Comment vas-tu ? Et papa ? Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas écrit et je trouve cela triste que l’on n’échange plus autant qu’auparavant. J’aimerais qu’on recommence.
Pour ma part, la vie à Avalon est bonne. J’habite toujours dans la même petite maison, mais j’essaie de changer mon mode de vie pour me permettre de mieux contrôler mon péché. C’est difficile, beaucoup de choses me rendent nerveuse actuellement. J’espère que ça va fonctionner malgré tout. Heureusement, je suis bien entourée. J’ai toujours les mêmes amis, ils me soutiennent beaucoup.
Raconte-moi ce qu’il se passe à la Citadelle.
Vous me manquez,
Kitoe»
« Salut Ninon,
Ça fait un moment que tu es passée à la maison et comme je n’ai pas de nouvelles, je me demandais comme tu allais ? Tu as réussi à échapper à ton copain ? Tu as un nouveau boulot ? Un appartement ?
On pourrait aller boire un coup ensemble un de ces jours, qu’en penses-tu ?
Kitoe»
Etendue en étoile sur le tapis, Kitoe prit une profonde inspiration. Elle était… démunie. Cela faisait bien deux semaines qu’elle avait envoyé ces lettres. Les deux destinataires avaient largement eu le temps de répondre et de lui renvoyer un mot ; elles ne l’avaient pas fait. Sa mère était-elle morte ou bien à ce point désespérée ? Ninon avait-elle compris, cette nuit où Lia lui avait fait manger un homme ? Elle passa ses mains sur son visage. Quelle idée aussi ! C’était monstrueux. Cette Lia était… incompréhensible. D’ailleurs, celle-ci ne s’était plus manifestée depuis la dernière fois. Elle aurait aimé. Le point de vue de ce parasite la préoccupait : les gens étaient méchants, alors elle les mangeait. Méchants, vraiment ? Paul et Rudy n’avaient rien fait de mal. Ninon n’avait aucune mauvaise intention. Son unique faute était… de ne la prendre pour son amie que lorsqu’elle en avait besoin. Elle supposait. Kitoe continuait de se persuader que ce n’était qu’une impression. Les exemples s’étaient pourtant multipliés dernièrement, entre les excès aux petits-déjeuners, l’hébergement, la promesse envolée de lui donner des nouvelles et maintenant son silence suite à la lettre qu’elle lui avait adressé… Franchement, Ninon considérait-elle si peu son affection ? Alors que Kitoe était plongée dans ses réflexions, quelqu’un frappa à la porte.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]-Kitoe ! C’est Ninon !
Ses yeux roulèrent dans ses orbites. Ben voyons, quand on parlait du loup... Trouvant le courage de bouger, la blonde quitta sa place pour ouvrir. Elle était encore trop gentille pour ne pas lui répondre et elle gardait l’espoir tenace d’avoir vu tout faux sur la Déchue. Peut-être qu’elle venait lui répondre en personne après tout.
-Salut.
-Saluuuut Kitoe ! Comment ça va depuis le temps ? Ça fait un bail ! T’as pas changé à ce que je vois.
-Ça peut aller. Et toi ? Elle passa une main derrière sa tête, signe qu’elle n’était pas très à l’aise. Haha, oui, peut-être. Tu viens par rapport à…
-Cool ! Dis, je suis désolée de te déranger encore, mais j’aurais besoin de toi pour un service uuurgent urgent ! Promis c’est le dernier ! En attendant, tu me sauverais la vie et je t’en serais éternellement reconnaissante ! Je t’explique : j’ai un pote qui vient pour deux jours en ville, juste pour me voir. Le truc, c’est qu’actuellement je loue une simple chambre, j’ai pas les moyens de l’héberger et lui n’a pas non plus les moyens de se payer un truc à l’auberge. Les prix ont flambé, c’est fou ! Du coup je lui ai parlé de toi et du service super cool que tu m’as rendu l’autre fois et… je me demandais si tu pouvais l’héberger pour deux nuits ? Il est super gentil, promis ! Il s’appelle Daj et il est plutôt beau gosse en plus, je suis sûre qu’il pourrait te plaire, toi qui es célibataire. Ça te ferait du bien d’avoir un mec, crois-moi.
Kitoe regardait Ninon avec toute l’impassibilité du monde. Sa main était accrochée à la poignée de la porte comme si son désir le plus cher était de la refermer. Encore un service, mais cette fois-ci avec un supplément passif-agressif qui lui rappelait étrangement sa vie précédente…
-Tu as lu ma lettre ?
Ninon parut surprise qu’elle change ainsi de sujet. Presque vexée. Elle n’avait rien écouté à son discours ou quoi ?
-Hein ? Quelle lettre ? Non, j’ai rien reçu. Le facteur a dû la perdre.
