait le vif sentiment de tourner en rond dans les rues de Stenfek, comme si ce gars avait le besoin irrépressible de lui faire la conversation.
-Plus ou moins.
Elle avait atterri dans cette ville parce que l’une des portes de l’Enfer se trouvait non loin. En soit, elle ne mentait pas tout à fait.
-Je viens d’un hameau, vous ne devez pas connaître.
Ca aussi, ça n’était pas tout à fait un mensonge.
-Oh, dites toujours. Moi-même je viens de Ohda, au sud de la ville.
-Hm hm. Elle ne voyait pas. Elle s’en fichait.
-Alors ?
-Ta’Merh.
-Pardon ?
-C’est le nom du village.
-Ah ! Eh effet, je ne connais pas. Fit-il songeur en passant une main sur son menton.
-C’est au nord, c’est pour ça.
-Ce doit être pour ça.
Il pivota et reprit sa trajectoire. Le Réprouvé était drôlement bien luné. Toki détestait ça, même si l’inverse aurait été pire d’autres façons. Ses manières simples et candides le rendaient plus stupide qu’il ne devait déjà l’être en temps normal.
-Voici la bête ! S’exclama enfin l’agent après une longue marche.
Ellie leva le nez pour considérer le bâtiment dans toute sa hauteur. C’était une haute maison mitoyenne. Les fenêtres avaient été condamnées par des planches en bois. Le Réprouvé mit ses poings sur ses hanches. Il avait l’air fier de lui.
-Cela fait un certain temps que le bâtiment est en vente, mais il est encore en très bon état. Comme vous pouvez le voir, on est sur une belle architecture d’origine. Avec un petit entretien après l’achat, vous aurez une devanture toute neuve. Allez. On regarde l’intérieur ?
Ellie réagit à peine, alors le conseiller décida de prendre ça pour un oui. Une dégaina un trousseau de clefs de sa poche et chercha celle qui ouvrait la porte. Le bois du battant était vieux et griffé. Il avait de toute évidence vécu quelques nuits difficiles.
-L’intérieur est un peu sombre mais on y voit quand même, pas d’inquiétude.
Aussitôt à l’intérieur, Toki fut prise à la gorge par la forte odeur de renfermé. Il faisait drôlement froid et un feu de cheminée aurait volontiers chassé l’humidité ambiante. L’une des mains du Réprouvé émettait une douce lumière bleutée qui leur permettait de discerner les lieux malgré l’obscurité.
-Evidemment, ça demandera aussi un coup de ménage ici. Nous voici dans le hall. Le mobilier est parti avec l’ancien propriétaire. Venez, je vais vous montrer les autres pièces.
L’homme la guida vers le fond. Le Reflet avait l’impression d’entrer dans une souricière. Elle baissait légèrement la tête dès qu’elle jetait un œil au plafond, comme si celui-ci allait lui tomber dessus.
-Ici, le bureau. Par cette porte, vous arrivez derrière le comptoir qu’on a vu en rentrant. On continue ? Ici, c’est la cuisine.
Toki s’engouffra dans la pièce lugubre. Elle plissa les yeux.
-Ça c’est la cuisine ?
-Tout à fait.
-C’est petit. Commenta-t-elle.
L’agent de rétorqua par immédiatement à cette remarque désobligeante.
-Ce bâtiment est une ancienne auberge. Les chambres sont sur les deux étages supérieurs. Vous voulez voir ? Les escaliers sont solides, si c’est ce qui vous inquiète.
Elle n’était pas inquiète ; elle était agacée.
-Vous savez ce que je suis venue chercher, n’est-ce pas ?
Il ne sembla pas comprendre sa question.
-Oui, vous souhaitez ouvrir un restaurant. Vous me l’avez dit tout à l’heure. Mais si ce sont les chambres qui vous dérangent, rien ne vous empêche de casser des murs et d’en faire votre domicile. Ca vous ferait une belle surface, et…
-Je m’en fous des étages. Renchérit Toki en claquant sa langue contre son palais. La cuisine est minuscule. Et la salle à manger ? Je vais pas la foutre dans le hall.
