C'était la nuit. Les rues étaient quasiment vides et il faisait froid. Tout ce qui trainait, c'était des clochards qui arrivaient à peine à marcher et un vieux chat ailé mal fichu, dont les appendices rachitiques étaient partiellement déchirés. On entendait les éclats de voix de clients une rue plus loin, qui provenaient de la taverne la plus proche, et les gémissements discrets des bordels où s'entassaient les prostitués. Leigh se tenait sur le bord de la rue. C'était une allée assez large dans un quartier ni riche, ni trop malfamé, même s'il était plus malfamé que riche – gardant à l'esprit le référentiel démoniaque. Elle ne voyait rien. Pas parce que c'était la nuit, quoique l'éclairage public était tellement minable que cela aurait pu être une raison, mais parce qu'elle était aveugle. Physiquement, elle ne vendait pas du rêve, elle en était consciente. Mais elle préférait. Au moins, dans le décors morne et incertain, elle s'intégrait bien. Ça ne faisait rien. D'expérience, elle savait qu'il y avait toujours un vieux pervers ou un affamé dans le coin. Un qui finirait par céder.
-Hey. Vous n'êtes pas intéressé pour une soirée en belle compagnie ?
Elle se fiait au bruit. Quand elle croyait entendre quelqu'un passer, elle répétait cette phrase d’une voix chaude. Souvent, personne ne lui répondait, soit par manque d'intérêt, soit parce qu'il n'y avait juste personne. A d'autres occasions, on l'insultait, ce à quoi elle ne renchérissait pas : par défaut, les violences verbales faisaient partie du boulot. Plus : dans son cas, les violences physiques étaient aussi admises. Cette fois-ci, comme elle n'obtint aucune réponse, elle croisa les bras. Encore un essai infructueux.
-C'est censé être vous la belle compagnie ?
Leigh sursauta. Curieusement, elle n'avait pas senti l'homme s'approcher. Curieux aussi, la voix venait d'en bas. D'habitude, les mâles des Enfers faisaient au moins sa taille. Quand il s'agissait de montrer qui avait la plus grosse, leur peuple était tout de même très bien réputé.
-Vous en voyez d'autre ? Insolente, mais pas désagréable. Sa voix était mielleuse. Vous devriez savoir qu'on ne se fie pas aux apparences.
-Hm, non c'est vrai. Mais si je vous paye, je n'ai pas l'intention de baiser un cadavre.
-Oh chéri, je peux vous assurer que vous baiserez qui vous voulez.
En une seconde, le corps sans vie devint celui d'une femme séduisante aux courbes généreuses. Leigh baissa les yeux vers son client. En même temps, elle glissait une main dans la sienne. Elle n'aimait pas vraiment les roux. Les hommes plus petits ne lui plaisaient pas particulièrement non plus. Mais ce n’était pas comme si on lui demandait son avis. La Démone fronça les sourcils.
-C'est drôle, vous ressemblez à cet Ange, là...
Cela ne l'inquiétait pas davantage car de toute évidence, il n'en était pas un et encore moins celui-là. A sa remarque, l'homme eut un rictus. Elle ne remarqua pas qu'il était vexé.
-Ce n'est que maintenant que vous le remarquez ?
-J'étais aveugle.
-Raison de moins pour adopter cette apparence immonde. Dit-il avec ce qu'elle caractérisa comme une grimace condescendante.
Elle posa une main sur son torse pour le faire taire. Il pouvait dire ce qu’il voulait, cela ne l’atteignait pas.
-Ça me plait. Autant que cela vous plait de prendre l'apparence un guerrier célèbre.
Le demi-sourire de l’homme s'estompa. Tout à coup, son regard devînt glacial. Leigh en avait vu des plus intimidants, mais elle venait de comprendre qu’elle avait touché une corde très sensible. Bizarre.
-Ferme-la, catin. C'est lui qui me ressemble.
-Ah oui ? Elle n'y croyait pas une seconde. Elle l'emmenait à jusqu’au bordel qui la logeait. Ça a l'air d'être une folle histoire.