-C’était un courrier recommandé. Tu devrais l’avoir reçu, j’ai vu le document signé.
Ninon se pinça les lèvres, visiblement embarrassée. Elle ne l’avait absolument pas lu. C’était à peine si elle avait ouvert l’enveloppe. A croire qu’elle avait fait du feu avec. Au moins, ça l’avait réchauffée. Les pupilles de la blonde glissèrent sur un homme apparu derrière la fautive. Zack. Kitoe revînt à la première.
-Désolée mais c’est non.
La vexation monta d’un cran. Kitoe pouvait le comprendre : venant de la petite Ange, son attitude était à peine croyable. Mais de son côté, elle était trop déçue et irritée. Puisque Ninon n’en avait rien à faire d’elle, alors c’était décidé : à partir de maintenant, c’était réciproque.
-Oh, s’il-te-plait Kitoe ! Je suis désolée, vraiment. J’ai déconné et j’aurais dû la lire. Tu serais si adorable de faire ça. Promis, il va se tenir à carreaux. Ça fait tellement longtemps que je l’ai pas vu, tu pourrais…
-Non, désolée. Tu pourrais te décaler s’il-te-plait ? J’ai un ami qui aimerait rentrer.
Ninon croisa les bras.
-T’es vraiment pas cool, Kito. Lança-t-elle avant de repartir à grands pas.
Zack et Kitoe la regardèrent jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue. La blonde était de plus mauvaise humeur qu’avant, mais elle venait de remporter une grande victoire. Le Luxurieux l’estima avec une certaine fierté.
-Serv m’a dit que t’avais tout arrêté alors je suis venu voir si tu allais bien. Expliqua Zack.
-Ouais. Plus de travail, plus rien. Alors qu’il s’installait dans un fauteuil, elle ramassait le carnet à fleurs qu’elle utilisait avec Lia pour le ranger là où il n’irait pas le lire. Je vais faire des tisanes.
La jeune femme disparut dans la cuisine. Le brun haussa la voix pour qu’elle puisse l’entendre.
-Comment tu vas faire pour payer ton loyer ?
-Je n’y ai pas réfléchi. Je veux un peu profiter de mes vacances avant !
Le mot vacances était exquis entre ses lèvres. Ça lui donnait l’impression d’être cette fille joyeuse, libre et insouciante qu’elle jalousait tant. Kitoe ignorait alors que cette fille, c’était celle-là même qui l’avait menée à commettre ces crimes atroces.
-Et que vas-tu faire pendant ces vacances ?
-Absolument rien ! Déclara-t-elle fièrement.
Ne pas se projeter la rendait tellement heureuse. C’était l’expression d’un ras-le-bol général et ça faisait un bien fou. Plus rien n’avait d’importance. Elle était libre.
-Et après tes vacances ?
-Aucune idée.
Elle ne savait même pas combien de temps dureraient celles-ci. Kitoe revînt près de lui et s’assit sur l’accoudoir du fauteuil qu’il avait choisi.
-Tu es sûre que ça va Kitoe ?
-Absolument sûre. J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit l’autre jour. J’ai éliminé absolument toutes les pressions qui m’embêtaient avant.
-Vraiment ? Les potentielles galères financières ne te tracassent pas ?
-Non. J’ai décidé que je m’en fichais. Oh, ça bout !
Elle sauta par terre et courut jusqu’à la cuisine d’où émanait le ronronnement caractéristique de l’eau bouillonnante sous le feu. Lorsqu’elle revint, ce fut avec une théière fumante, deux tasses et un pot de miel, qu’elle déposa sur la table basse. Après les avoir servis, elle revînt à sa place. C’était trop chaud pour être bu tout de suite.
-Ça fait une sacrée coupure. Admit Zack en souriant.
-Oui. De toute façon si je me retrouve à la rue, je sais que je peux compter sur toi.
-Vraiment ? Tu viens pourtant de faire l’inverse avec cette fille. Elle comptait sur toi.
-Oui, mais elle, elle abusait de ma gentillesse. Toi, tu oserais me laisser dehors ?
-J’en serais incapable.
Ils se regardaient dans les yeux. Kitoe se fit la réflexion qu’ils étaient vraiment très proches. Des fois, elle se demandait s’il était amoureux d’elle. Elle avait envie de lui demander, mais elle n’osait pas. Elle avait aussi envie de l’embrasser et elle n’osait pas non-plus. Peut-être que si elle approchait doucement ses lèvres il allait comprendre et… ? Timidement, elle s’exécuta. Elle ne savait même pas comment embrasser, elle ne l’avait jamais fait. Lui, il devait avoir l’expérience. Il allait la trouver nulle… si déjà il acceptait. En tous cas, pour l’instant il ne refusait pas, alors elle imaginait qu’il fallait qu’elle continue. Leurs lèvres s’effleurèrent et Kitoe eut comme un sursaut, de peur d’être allée trop loin. Elle sentit Zack venir chercher les siennes. Elle se laissa faire. Les mains du brun glissèrent dans son dos pour la rapprocher. Ses bras à elle s’étaient accrochés à son cou. Kitoe avait une sensation étrange dans le bas du ventre alors qu’il la caressait. Elle s’écarta soudainement, comme si elle venait de faire une bêtise.