-Un fois propriétaire, vous pourrez réaménager l’espace comme bon vous semble. Je peux vous dire quels murs sont porteurs.
-Hm.
Ce serait toujours très étroit. Toki n’aimait pas ce bâtiment en fait.
-Et l’approvisionnement, il se fait par où ?
Le Réprouvé s’exclama qu’il allait lui montrer. Son enthousiasme était imperturbable. Au fond de ce qu’il appelait la cuisine, il dévoila un étroite porte qu’il ouvrit à l’aide d’un grand coup de pied. Le chambranle trembla et couina. La ruelle à laquelle l’ouverture menait était tout aussi serrée que l’encadrement. On revenait à la grande rue par la gauche et en continuant par la droite, on arrivait sur une impasse bonne à entasser les ordures.
-Hm. Il n’y avait pas grand-chose pour ne serait-ce que cacher un cadavre. C’est pas compliqué d’emmener les cargaisons jusqu’ici ?
-Une chose est sûre, c’est que ça s’est fait par le passé.
Toki retînt un soupir. Ce type n’y connaissait rien.
-Je ne vous sens pas convaincue par cet établissement. Concéda-t-il enfin.
-...
Rien ne la satisfaisait dans cette baraque. Elle ne pourrait ni travailler proprement, ni efficacement. Il n’y avait même pas de cave ; la réserve était aussi au rez-de-chaussée. L’isolation laisserait à désirer. Ça n'allait pas.
-Vous n’avez pas d’autres bâtiments à me proposer ?
Le Réprouvé regarda le plafond en réfléchissant.
-Il y en a un ou deux autres dans votre budget, mais je ne sais pas s’ils vous plairont.
La voiture la ballottait à chaque creux et bosse que rencontraient les roues. Cela durait depuis plusieurs heures et la Démone commençait sérieusement à fatiguer. Le fait était qu’un voyage en volant l’aurait épuisée encore plus. Le Reflet n’était pas encore suffisamment performant pour s’élancer dans ce genre de trajet sur une distance aussi longue, de plusieurs centaines de kilomètres, et avec un bagage de ce poids. Alors, certains jours comme celui-ci se résumaient à se faire secouer comme un prunier dans une misérable carriole d’un marchand de paille. Toki gardait une main posée sur l’anse de son sac, couché dans le fourrage, comme effrayée que celui-ci put se volatiliser dès lors qu’elle rompit le contact.
-On arrive bientôt, M’dame.
Ellie ne prit pas la peine de répondre. Les gens qui lui garantissaient des informations positives, elle en avait sa claque, car ils mentaient la plupart du temps. Même en ce monde, les gens étaient des ordures. Ils ne valaient pas mieux que les habitants de l’Enfer. Pour autant, Toki avait choisi de faire confiance à ce propriétaire terrien de Stenfek. Ce dernier lui avait dit qu’il connaissait un vendeur aux côtes de Maübee qui cherchait plus ou moins désespérément un candidat pour reprendre sa vieille bicoque au bord de mer. Un ami à moi, avait-il même précisé. Il avait contacté ce dernier pour qu’il rencontrât Ellie le plus vite possible. Le Reflet avait fini par accepter son plan douteux : cet homme s’était plié en quatre pour elle, comme l’aurait fait un Ange dont il était parent pour moitié. Le problème résidait dans le fait qu’il était aussi à moitié Démon. Avant de partir, elle avait donc éclairci son esprit : s’il la trompait en l’emmenant au milieu de nulle part, elle lui avait juré de revenir pour lui casser la gueule en bonne et due forme. Ça l'avait fait rire ; elle avait détesté son aplomb.