Il n'en dit rien. Elle le sentait : il n'était pas venu pour faire la conversation. Elle lui avait proposé de baiser, alors ils allaient le faire et ça s'arrêterait là. Dans le métier, on leur demandait d’être capables de faire la conversation, mais c’était souvent comme ça que ça se passait.
-Au fait, comment tu t'appelles ? Moi c'est Leigh.
-Jude.
Au moins, il n'avait pas eu le culot de mentir sur son nom.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]-Tu sembles nerveux. Fit remarquer Leigh lorsqu'ils arrivèrent dans la chambre.
Muet, il la poussa sur le lit. Il ne l'écoutait pas. C'était une catin et rien d'autre. Il ne voulait pas d'elle pour faire la conversation ; elle n'avait qu'une seule et unique fonction, et c'était celle de le satisfaire. Alors si elle pouvait se taire, ça l'arrangerait. S'il voulait entendre sa voix, ce serait seulement lorsqu'elle crierait sous ses coups de reins. Le reste ne ferait que l'énerver. Jude écrasa ses deux mains contre le matelas, de chaque côté de sa tête. Ils s'embrassèrent. C'était sauvage, brutal. Et un peu maladroit. Leigh parut surprise, mais il fit mine de ne pas avoir remarqué. Il continua à chercher sa bouche là où elle tenta de limiter le contact. Il sentit ses mains se poser sur ses épaules. Elle était douce.
-Tu ne l'as jamais fait ?
La réplique manqua de l'immobiliser, mais le faire aurait été admettre qu'elle avait visé juste.
-Bien sûr que si. Grogna-t-il sèchement.
Il bougea ses jambes de manière à se faire de la place entre les siennes. Bien sûr que si, il savait faire. Il allait lui montrer... Il allait lui montrer de quoi il était capable. Quand elle allait constater son attribut, elle n'allait pas en revenir. Il allait la baiser comme jamais elle n'avait été baisée. Il serait violent, brutal, et elle le supplierait d'arrêter tout en criant de plaisir parce qu'elle aimerait ça. Rien que d'y penser, ça le faisait bander.
-Ecarte les jambes. Ordonna-t-il.
Elle était lente. Elle ne l'aida pas. Si cette pute croyait que c'était elle qui décidait, alors elle se trompait rudement. Elle n'était rien ; il était tout. Elle devrait se montrer chanceuse d'être tombée sur lui. Et surtout, il allait lui montrer qu'il l'avait déjà fait. Plein de fois. Ses gestes étaient de plus en plus nerveux, de plus en plus impatients. Jude déboutonna son pantalon. Elle n'écartait pas assez à son goût, alors tant pis : il allait forcer le chemin.
-Attends, avant tu...
Une main autour de son cou et il s'y appuya de tout son poids pour la faire taire. Jude se sentait de moins en moins bien. Cette salope qui lui parlait ne faisait que dégrader son état.
-La ferme !
La prochaine fois, il le jurait : il la tuerait. Vite, l’homme termina de se déshabiller. Sa main tremblante freinait sa progression et faisait de cette petite libération une véritable épreuve. La prostituée avait les yeux baissés sur son bas ventre et il détestait ça. Parce qu'elle voyait qu'il galérait.
-Arrête de regarder.
Visiblement ennuyée, elle lui obéit néanmoins.
-Sale chienne... Siffla-t-il.
Elle dut l'entendre, car cela la fit sourire.
-Qu'est-ce que t'as ?
Elle se moquait de lui, en plus ? Pensait-elle qu'il était impuissant ? Elle se secoua la tête. Son ton menaçant ne lui faisait pas du tout peur... Pour qui se prenait-elle ?
-Rien.
Rien. C'est ça. Et puis quoi encore ? Jude aurait pu s'en foutre. Il voulait s'en foutre, ignorer ses paroles et ses gestes, se concentrer sur son cul et faire son affaire. Mais une partie de lui ne supportait pas qu'elle se comporte ainsi. Car ça ne devait pas se passer comme ça. C'était lui et lui seul qui devait contrôler la situation.