-Désolée.
-Ne t’excuses pas.
Elle était rouge écarlate, encore un peu confuse de ce qu’elle venait de faire.
-J’ai envie de faire des choses en peu folles… Elle laissa échapper un rire et passa ses cheveux derrière ses oreilles. Enfin, pas ce que tu penses, en plus j’imagine que ce n’est pas si fou que ça pour toi. Est-ce que… on peut s’embrasser encore ?
-On peut.
Ce n’était pas ça qui allait rendre le Luxurieux malheureux. Au contraire. L’acte était maladroit, mais il n’avait jamais été aussi heureux. Le second baiser fut plus intense.
-On ne dit rien aux autres. Je ne voudrais pas qu’ils pensent qu’on est en couple. Enfin, on n’est pas en couple, pas vrai ? Ce n’est pas parce qu’on s’est embrassés qu’on l’est ?
Son inquiétude la rendait beaucoup trop mignonne et lui donnait envie de l’embrasser encore.
-Non. On n’est pas en couple si tu ne le veux pas.
-D’accord, alors… on n’est pas en couple !
Kitoe prit place dans l’autre fauteuil en gloussant. Elle était contente. Elle se sentait vivre d’une manière nouvelle et ne voulait pas gâcher ce moment avec une discussion sérieuse sur leurs sentiments respectifs. Elle était attirée par lui, mais elle n’était pas sûre de savoir à quel point. Elle ne voulait pas s’engager trop vite. Elle venait déjà de franchir une étape énorme.
Le Reflet avait adopté la personnalité de Kitoe. Ainsi, elle intégrait l’afflux d’informations au fur et à mesure qu’elle les réceptionnait.
-Quoi Zack ?
C’était un sujet trop souvent écarté. A l’heure actuelle, la vie sentimentale et sexuelle de son modèle était catastrophique : la première n’existait pas vraiment ; la deuxième n’avait aucune structure stable.
-Je me faisais juste la réflexion que tes préférences ont beaucoup changé.
-Ah ouais ?
-Tu n’aimes plus particulièrement les beaux gosses doux et attentionnés. Enfin… Toki sonda la Démone. Si, tu coucherais bien avec Zack si tu en avais l’occasion. Mais il n’y aurait aucun sentiment. Plus maintenant.
-C’est quoi mes critères maintenant, alors ? Demanda Kitoe en prenant une pose sensément mignonne.
Les pains et les gâteaux avaient terminé leur cuisson le temps qu’elle raconte toutes ses histoires. Toki avait analysé ses moindres faits et gestes. Ça avait été très instructif. Ange, c’était à peine si Kitoe aurait songé à avoir un partenaire. Déchue, elle avait commencé à découvrir sa sexualité avec d’énormes œillères, toujours guidée par ses préceptes angéliques à la con. Démone, elle avait compris que ses envies étaient plus étendues que ce qu’elle avait toujours pensé.
-Tu n’en as plus. Cette réponse fit lever un sourcil réprobateur à sa comparse. Et ne me dis pas le contraire. Tu répètes régulièrement que tu vas violer Neah, alors je sais ce que j’avance.
-Evidemment que je veux violer Neah ! S’écria-t-elle en tapant du poing sur la table. Imagine juste ce fils de pute une seconde. Imagine-le là, par terre, enchaîné et impuissant. Tu peux lui faire toouuut le mal que tu veux, tu veux le voir souffrir, tu veux le découper, tu veux qu’il crie et qu’il perde tout. J’ai envie de le voir détester ce moment, je veux qu’il perde sa dignité, qu’il haïsse de ne pas pouvoir me repousser lorsque je suis sur lui, qu’il soit excité malgré lui et que je jouisse sur lui. Je veux qu’il ait cette vision dégueulasse de moi qui le baise. Il pourra toujours penser à sa femme que ce sera moi. Imagine je fais la même chose à sa femme sous ses yeux. Et je le regarde.
Neah la faisait fantasmer en ce sens qu’elle désirait le broyer, purement et simplement. Maintenant qu’elle le disait, Toki visualisait très bien. Cela lui arrachait à la fois une grimace et un sourire.
-Ça me fait penser, tu l’as jamais fait toi.