Contre toute attente, le cocher se trouva ne pas être un menteur et le stenfekien, ne pas être une raclure. Une dizaine de minutes plus tard, après avoir traversé un hameau à peine peuplé, les chevaux s’arrêtaient devant un bâtiment vieilli et vide, mais qui se dressait fièrement face au front de mer, une trentaine de mètres plus loin. Près du perron, un homme à la barbe fournie avait dégoté une chaise sur laquelle il s’était installé, les yeux fermés, pour profiter des rayons du soleil. Il faisait beau mais pas trop chaud. C’était en soi une journée agréable.
-Je l’achète. Déclara Toki à l’issue de la visite.
-Que comptez-vous faire de cet endroit ?
Ellie dirigea son regard vers le bord de mer, puis la ligne d’horizon. Elle avait beaucoup réfléchi, mais au final, la réponse était évidente.
-Un restaurant.
L’homme siffla, de cet air surpris et quelque part, impressionné, qui partait dans les aigus avant de redescendre brièvement.
-Ici ? Le Reflet ne répondit pas. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Vous avez certes la vue sur la mer, mais comme je vous le disais, ça n’a pas suffi à faire perdurer le salon de thé de ma grand-mère. Ce n'était pas sur l’axe principal des voyageurs. A votre place, j’y aurais fait une ferme.
En Enfer, la boulangerie de Kitoe était aussi paumée et pourtant, ça marchait. Sa grand-mère à lui avait été nulle en affaires, voilà tout. Ça n'était pas son cas. Ça ne le serait pas. Dans quelques mois, les voyageurs feraient un détour exprès pour manger dans son putain de restaurant.
-Ce ne sera plus votre problème. Rétorqua-t-elle.
-Certes.
Il rit. C’était un Réprouvé, mais il vivait chez les Déchus depuis longtemps car il y avait des parents, lui avait-il dit. Ellie avait accepté de se plier à l’art de la conversation parce qu’il avait réussi à adoucir son humeur par sa douceur, et l’intérêt du lieu qu’il lui avait présenté. Le bâtiment n’avait pas servi depuis plusieurs années. Il s’étalait sur la longueur, face à la côte, se séparant essentiellement en trois compartiments : une cuisine carrée, une vaste salle à manger, et des appartements modestes à l’étage. C’était calme, simple, et il y avait de la place. Cerise sur le gâteau : ça n’était pas si cher pour ce que c’était.
-Pourquoi ne pas monter votre affaire en ville ? Vous veniez de Stenfek, n’est-ce pas ? Et Avalon ?
-Je n’ai rien trouvé à Stenfek. Et j’ai déjà vécu à Avalon, et… ça ne me plait pas.
Ça lui plaisait. Pour autant, il ne s’agissait pas d’un lieu propice au meurtre. Elle – Kitoe – avait déjà trop fait là-bas. Une bourgade perdue comme celle-ci, en revanche, était une planque parfaite.
-J’avais envie de calme.
Le Reflet ouvrit son sac de voyage et récupéra la somme qu’elle devait rendre. Elle tendit la lourde bourse d’une main, tandis que l’autre réclamait la clef du lieu.
-Vous n’aurez qu’à revenir dans un an.
Un rictus de défi éclaira sa mine trop sombre. Dans un an, son affaire serait ficelée et elle lui en mettrait plein la vue. Amusé, le propriétaire récupéra l’argent, et lui remit la clef en retour.
Toki leva une main et héla les deux cavaliers. Recevant enfin un signe en retour, elle croisa les bras et entama un examen qui se détaillait à mesure qu’ils avançaient. Deux hommes entre trente et quarante ans. L’un brun, l’autre châtain avec une moustache, ils portaient tous les deux un chapeau. Elle se poussa sur le côté quand ils arrivèrent à son niveau. Le soleil avait beau l’éblouir, elle ne mettait pas ses mains en visière ni ne plissait les yeux.
-On peut vous aider ? Fit le châtain.