-Qu'est-ce que t'as ? Répéta-t-il en se penchant vers elle. Ça te fait rire ? Je te fais rire ?
La femme posa un doigt sur ses lèvres. La surprise l'empêcha de répliquer mais à l'intérieur, il bouillonnait de plus belle. Elle n'avait pas peur de lui, pas le moins du monde.
-Non, ça ne me fait pas rire.
Elle se redressa, ses coudes en arrière. Il resta muet.
-Tu veux savoir à quoi je pense ?
Il acquiesça. Elle allait cracher le morceau, oui ?
-Je te regarde et je me dis : le pauvre. Chéri, je vois bien que tu ne l'as jamais fait. Tu es complètement paniqué à l'idée de me sauter.
Ouch. Jude ne broncha pas. Il voulait lui hurler dessus, lui crier qu'elle n'était qu'une menteuse en plus d'être une sale pute de bas quartier, mais les mots restaient coincés au fond de sa gorge.
-Alors maintenant, tu vas m'écouter attentivement, mon chou. Ce n'est pas grave, d'accord ? On a tous une première fois. Donc je veux que tu prennes une grande inspiration, que tu te calmes et que tu arrêtes de te précipiter. Je ne vais pas m'enfuir. Je ne vais pas te faire un coup bas. Je ne vais pas me moquer. Tu me payes pour me baiser, alors c'est ce que tu vas faire, d'accord ? On reprend. Calmement. On a tout le temps qu'il nous faut.
Jude serra les dents. Elle l'infantilisait. Cette connasse le prenait pour un gamin, un débutant et un moins que rien. Le jeune homme se détourna et fit quelques pas dans la pièce. Il était hors de question qu'elle voit son visage. Il ferma les yeux, respira un grand coup, frotta discrètement ses yeux larmoyants et renifla bruyamment. Putain de merde, il chialait devant une prostituée !
Ordure. Tu n'es qu'une ordure. Inutile. Incapable !
Et les pensées recommençaient, tournoyant dans son esprit, parasitant sa réflexion. Il les détestait, ces voix.
Elle a raison, t'es qu'un sale puceau. Fragile. Inoffensif. Pitoyable.
Non, ce n’était pas vrai. Il l’avait déjà fait. Il l’avait déjà fait, il s’en souvenait. Il avait eu des milliers de conquêtes par le passé, avant de mourir… Jude poussa un cri de rage. Il fit volte-face et se redirigea vers Leigh. Incapable ? Pitoyable ? Elles allaient voir... Sa main glissa sous la robe légère de la femme et sans même effleurer ses cuisses, se posa directement sur son sexe. Elle poussa aussitôt un gémissement discret. Puis ses doigts descendirent jusqu'à ses fesses. Là, il serra, rapprocha leurs corps et la pénétra d'un coup sec.
Quand il s'arrêta, Leigh cessa de haleter. Bien évidemment, elle n'avait pris aucun plaisir. Jude était mauvais. Il avait joui très rapidement et à partir du moment où il avait commencé, plus une seule seconde il ne s'était intéressé à elle. Il n'avait pensé qu'à lui ; elle n'avait été qu'un mannequin dans lequel se soulager. Mais ça n'était pas grave. Tant que le client était satisfait, peu importait la considération qu'il avait pour la prestataire. Au moins, il l'avait épargnée de pousser des cris ridicules pour rien.
Durant l'acte, la prostituée pensait avoir cerné le type. Elle s'attendait à ce qu'il se rhabille et qu'il quitte la chambre en lui balançant son dû à la figure – avec le mauvais compte – avant de claquer la porte. Pour elle, Jude était l'archétype de l'homme fermé et faussement pressé, qui avait peur de se livrer ou qu’on entrevoit ses faiblesses s’il baissait sa garde surélevée. Il tâchait de se montrer intimidant, mais il ne l'était pas. Leigh en croisait énormément des comme lui. Des hommes plus sensibles que la norme démoniaque et qui pensaient pouvoir devenir des durs simplement en allant aux putes. Evidemment, ce n'était pas parce que l'atout le devenait que le reste du corps et de l'esprit suivait. Malheureusement, aucun d'entre eux ne semblait le comprendre. Le pas de la chair n'était rien, surtout pas dans un endroit comme un bordel, ou tout autre lieu où c'était littéralement la monnaie d'échange.