La réflexion amusa Kitoe. Toki ne démentit pas et ne fit que hausser les épaules pour toute réponse. Effectivement, elles n’avaient pas du tout la même expérience de la chose.
-Pour de vrai en plus ? T’aurais pu le faire avec Manaa.
Le Reflet haussa un sourcil. Ce nom lui rappelait vaguement quelque chose.
-La Déchue qu’on a donné à bouffer à Kyra. Je l’ai vu dans ton regard qu’il y avait quelque chose entre vous-deux. Coquine.
-Ah, oui. Elle. On s’est embrassées. Enfin, elle m’a embrassée. Mais on était bourrées toutes les deux.
L’acte l’avait grandement perturbée d’ailleurs. Toki n’avait jamais su comment réagir, c’était pourquoi elle n’avait rien fait, paralysée par l’ignorance du comportement à adopter.
-Et du coup ? Vous n’avez rien fait ensuite ?
-Je ne savais pas quoi faire. Et j’avais bu, je viens de te dire. Et il y avait Daryl. C’était bizarre.
Autrement, il n’était pas à exclure qu’elles auraient continué. Pas à exclure du tout même. Elles auraient terminé nues, dehors, au beau milieu de la nuit à baiser contre le mur froid et humide d’une taverne, juste à l’entrée. On aurait tenté de les dégager et Manaa aurait envoyé chier l’insolent. Elle n’aurait pas réussi. Elles se seraient retrouvées nues sur un chemin terreux comme deux grosses connes et ça aurait fait rire la Déchue.
-Mais c’était bien quand-même ?
-Je sais pas.
Elle n’avait jamais su ce qu’elle avait pensé du baisé. Enfin, si, maintenant elle savait. Il lui suffisait d’observer son modèle pour comprendre qu’elle aurait dû aimer.
-Moi j’aurais aimé et je l’aurais fait, dans la cave. C’était le moment parfait pour apprendre.
-Pourquoi tu ne l’as pas fait alors ?
-Parce que c’était ton moment. Faut que tu prennes des initiatives des fois.
-T’es con toi. J’veux te copier, pas inventer des trucs.
Parfois, elle se demandait si Kitoe avait saisi le concept même de son existence.
-Rhooo j’en sais rien moi, j’essaie juste de t’aider. C’est pas moi qu’elle a embrassé aussi.
-Dans ce cas-là, c’est pas moi qui ai baisé et violé des dizaines de personnes. Puisque je suis techniquement vierge.
Toki se redressa, pas peu fière de son raisonnement, alors que Kitoe jugeait profondément sa mauvaise foi.
-T’es vraiment le Reflet le plus claqué que j’ai jamais connu. On est quand-même sur la première qui se trouve des excuses pour pas pouvoir copier son modèle.
Ridicule. Mais Kitoe ne voulait pas lui laisser le dernier mot et une idée, autant dérangeante qu’intrigante, germait déjà dans sa tête. Sa moue agacée se transformait en l’ombre d’un sourire tandis qu’elle dénouait son tablier.
-Tu fais quoi, là ?
Elles n’avaient pas fini de travailler. Elles avaient encore plein de choses à faire.
-Tu sais exactement ce que je fais.
Elle allait régler le problème qui tracassait tant sa copie. S’approchant d’elle sans la moindre hésitation, Kitoe s’empara de son visage et posa ses lèvres sur les siennes. Malgré la surprise, Toki lutta à peine. A la fin de leur étreinte, elles affichèrent la même expression, celle-ci même qui signifiait « je ne sais pas ce qu’on est en train de foutre, c’est vraiment bizarre mais c’est marrant ».
Nan mais pour de vrai, est-ce qu’il fallait considérer ça comme un rapport sexuel tout à fait banal et moralement acceptable ? Comme de la masturbation ? Ou bien comme une forme d’inceste ? Ni l’une ni l’autre n’en sut jamais rien. Leurs mains et leurs doigts étaient déjà partis trop loin, de toute façon. Pour ne pas dire profondément.
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Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1704 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
Lun 18 Jan 2021, 23:52
Attention : ce post recense des descriptions morbides et des actes de cannibalisme. Rappel : Les passages en gris correspondent au dédoublement de personnalité. Kitoe n'a pas conscience d'être autrice de ses actes dans ces moments.
La lettre o était corollée de pétales pour former une fleur. Le texte était écrit en caractères suffisamment gros pour remplir toute la page du carnet, qui avait précisément été déposé ouvert sur la poitrine de la nouvelle victime, au beau milieu de la petite cuisine. Plus bas sur son ventre était placée une assiette dans laquelle se trouvait une large tranche de viande saignante. Encore plus bas, la jambe gauche du pantalon était grossièrement découpée sur un trou béant. Là où aurait dû se trouver la deuxième moitié d’une cuisse, il n’y avait plus que du sang. Les yeux de la Déchue remontèrent vers l’assiette. La peau et la graisse avaient été retirées. Il ne restait plus qu’à cuire. Sa mâchoire serrée, le nez retroussé par le dégoût, Kitoe examina le visage de la victime. C’était une femme cette fois-ci, mais elle était persuadée de ne l’avoir jamais vue. D’après ses vêtements ce n’était pas une sans-abri. Une personne banale. Où Lia était-elle allée la chercher ?