-Vous avez faim ?
Les deux hommes échangèrent un regard, puis reposèrent leur attention sur la jeune femme. Une lueur espiègle s’était établie dans leurs mires. Le moustachu avait des fossettes. L’autre avait cette mine plus sombre d’un homme taciturne. Toki se le figura comme l’ombre du premier.
-On pourrait.
Un éclat d’amusement s’immisça dans le duo. Le brun mit une claque dans la nuque de l’autre. Les chevaux tapèrent du pied en guise d’impatience. Ellie souffla par les nasaux.
-Bande de porcs. L’insulte tomba comme une enclume qui écrasa tout soubresaut d’un rire. J’ouvre un restaurant. Ça vous dit ?
-Vraiment ?
-Pourquoi ça t’étonne ?
Moustache se redressa sur sa selle, considéra l’insolente de toute sa hauteur. Toki ne décrocha pas à son regard. Elle n’avait pas bronché.
-C’est comme ça que tu t’adresses à tes clients ?
-Vous êtes les premiers.
Ils daignèrent enfin descendre de leur monture. Toki avait cru perdre ses yeux dans le processus, car le soleil tapait plus qu’elle ne l’avait suspecté. Maintenant, elle pouvait battre un peu des paupières, chasser le larmoiement dans ses yeux et se confronter aux provocations des deux hommes.
-Ceci explique cela. Il s’avança, jusqu’à la coller presque. Va falloir revoir ta façon d’approcher la clientèle si tu veux t’en sortir dans ce trou paumé, ma poulette.
Elle mit un terme à l’infime distance qui les séparait. Ellie n’aimait pas qu’on lui indiquât la bonne manière de se comporter pour deux raisons : les inconnus n’avaient pas d’ordre à lui donner et elle savait tout à fait ce qu’elle faisait. Si elle avait voulu être agréable et serviable avec eux, elle l’aurait fait. Elle avait fait tourner la boulangerie et la boucherie comme Kitoe, après tout. Seulement, à contrario d’elle, elle en avait détesté chaque seconde. Tout comme elle détestait chaque seconde qui la rapprochait des fourneaux.
-Je sais très bien ce que je fais et je suis pas ta poulette. Elle effectua un pas en arrière, sans quitter leur attention. Alors, vous voulez manger ? Je vous fais un prix.
-Allons donc. Il souffla et échangea un nouveau regard avec son acolyte brun. Si vous savez très bien ce que vous faites, faites-nous changer d’avis sur votre compte.
Le Reflet pivota sur ses talons, satisfaite. La peinture de la façade était toujours celle d’origine : terne et écaillée. Il n’en restait plus grand-chose et le bois grisé en-dessous était devenu rugueux à force des intempéries.
-Elle fait peine à voir votre boutique.
-Je commence, j’ai dit. Il me faut de l’argent pour m’en occuper.
Il ricana, mais ne ralentit pas le pas. La provocation et la curiosité marchaient très bien sur lui.
-Dans ce cas, on vous aidera seulement si c’est bon.
Le pinceau lui glissa des mains et s’écrasa sur le sol terreux trois mètres plus bas. Toki ne broncha pas. Ses yeux étaient rivés sur la façade à une vingtaine de centimètres de son visage. La main suspendue en l’air, dans un geste qui aurait dû recouvrir le mur de peinture blanche. La lueur de vie s’éteignit et elle retînt son souffle. Une bourrasque de vent l’aida à revenir à la surface. Le Reflet s’accrocha à l’échelle sur laquelle elle était si longtemps restée immobile – combien de temps ? – et baissa la tête. Son cœur battait vite, l’équilibre était précaire.
-Merde !
Dans sa chute, le pinceau avait parsemé le sol de taches immaculées.
-Merde, merde, merde !!! Cria Ellie.
Mais ce n’était pas ce petit accident qui la mettait dans cet état.
-Putain !