Leigh observait Jude. Elle crut que la première étape allait confirmer son intuition : le travail fait, Jude s'était empressé de reboutonner son pantalon et d'y remettre correctement sa chemise. Il se retourna ensuite vers la porte. Sa gestuelle indiquait clairement qu'il avait l'intention de la prendre. Mais il s'immobilisa. Elle ne s'attendit pas à ce qu'il s'assoie sur le bord du lit, pensif et encore un peu essoufflé. La femme ne bougea pas. Finalement, il se laissa retomber en arrière. Leigh pivota sur le côté. Il fermait les yeux. Une expression particulièrement dure crispait son visage.
-Tout va bien ?
Il y avait de grandes chances qu'il lui ordonne de la fermer. Mais elle dut passer entre les mailles du filet. Jude entrouvrit la bouche, prit une inspiration. De toute évidence, les mots étaient difficiles à trouver. Il était gêné.
-Est-ce qu'on peut rester dormir ici ?
Leigh haussa les sourcils. Décidément, il n'arrêtait pas de la surprendre.
-Oui. Il faudra juste payer la chambre.
-D'accord.
Il poussa un soupir. Puis plus rien. Il avait l'air épuisé. Leigh se rapprocha, jusqu'à se coller à lui. Sa main glissa sur son torse. Il n'avait suffi que d'une minute pour que l'ambiance change complètement. De sombre et froide, elle était devenue plus calme, et il ne suffirait que de quelques gestes pour la rendre presque tendre, voire chaleureuse. La prostituée ne comprenait pas ce qu'il se passait. C'était la première fois qu'elle fréquentait quelqu'un à l'humeur aussi changeante. À tout moment, elle s'attendait à le voir fondre en larmes. Ou à rire, tant qu'on y était.
-La chambre et le temps que je passe avec toi aussi. Corrigea-t-elle.
-Si tu veux...
Il posa sa main sur la sienne. Elle comprit ce que ça signifiait : il ne voulait pas qu'elle parte. Après cela, elle fut persuadée qu'il s'endormit parce qu'il ne bougea plus. Après l'avoir dévisagé de longues minutes, elle finit par faire de même.
_
Leigh se réveilla la première, exactement dans la même position. Elle n'avait pas pour habitude de bouger beaucoup dans son sommeil. En revanche, ce n'était pas le cas de son partenaire. La main de la femme, posée sur sa poitrine plus tôt, ne touchait à présent plus que le matelas. D'une manière ou d'une autre, Jude était descendu d'une trentaine de centimètres et l'écrasait à moitié, couché sur le ventre. Comment Leigh avait-elle fait pour ne pas s'en rendre compte pendant la nuit ? D'habitude, son sommeil était plutôt léger. La Démone gigota un peu. Elle avait des fourmis dans les jambes. Constatant que sa tentative ne marchait pas, elle finit par pousser le corps endormi, devenu étrangement frêle. Celui-ci finit par se retourner. Et c'est là que Leigh se sentit totalement réveillée.
Une exclamation de surprise lui échappa. Elle eut ce même mouvement de recul que si elle avait vu l'objet de ses pires cauchemars. Il fallait dire que la surprise était de taille. Après avoir couché avec la contrefaçon de Neah Katzuta, elle ne s'était clairement pas attendue à des retrouvailles avec la version brune d'Helsinki. Si la première apparence l'avait amusée, celle-ci ne la faisait pas du tout rire. Il ne s'agissait pas de l'Ange en question, que Leigh aurait pu reconnaitre entre mille, mais cela ne pouvait pas être qu’une coïncidence. Est-ce que cette personne savait des choses à son propos ? Est-ce qu'elle lisait dans son esprit ? Le visage d'Asborn lui revînt en tête et ses yeux se mirent aussitôt à briller. Ne pouvait plus y résister, Leigh lui asséna une violente gifle.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]-Aïe ! Mais ! Ca va pas ou quoi ? T'es qui ? S'écria l'inconnue, encore mal lunée.