Nerveuse, Kitoe s’empara de l’assiette. La vue de la viande l’écœurait. Comment Lia voulait-elle qu’elle mange… ça ? Elle hésita. C’était dégueulasse, elle songeait à la jeter. Pourtant, machinalement, la blonde mettait déjà une poêle sur le feu avec un peu d’huile, attendant que celle-ci frémisse avant de faire glisser le pavé sanguinolent dedans.
Pourquoi faisait-elle ça ? Plantée devant la chair crépitante, Kitoe était fascinée par son propre comportement alors même qu’elle se sentait incapable de faire ce qu’elle s’apprêtait à faire. Pourquoi faisait-elle ça ? Parce qu’elle savait qu’elle n’y échapperait pas ? Techniquement, rien ne l’obligeait à obéir à Lia. Néanmoins, le pouvait-elle ? Si elle n’obtempérait pas, quand est-ce que ce parasite reprendrait-il le contrôle de son corps ? Vendrait-elle manger pour lui redonner le contrôle une fois la viande à moitié mâchée dans sa bouche ? Ce monstre en était tout à fait capable. Elle l’avait bien abandonnée avec les mains en sang, à deux reprises. Lui laisser cette opportunité serait encore pire que de le faire là, soi-même. Au moins, Kitoe avait le temps de se préparer au pire, elle choisissait le moment où elle se le ferait subir.
La Déchue n’osa pas assaisonner la viande de poivre ou de sel, de peur de rendre la pratique trop gastronomique. Ça ne devait pas l’être, jamais. Elle ne devait pas oublier et banaliser ce qu’elle était en train de faire. Quand ce fut suffisamment cuit, elle remit le morceau de viande dans l’assiette et s’assit à table. Couverts en mains, elle n’osait pas commencer. Elle était sur le point de manger la cuisse d’une femme, celle qui gisait à ses pieds. La découper, c’était un peu comme la blesser. Bon sang… Prenant son courage à deux mains, la Déchue planta sa fourchette dans la chair brune. Son couteau la fendit. C’était tendre. Tant mieux, ce serait facile à avaler. Kitoe porta le bout à hauteur de ses yeux pour le dévisager. Dégueulasse. C’était de l’humain. Elle ne voulait pas l’oublier. Elle allait vraiment manger ça ? Il ne fallait pas réfléchir. Allez. Il suffisait d’ouvrir la bouche, de compter jusqu’à trois et…
Son visage se crispa autant que si on venait de l’amputer d’un membre sans anesthésie. Elle mâchait vite et n’attendit même pas de l’avoir broyé pour l’avaler tout entier. Le jus dans sa bouche était aussi effroyable que le reste. Haletante, elle lâcha ses couverts.
-Encore.
Kitoe écarquilla les yeux. Encore ? Non… Elle ne pouvait pas. Lia reprit son couteau pour découper une énorme tranche.
-Il faut tout finir !
Elle le mit tout entier dans sa bouche puis laissa de nouveau la place à Kitoe. Cette dernière crut s’étouffer et s’empêcha de recracher à l’aide de sa main. Sa gorge était nouée. Elle n’arrivait pas à avaler. Il lui fallait de l’eau. Il lui faudrait une bouteille entière pour tout ingérer, beaucoup de concentration pour ne pas tout régurgiter ensuite. Essuyant ses yeux larmoyants, la blonde reprit son souffle. Non, il ne lui fallait pas d’eau. Lia n’avait pas le contrôle, mais elle n’était pas loin. Elle l’observait, ses moindres faits et gestes, lui soufflait ses pensées. Quelque part, c’était de la viande comme les autres… Elle ne rechignait pas à manger du jambon alors que c’était la cuisse d’un porc. C’était pareil. Cette femme était un porc. Amon était un porc, Rudy, Paul aussi… Ninon était un porc. Ils étaient tous des porcs. Tous ces gens ne valaient pas mieux que n’importe quelle bête d’élevage. Ils étaient tous des animaux. Certains étaient bons à abattre. Kitoe était un Ange à abattre. Ils étaient insignifiants. Rien n’importait.
Ces pensées s’insinuaient en elle comme un venin. Kitoe le sentait imprégner son esprit et ses cellules, gangréner son cerveau. Elle le laissait faire parce qu’elle n’y pouvait rien. Il n’y avait pas de remède. Il était toxique et elle devait l’accepter. Retrouvant petit-à-petit son calme, le jeune femme termina son repas.