Elle passa une main peinturlurée sur son front. Elle avait envie de se le fracasser contre le mur, recouvert de couleur fraîche. Pourquoi rien ne changeait ? Pourquoi c’était toujours elle ? Elle grimpa les derniers barreaux de l’échelle pour se hisser sur le toit. Elle s’étala tout entière sur les tuiles, roula sur le dos, les bras écartés.
Ellie avait pris les choses en main : elle s’était barrée de l’environnement qui la rendait malheureuse et avait entrepris ce voyage jusqu’à trouver le lieu qui lui plairait à elle et aux autres – surtout aux autres. Elle avait travaillé, cuisiné, bricolé. Maintenant, elle avait attiré une petite clientèle et à faisait à bouffer. Elle avait commencé à décorer leur petit appartement comme la personnalité de Kitoe l’adorerait. Alors pourquoi elle, Ellie, restait-elle aux commandes quasi-complètes de ce corps qui ne lui appartenait pas ? Elle n’était pas faite pour cela, pour endosser les tâches du quotidien. Pourtant, c’était elle qui se coltinait les corvées et le ménage du matin au soir. Ellie existait pour les missions ponctuelles, les tâches ingrates du crime et de la contrebande. Toutes ces tâches domestiques la fatiguaient et lui donnaient envie de se planter une dague au creux de la tempe. Qu’est-ce qui clochait ? Toki avait-elle commis une erreur en voulant s’éloigner et en quittant l’Enfer ? Copiait-elle mal son double ? En dissociant quelques minutes plus tôt, elle avait cru que tout cela allait enfin cesser, que le véritable hôte de cette vie allait reprendre le contrôle et terminer les rénovations de ce foutu bâtiment. A la place, elle avait simplement eu une absence. Ridicule.
Le Reflet prit appui sur ses mains, tendues vers l’arrière. Elle contempla le paysage. D’ici, la vue était belle, la ligne d’horizon imprenable. Tout ça, elle le faisait pour Kitoe et Kitoe n’était même pas foutue de lui montrer sa gratitude en se pointant. Ellie se demanda si elle devait poursuivre ses efforts au risque de ne jamais cesser d’être l’hôte, et se condamner à cette vie dont elle ne voulait pas. Le Reflet s’était peut-être jetée tête la première dans son Enfer personnel.
La petite clochette de la porte d’entrée sonna l’arrivée de nouveaux clients. Toki sentit son rythme cardiaque s’affoler un peu tandis qu’elle se redressait.
-Bienvenue.
Les nouveaux arrivants étaient jeunes en apparence, mais cela se voyait à leurs manières : il s’agissait d’un vieux couple. Toki l’avait déjà croisé dans le village alors qu’elle faisait elle-même quelques courses. Elle épousseta son tablier et invita le duo à prendre place à une table. La plupart d’entre elles étaient vides et étaient vouées à le rester pour le reste de la soirée. Mis à part eux, il n’y avait qu’une autre personne : une dame qui avait apporté avec elle un livre. Elle lui avait dit qu’à l’époque, elle avait eu l’habitude de se rendre au petit salon de thé qu’avait été cette boutique auparavant.
-Qu’est-ce que je vous sers ?
Malgré sa question ouverte, ses clients n’avaient pas l’embarras du choix quant aux plats. En fait, l’ardoise n’en comptait que deux, ce qui était amplement bien pour un début en solitaire : une assiette à base de bœuf et l’autre de porc. Le Reflet avait songé à ajouter le poisson à sa carte, mais ne maîtrisait pas suffisamment cette viande pour avoir eu l’audace de s’y lancer de but en blanc. Le couple prit une assiette de chaque. Ellie retourna en cuisine.