-Non, je vous retourne la question : vous, vous êtes qui ?
Leigh avait quitté le lit pour s'emparer de son couteau. Elle en profita pour détailler la jeune femme. Elle ne s'était pas trompée : c'était exactement Helsinki, habillée des vêtements de l'homme avec qui elle avait couché la veille. De son côté, l'inconnue l’examinait aussi, mais semblait complètement perdue.
-Je ne vais pas me répéter davantage. Dites-moi qui vous êtes et ce que vous voulez.
La brune écarquilla les yeux. Leigh ne se laissa pas intimider, même s’il ne faisait aucun doute que quelque chose clochait et qu'elles ne se comprenaient pas. Mais en Enfer, la confiance en l'autre n'était pas permise. Elle n'avait pas l'intention de la laisser s'en sortir comme ça. Si c'était une sorte de ruse pour lui faire peur ou éviter de la payer, ça allait mal se passer...
-Kitoe. Et j'ai absolument aucune idée de ce qu'on fait ici. On est où ?
Ladite Kitoe avait une toute petite voix. Cette dernière se frotta les yeux. Elle semblait véritablement perdue, étant à peine sur l'offensive. Il s'agissait d'une personne clairement différente de l'homme que Leigh avait eu la veille. Au-delà de l'apparence, qui n'était qu'un artifice, la gestuelle et la façon de parler n'avaient rien à voir. Là où elle avait bien reconnu un jeune homme à la faible estime de soi la veille, elle faisait maintenant face à une jeune femme aux attitudes naïves, presque enfantines et à peine contrariée.
-Et Jude alors ?
Le nom la fit toutefois réagir. Ce n'était pas un tressaillement. Elle n'était pas non-plus devenue blême. Elle était surprise sans totalement l'être. Disons qu'elle devait être déstabilisée.
-Il était là ?
Leigh analysa le visage de son opposante. D'accord. L'altercation risquait d'être plus compliqué que prévue.
-Comment ça, "il était là" ? Bien sûr qu'il était là, puisque c'est vous. Leigh était plus agressive qu'elle ne l'aurait voulu, mais cela commençait véritablement à l'agacer. Elle n'était pas habituée à perdre son sang-froid de cette manière. La colère la faisait se perdre dans son propre cheminement. Son identité l'importait peu, en réalité. Je veux savoir ce que vous faites sous cette apparence.
-C'est mon apparence. Répondit l'autre en fronçant les sourcils.
-Non, ce n'est pas vrai. Sa voix tremblait un peu.
-Si, c'est vrai.
-Non.
-Si ! Cria Kitoe, vraiment pas contente tout à coup. Si, c'est mon apparence ! Jude c'est quelqu'un d'autre, alors c'était une autre !
Le silence tomba. Elles se défièrent du regard comme deux chiens de faïence.
-Jude était là ? Réitéra Kitoe.
Pourquoi en parlait-elle comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre ?
-Oui, il était là mais ce n'est pas la question. Je vous ai demandé ce que vous faisiez sous cette apparence.
-Non ! C'est moi qui ai posé la question en première ! Et puis c'est quoi votre problème avec moi ? Hein ? Répondez à MES questions et après on s'occupera des vôtres ! Alors ? Dites-moi, c'est quoi votre problème ? Hein ? Hein ?
-Vous ressemblez à quelqu'un d'autre.
Elle avait fini par le dire pour faire taire cette hystérique et ça avait marché du feu de l'Œil. Le silence qui retomba était glacé. Kitoe faisait maintenant preuve d'un sérieux qui dénotait avec son comportement de gamine.
-Ah ? Et vous sauriez me dire qui ?
-... une Ange.