-Hé, Kitoe, tu passes plus nous voir ? C’est dommage c’était bien quand tu venais. On se réveillait le matin avec les copains et notre petit déjeuner était servi, haha ! Alors, dis-moi, qu’est-ce que tu deviens, ça fait longtemps qu…
La concernée grimaça. Elle n’avait rien demandé. Elle ne faisait que passer pour rendre un livre qu’elle n’avait jamais emprunté à la bibliothèque – un documentaire sur les animaux d’élevage, elle supposait que Lia était derrière tout ça – et c’était la deuxième fois qu’un clochard osait lui faire cette remarque sur le chemin. Son cœur était ambivalent : il la suppliait de s’arrêter pour écouter l’homme, compatir et lui promettre qu’elle recommencerait ; il l’intimait de l’attraper à la gorge et de serrer de plus en plus fort pour le détruire doucement, le froisser comme une vulgaire boule de papier, l’essorer et laisser son sang s’écouler dans le sillon des pavés jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus un de propre. Le pauvre, il avait raison, elle avait arrêté sans prévenir. Connard. Feignasse. Ces mendiants n’avaient qu’à bouger leur cul et gagner leur pain tout seuls comme des grands, pour une fois. Elle n’était pas leur mère ni leur esclave. Elle n’était rien. Eux non-plus. Kitoe voulait l’ignorer, marcher comme les autres passants sans lui accorder la moindre attention, comme s’il n’était qu’un fantôme, laisser sur son visage la marque de la confusion. Mais non. Finalement, elle écouta son cœur, la première moitié. Retournant sur ses pas, Kitoe se para d’un large sourire.
-Désolée, j’étais ailleurs. Je vous ferai le déjeuner si vous voulez !
Sa déclaration eut l’effet escompté. Le visage du clochard s’illumina à son tour.
-C’est vrai ? Ça serait vraiment sympa !
Oh oui, sympa, c’était le cas de le dire. Il voulait un repas, il aurait un repas. Elle le lui apporterait en temps et en heure.
_
« Mange. »
Il y avait le point, c’était important. Il était gros. C’était une grosse spirale avec des traits tout autour supposés représenter des sortes de rayons de soleil. Cette fois-ci, l’assiette était vide. Le couteau reposait soigneusement à ses côtés, propre, brillant, aiguisé. Il l’appelait. Kitoe le prit. C’était le même corps que la veille, celui de cette inconnue. Elle était devenue encore plus blême. En l’observant minutieusement, la blonde finit par décider de la zone à investir : le mollet. Kitoe se mit à genoux et déchira de pantalon de la femme. Elle se mordit la lèvre et compta jusqu’à trois. La lame effleura la peau. La Déchue craignait qu’elle ne se réveille brutalement, que son muscle soit pris d’un réflexe isolé du reste du corps, que du sang ne vienne lui gicler au visage. Rien ne se produisit. Soulagée, ses dernières craintes s’envolèrent avec une rapidité déconcertante. Avec précautions, la jeune femme enfonça le couteau qui traversa l’épiderme, puis la graisse et la chair. Une fois séparé du corps, elle se débarrassa de la peau et des tissus adipeux externes. Elle ignorait si ses gestes étaient corrects. La viande était devenue dure et froide, son découpage était grossier. C’était encore moins appétissant qu’hier alors même qu’elle se montrait moins rétissante. Comme un réflexe, elle la fit cuire de la même manière que la veille. Elle le mangea avec plus d’attention, rajouta du sel, des herbes. Cela l’écœura, mais elle continua. Lorsqu’elle eut terminé, elle découpa un nouveau morceau et le prépara en l’assaisonnant tout autant. Après l’avoir emballé avec précautions, elle le déposa dans un petit panier et sortit. Ce ne serait pas de première qualité, mais tant pis. S’il se plaignait du manque de tendreté du déjeuner qu’elle lui avait si gentiment préparé, elle s’occuperait personnellement de lui en expliquer la raison.
_
« Avis de recherche : Camille Abraam, jeune femme d’environ vingt-cinq ans, Envieuse, est portée disparue depuis trois jours. Cheveux longs et châtains, yeux verts, un mètre soixante-cinq. Souriante et fort caractère, célibataire, libraire, elle sort généralement dans les Quartiers du Centre […]. Si vous l’avez aperçue, s’il-vous-plait, contactez sa famille ou les autorités compétentes aux adresses suivantes : […]. »
Kitoe déglutit. C’était… elle ? Pourquoi Lia s’en était-elle prise à elle ? Sa mâchoire se contracta pour éviter un sourire mal interprété. Il ne fallait pas qu’elle ait l’air suspecte. Il fallait qu’elle respire, qu’elle ne soit pas aussi nerveuse car après tout, elle n’avait rien à se reprocher. Il fallait qu’elle se débarrasse du corps, absolument. Qu’elle le bouffe en entier. Elle aurait besoin d’aide. Dans ce cas, elle allait acheter plus de légumes.
Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vu ses amis pour jouer aux cartes. Après ses courses, elle irait frapper à leur porte pour les inviter. Ce soir, ils seraient cinq à table. Ce serait bœuf bourre-guignon.
Comme d’habitude, le texte était imagé pour en dédramatiser la signification : le u correspondait au sourire d’un bonhomme-bâton et le point était en forme de cœur. Le carnet se trouvait dans sa main, maintenu ouvert grâce à son pouce calé dans l’interstice qui séparait les deux pages, le bras tendu devant elle pour que ces mots furent la première chose qu’elle vit en reprenant conscience. Elle le baissa. Derrière, une jeune femme blonde, bâillonnée et ligotée. Elle se tortillait lamentablement par sur le sol comme un vers de terre qu’on aurait arraché à ses galeries souterraines. Elle pleurait et tentait de crier malgré morceau de tissu placé entre ses dents.
-Ninon ? Qu’est-ce tu fais là… ?
La question mourut dans sa gorge. Elle était stupide bien sûr. La réponse était sous ses yeux, ou plutôt, dans ses mains. Kitoe tenait un couteau. Elle considéra l’objet, comme absente, avant que ses pupilles ne remontent vers son amie. Son amie. Un rictus désolé étira ses lèvres. Elle s’entendait, elle entendait sa raison hurler : non. Non, non, non. Ce n’était pas possible. Ça ne pouvait pas arriver. Kitoe l’entendait très bien. Mais celle-ci ne lui faisait rien ressentir. Ses cris, ses appels à la morale, à la loi, ses supplications ne l’atteignaient plus. Lia lui demandait de le faire et elle ne pouvait rien contre sa volonté. La menace, la terreur que cette dernière dégageait l’avaient matée. Un instant, la blonde retourna la lame contre elle, la pointe contre son abdomen. Elle était en train de devenir un monstre. Elle se souvenait avoir songé à mettre fin à ses jours si Lia allait trop loin. Ce jour était arrivé. Cette seconde personnalité l’avait empoisonnée avec ses paroles enfantines, ses pensées sinueuses, ses pratiques douteuses – mais terriblement efficaces. Elle la noircissait un peu plus chaque jour dans l’optique de la faire devenir comme elle pour qu’elles deviennent amies pour toujours. Ce n’était, pour le parasite, que le début. Pourtant, alors que la Déchue était sur le point de se suicider, Lia ne se manifestait pas. Etrange. La gamine avait tout fait pour lui faire emprunter le chemin qu’elle avait tracé pour elle et voilà qu’elle abandonnait ? Devait-ce se terminer ainsi ? Non. C’était trop tôt. Aux portes de la nouveauté dans cet univers sans aucune limite, Lia comme Kitoe savait que ce n’était pas la fin.
Mécaniquement, Kitoe s’agenouilla face à Ninon. Cette dernière semblait tellement terrifiée. Ses yeux exorbités, la salive qui humidifiait le contour de sa bouche la rendaient pitoyable. La Déchue aurait aimé la libérer, ne serait-ce que pour lui accorder un sort plus doux. Malheureusement, c’était impossible. Si elle le faisait, elles allaient se faire prendre. Elle connaissait Ninon suffisamment bien pour savoir qu’avec ses mains libres, elle ferait n’importe quoi pour s’enfuir tout en hurlant à la mort pour attirer les voisins. L’avis de recherche que Kitoe avait découvert il y a quelques semaines l’avait mise sur ses gardes. La Gourmande était sur le point de résilier son contrat de location, mais elle n’avait aucune intention de partir habiter en prison, ni de terminer sa vie sur un échafaud, dans l’humiliation. Ninon l’avait déjà assez ennuyée comme ça. Il était temps d’en finir. Kitoe posa une main sur l’épaule de son amie. Elles se regardaient droit dans les yeux.
-Désolée.
Le couteau s’enfonça de toute sa longueur dans l’abdomen de l’otage. D’un mouvement sec, Kitoe effectua un mouvement transversal. Le sang se répandit sur le sol. Le tissu dans la bouche de Ninon se colora de rouge alors qu’elle agonisait dans un couinement ridicule. Kitoe la regarda mourir, relâchant sa respiration qu’elle avait jusqu’ici soutenue, sans s’en rendre compte. Confusion. Son corps tout entier céda soudain aux tremblements et à l’émotion. Ses larmes se mêlèrent à ses éclats de rire. C’était horrible. Un horrible soulagement et un étrange sentiment de pouvoir. Que c’était bon de prendre le contrôle des vies. La sienne, celle des autres. C’était excitant.
