La nouvelle leur était parvenue presque instantanément. Le gouvernement n’avait rien obtenu du Conseil d’Arcadia. Inflexibles, les consorts du Duc avaient maintenu une position rigide. Ils n’avaient pas le temps. L’excuse avait fait sourire Priam, parce qu’elle lui rappelait celles qu’il avait pu servir à ses parents, dans sa jeunesse. « Je n’ai pas eu le temps » prétendait-il lorsqu’ils s’étonnaient que les bêtes n’eussent toujours pas été nourries, que la table n’eût pas été mise ou que le foin fût toujours dehors, exposé à tous les vents. N’importe qui savait que ces « je n’ai pas eu le temps » ressemblaient aux « j’ai oublié, désolé » des adolescents. Ce n’étaient que des prétextes – parfois vains – pour échapper au courroux des parents. En l’occurrence, les Chevaliers apparaissaient comme l’incarnation de la mauvaise foi humaine. Les Anges avaient proposé de récupérer eux-mêmes les rescapés de la Terre Blanche, d’organiser leur rapatriement par leurs propres moyens. Hébé n’avait pas accepté. Les Chevaliers s’étaient apitoyés sur leur sort, soi-disant victimes des crimes de leur propre sang. Ils s’étaient affichés en bannis, en méprisés, en honnis. Ils avaient jeté des paroles dans la gueule béante de l’inaction. Garder les Anges de la Terre Blanche entre leurs murs leur semblait préférable. Sur le plan militaire, qui pouvait les en blâmer ? Si une guerre devait éclater, la présence des rescapés ne freinerait-elle pas l’armée angélique ? Quant aux Magiciens, ne seraient-ils pas frileux à l’idée de mettre en péril ces ressortissants alliés ? C’était stratégique. Ce que Priam comprenait, c’était qu’Hébé, avant même de rencontrer le gouvernement angélique, avait fait un choix. Il avait choisi la guerre.

De toute évidence, même si l’Empire avait accepté de renvoyer les Ailes Blanches chez elles, les Immaculés n’auraient pas pu demeurer silencieux. Face à eux, le Conseil avait condamné fermement les agissements de ces Chevaliers malintentionnés. Pourtant, ils couraient toujours et semblaient plus nombreux chaque jour. Les témoignages s’accumulaient. Peu à peu, une montagne de preuves accablantes se dressait tout autour de la cité d’Arcadia. Les corrompus frappaient où qu’ils allassent, sans distinction entre les races. Les chansons des bardes tintaient comme le fer des lames. La colère des peuples grondait. Il n’y avait plus de place pour les mots, les excuses, les acrobaties politiques. Tout le monde voulait des actes. L’Ordre d’Hébé demeurait immobile.

L’entretien préliminaire que Priam et Nalim avaient eu avec Ykürr Thero, l’un des Hurabis de la Marche Terne, avait déchiré le fin voile qui pouvait encore peser sur les doutes des Anges. Les informations dont les Marcheurs disposaient sur les agissements d’Hébé corroboraient tout ce qui avait été rapporté. Fidèles à leurs valeurs, ceux dont la Voix porte agiraient contre Hébé. S’il fallait prendre les armes, ils le feraient. Quelques heures après avoir reçu le compte-rendu, avoir fait le leur et entendu les directives gouvernementales, ils étaient retournés voir le Guide. L’entrevue avait été courte. Le constat était sans appel : une guerre allait éclater. Le mot d’ordre des Anges était simple : protéger et sauver les rescapés de la Terre Blanche. En échange de l’aide de la Marche, ils lui proposaient un soutien militaire et matériel : soldats, armes, équipements en tous genres. Tout ce dont ils auraient besoin pour abattre cette forteresse aux fondations pécheresses. Ils avaient accepté.

Peu à peu, des rumeurs avaient chatouillé les lèvres. On disait que les Anges, les Magiciens, les Sorciers et les Réprouvés avaient annoncé qu’ils feraient front aux côtés de la Marche Terne. On prétendait que d’autres peuples suivraient, très vite, en apportant a minima un soutien politique. Les chansons parlaient d’un grand conflit. D’une coalition. D’une conciliation. Ce mot faisait toujours frémir Priam. Il lui rappelait cette étrange soirée – ce bal, ces bains, ce labyrinthe. Son nom prononcé dans la grande salle de réception. Les larmes de sa sœur et son étreinte. Leurs cœurs qui tambourinaient, chevaux affolés incapables de comprendre le destin qui les attendaient. Désormais, c’était différent. Ils avaient grandi. Ils étaient capables d’envisager les choses sous un angle nouveau, plus vaste, plus précis. Ils pouvaient agir, à des niveaux différents, complémentaires. Quand les paroles de Priam ne suffisaient plus, c’était le bras de Laëth qui s’abattait. Ils évoluaient dans des mondes qui s’entrecoupaient. Ils attiraient à eux des personnes et des opportunités qui les renvoyaient à ce mot : conciliation. Peut-être que, malgré eux, ils participaient bel et bien à cette prophétie qui les avait élus.