Leigh eut juste le temps de le dire avant que sa voix ne se brise. Une Ange qui avait détruit sa vie. Elle la portait responsable pour tous les malheurs qui lui étaient arrivés ces derniers mois. La bouche de Kitoe forma un O de surprise. Elle hésitait, visiblement, à répondre à cela. Au moment où Leigh allait reprendre la parole, la brune murmura :
-Vous pouvez baisser ce couteau s'il-vous-plait ? C'est vraiment pas agréable dès le réveil. Déjà que vous m'avez tapée...
Ça pour être une baffe, c'avait été une sacrée baffe. Kitoe se tenait encore la joue. Elle ne savait même pas qui était cette dame un peu trop agressive à son goût. La Démone n’était pas d’aplomb pour se battre. Elle dut attendre quelques secondes avant que son ordre ne soit finalement entendu.
-Merci.
Tout d'abord, elle avait cru qu'il s'agissait d'une genre de folle paranoïaque. Mais maintenant que le nom d'Helsinki avait été prononcé, c'était tout différent.
-Vous la connaissez ?
Kitoe haussa les épaules. Elle aurait pu faire semblant de bouder pour obtenir des faveurs de l’inconnue en échange des pauvres informations qu’elle avait, mais elle n’était pas d’aplomb pour cela non-plus.
-On s'est croisé une fois ou deux. Elle descendit à son tour du lit. Mais si vous voulez savoir, c'est elle qui a mon apparence et pas l'inverse. Et vous ? A vous entendre, elle a l'air de vous faire peur.
En réponse à sa remarque évidemment moqueuse, elle reçut un regard noir. En attendant sa réponse, Kitoe décida d'explorer la chambre. C'était sobre et primaire. Il y avait un lit pour deux, une table de chevet de chaque côté, puis un secrétaire et une chaise dans un coin de la pièce. Une seule fenêtre ouvrait la pièce vers l'extérieur : les bas quartiers d'une rue populaire comme on en voyait cinquante.
-Je l'ai connue en Terre Blanche.
Kitoe s'immobilisa.
-Sérieusement ? Elle se précipita jusqu'à elle en gloussant. T'étais sa maitresse ?
L'autre eut un sourire en coin, bien consciente d’avoir capté toute son attention. Néanmoins, elle avait un regard triste. Sa voix aussi avait pris un timbre triste. Elle n’était plus du tout agressive et avait posé son arme sur le petit bureau.
-En quelques sortes. J'étais la fiancée de son propriétaire. Tu peux m'appeler Leigh, au fait.
-Et alors ? C'était quoi son boulot d'esclave ?
Leurs répliques étaient espacées de silences et de réflexions. Leigh prenait particulièrement son temps. Elle semblait un peu ailleurs, happée par ses souvenirs. Son humeur avait véritablement changé et Kitoe ne comprenait pas pourquoi. En temps normal, c’était elle qui déstabilisait de la sorte. Cette femme était-elle attente d’un quelconque trouble mental ?
-Elle était prisonnière dans la cave de la maison. A ce que je sache, elle n'a jamais vu la lumière du jour depuis qu'elle était à lui. Elle n'avait jamais aucun moyen de savoir quel jour, ni quelle heure il était. Asborn s'amusait à la visiter à des horaires différents, une à deux fois par jour maximum. Parfois, il ne descendait pas pendant deux ou trois jours, c'était selon l'humeur. Il était assez colérique, alors il se défoulait sur elle de toute les manières. Elle n'était jamais très loquace, honnêtement je pense que je serai à peine capable de reconnaitre sa voix. Asborn voulait en savoir plus sur elle et son passé mais elle ne disait qu’elle n’en savait rien. Alors il la frappait. Il la torturait. Il la violait. Il la punissait parfois en l'affamant. Elle sourit, pensive. Elle se livrait tout entière comme si elle avait retenu cette histoire depuis trop longtemps. Mais il tenait aussi le rôle de protecteur. C'était toujours lui qui lui apportait les repas, et en cela elle dépendait complètement de lui. Parfois il lui offrait des cadeaux et lorsqu'il voyait qu'elle était vraiment à bout, il la réconfortait.