L’aménagement de l’établissement n’était pas complet, néanmoins il semblait totalement finalisé vu de l’extérieur. Il avait fallu à Toki plusieurs mois de travail pour mettre le restaurant en état. La salle à manger était la plus aboutie. Les tables rondes étaient disposées en quinconce dans la grande pièce ovale à l’extrémité de laquelle une baie vitrée donnait sur la mer. Le plafond, assez bas, donnait une atmosphère intimiste. Les cuisines avaient été rendues fonctionnelles, mais restaient hostiles, faisant pour l’instant l’impasse sur l’esthétique. De manière générale, Ellie avait laissé la décoration de côté, sachant pertinemment qu’elle n’était pas l’identité ayant le sens du goût le plus développé. Elle s’était contentée du minimum syndical dans la salle à manger pour ne pas inquiéter la clientèle. Ses principaux efforts en la matière s’étaient autrement concentrés sur leurs appartements, s’équipant de peluches, d’étoffes et de tapis roses, bleus ou violets. Ça lui avait coûté un bras.
Toki s’empara d’une planche en bois et s’enquit de couper les légumes avec énergie. La précision n’était pas là son fort, le dressage serait approximatif mais après tout, ce n’était pas le plus important. Le rôti de porc était déjà chaud dans le four qu’elle avait confectionné à l’image de celui qu’elle avait connu en Enfer. Elle et son modèle étaient parties de rien dans cette foutue baraque désaffectée et pourtant, elles y avaient pondu une boulangerie et une boucherie. Ce deuxième four n’était pas aussi réussi que leur premier. Il n’était pas aussi rond. Toutefois, le Reflet avait retenu les erreurs qu’elle et Kitoe avaient fait par le passé. Toki s’en était sortie avec un gain de temps conséquent.
Ellie fit revenir les légumes dans une sauteuse tandis que dans une autre poêle rissolaient des pommes de terre. Vite, la cuisinière sala et poivra, disposa les aliments dans les assiettes, le porc, puis termina par la cuisson de la pièce de bœuf, saignante. Elle retourna en salle, les deux assiettes en main, qu’elle servit au couple. Ils se penchèrent pour mieux voir, l’eau à la bouche malgré la présentation quasi-inexistante, tandis qu’Ellie s’écartait déjà.
-Excusez-moi, mademoiselle ?
C’était la dame solitaire. Celle qui était là depuis l’ouverture mais n’avait pas terminé son plat. Y’avait-il un problème ? Avait-elle besoin d’eau ? Toki se pinça les lèvres alors qu’elle s’approchait en cachant ses mains nerveuses derrière son dos.
-C’est la première fois que vous servez des clients ?
-Presque, oui.
Elle se vit gratifiée d’un sourire qui la mit mal à l’aise.
-Mes félicitations. C’est très bon.
Toki resta stoïque, puis tout à coup son visage s’illumina. Elle bredouilla.
-Merci.
Il continua de s’illuminer. Ellie s’emballa. Comme s’extirpant d’une rêverie dans laquelle elle ne se souvenait pas s’être plongée, elle battit des paupières. Elle se redressa bien droite, se mordit l’intérieur des joues.
-Merci. Répéta-t-elle un peu plus aigu.
-Ce n’est pas pour vous faire plaisir que je vous le dis. Je le dis parce que c’est vrai.
Cela la fit rigoler. Elle porta une main à sa bouche. Ses yeux brillaient. Elle se rendit compte qu’elle tremblait.
-Excusez-moi.
La cuisinière fila à ses fourneaux. En entrant à la volée, elle s’accrocha au premier plan de travail qu’elle trouva. La soudaine vague d’émotion submergea la digue de ses paupières. Les sanglots étaient si puissants qu’ils la plièrent en deux. Le Reflet se laissa tomber à genoux et colla son front contre le rebord du meuble, qu’elle tenait toujours aussi fermement. Ce n’était pas normal. Ellie ne pleurait jamais. Elle ne savait pas pleurer.
-T’en as mis du temps, putain.
Elle essaya ses joues, renifla et se mit à rire. Kitoe était de retour.