Kitoe était assez fascinée par la manière dont elle parlait de lui. Leigh donnait énormément de détails, alors qu'elles ne se connaissaient même pas. Elle avait clairement de la passion pour cet homme. Plus que la Démone n'en aurait jamais pour quelqu'un.
-Il s'efforçait d'être gentil par courtes périodes, même si ça l'écœurait. De cette manière, il s'assurait de la maintenir en vie et sous son emprise. S'il ne l'avait pas fait, elle se serait probablement laissé mourir.
Kitoe pétillait. Elle se nourrissait de chaque détail de son récit. C'était des informations précieuses, des armes qui pourraient lui être utiles par la suite. La Démone n'avait pas de plan particulier en tête, ni d'intention vis-à-vis de sa copie bénéfique, mais elle savait reconnaitre les pépites. C'en était une, une très, très grosse. En cela, Leigh était une véritable mine d'or qu’elle se devait de garder sous le coude.
-Il était dans le commerce d'instruments de torture, alors il était très créatif. Il s'était mis à expérimenter quelques drogues sur elle, mais elle nous a été arrachée lors de l'invasion. Il voulait la rendre addict pour voir. C'est dommage qu'il n'ait pas pu arriver à bout.
-Et après l’invasion, il est mort ?
-Un peu après. Son regard se voila aussitôt de tristesse.
-Oh.
Cela paraissait beaucoup affecter Leigh. Kitoe choisit de ne pas en rajouter. Ca n’aurait servi à rien et cette femme lui avait déjà fait dont d’un beau pactole.
-Et du coup, vous faisiez quoi avec Jude ?
-Je ne comprends pas pourquoi tu parles de Jude comme s'il ne s'agissait pas de toi. Répondit Leigh en faisant claquer sa langue contre son palais.
Elle avait détourné le regard, sûrement pour éviter que Kitoe voit que ses yeux brillaient. Mais elle avait vu.
-Je ne suis pas Jude. Grogna Kitoe en s’asseyant sur le bord du lit. On est plusieurs identités dans un même corps, c’est tout.
Kitoe n'aimait pas trop expliquer son trouble, alors elle le faisait toujours avec détachement. C’était déjà suffisamment embarrassant comme ça, quand elle n’arrivait pas à le cacher. Elle se disait qu'à force, ceux qui s'intéressaient vraiment à elle finissaient par comprendre. Les autres étaient des moins que rien. Leigh se contenta de l’information.
-Donc il faut te traiter comme une personne différente ?
-Oui. Je n'ai quasiment jamais aucun souvenir de ce qu'il fait. Alors, dis-moi.
Son interlocutrice se planta devant elle, les mains posées sur les hanches.
-A ton avis. Qu'est-ce qu'on a fait ?
Elle lui disait ça comme si c'était supposé se voir. Kitoe regarda sa tenue, puis son visage et ses cheveux, mais mise à part le fait qu’elle était décoiffée, elle ne remarquait rien. Elle fronça les sourcils, confuse.
-Bah j'en sais rien moi, comment je suis censée savoir ? Vous avez mangé des pommes ? Vous avez parlé théâtre ? Vous avec enfilé des perl- Oh. Oh, non c'est bon, j'ai compris.
Elle se remit à examiner Leigh de la tête aux pieds. Elle la voyait différemment, tout à coup.
-T'es une pute ?
La véritable question derrière celle-ci était : Jude va aux putes ? Elle fronça du nez. Les activités auxquelles il s'adonnait l'importait peu. Ça la dérangeait davantage de savoir dans quoi il dépensait son argent à elle. Kitoe savait très bien qu'il essayait de la mettre en difficulté financière depuis quelques temps. Il n’y était pas encore parvenu, mais toujours était-il que depuis qu'il était là, la Démone constatait un grand trou dans son budget.
-Tu coûtes combien ?
Leigh ricana. Kitoe détesta ça. Si cet enfoiré s’était payé une prostituée de luxe, elle allait le lui faire payer très cher.
-Le prix aurait été raisonnable s'il ne m'avait pas demandé de passer toute la nuit avec lui.
Elle grogna un juron. C’était tout comme une pute de luxe, donc.