Timidement, Kitoe caressa le visage de sa victime. Ninon n’était pas tout à fait morte, mais pas suffisamment vivante pour pouvoir exprimer quoi que ce soit. Les doigts de la Déchue descendirent jusqu’à son ventre béant. Elle y enfonça sa main. Sa victime hoqueta. L’arrachage de son foie sembla l’achever. Lorsque Kitoe retira sa main, elle ne tenait pourtant pas un organe encore chaud, mais une poignée de bonbons acidulés. S’allongeant sur le dos près du corps de sa première victoire, elle fit tomber un à un les sucreries dans sa bouche. Elle se sentait aussi libre que cette fille dont elle fantasmait l’insouciance. Lia devait être fière d’elle. Elle la sentait déjà jubiler à l’intérieur. Soudain, Kitoe comprit. A cause de sa cécité face à une telle évidence, elle éclata d’un rire plus franc. Kitoe venait seulement de comprendre : Lia était la petite fille libre. Elle avait guidé sa grande sœur vers cette vaste prairie verdoyante où tout était possible. Tuer n’était plus un obstacle, faire plaisir aux autres n’était pas nécessaire pour atteindre un quelconque nirvana. Il fallait juste vivre pour soi, faire comme bon lui semblait. Les autres n’étaient que les autres. Des amours ou des porcs, des choses aussi délicieuses que bonnes à détruire. Là où ils n’avaient fait que vivre leur routine en se pliant à toutes les normes possibles et imaginables, elle avait vécu des choses incroyables. Monstrueuses, dangereuses, interdites, mais incroyables. Qu’ils aillent tous se faire foutre. Amon, Ninon, les clochards, sa mère, les gens qui travaillaient. Ils étaient ridicules. Ils n’avaient rien compris. Elle, elle avait trouvé l’harmonie.
-Salut. Euh… Kitoe c’est ça ? Désolé de te déranger, tu me connais sûrement pas, mais je m’appelle Drew, je suis le petit-ami de Ninon. Je viens te voir parce que je sais que c’est une amie à toi, mais ça fait deux jours que je ne l’ai pas vue et ça m’inquiète. Elle ne s’absente jamais autant d’habitude. Ça lui arrive de passer la nuit dehors parce qu’elle est fâchée mais c’est tout. Du coup je me demandais si tu ne l’avais pas croisée par hasard ?
Autant le dire tout de suite : un tel discours de si bon matin devant sa porte requérait qu’elle prenne un moment pour réfléchir. En attendant, elle détaillait le jeune homme avec suspicion. C’était un grand brun aux cheveux coupés très près du crâne. Il avait l’air candide, un peu timide mais très sympathique. En dehors de la description physique et du nom, il ne ressemblait pas du tout au portrait que lui avait dépeint Ninon. Sa voix était douce, un peu aiguë et il était loin d’avoir l’attitude virile et macho du Colérique dont elle avait entendu parler.
-Vous ne vous étiez pas séparés ?
Drew passa un bras derrière sa nuque, visiblement gêné, quoiqu’un peu surpris. Il fallait dire qu’elle avait posé la question avec une spontanéité qui ne lui ressemblait pas.
-Alors oui, on s’est séparés puis on s’est remis ensemble. Elle t’as pas dit ? Il comprit que non. Désolé. Je ne sais pas trop à quel point vous êtes proches. Elle m’a souvent parlé de toi en vrai, en disant que t’étais une fille super. Au début, je croyais qu’elle s’était inventée une amie pour me rendre jaloux ou je sais pas quoi, mais apparemment je me suis trompé. Enfin… T’as l’air d’être une fille sympa et je comprends ta méfiance : je débarque comme ça à l’improviste. Mais il se trouve que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et que j’en peux plus d’attendre. Bref, tout ça pour te dire qu’elle a tendance à mentir pas mal sur sa vie. Beaucoup même.
La blonde restait aussi inexpressive que sa porte. La situation l’agaçait déjà. Que ce soit lui ou elle qui lui mente – ou lui ait menti, quelqu’un mentait dans tous les cas. Drew pouvait être cet homme habile et capable des pires manipulations cherchant à reconquérir son ex par tous les moyens pour lui pourrir la vie. Ninon avait pu lui mentir sur toute la ligne en se faisant passer pour une victime et pour profiter de ses services comme une chienne ingrate. Le résultat était le même : on la prenait pour une conne.
-Je sais pas si je peux te le demander, mais… Qu’est-ce qu’elle t’a dit sur moi exactement ?
La réponse ne se fit pas attendre.
-Que tu étais un Colérique, un alcoolique et que tu la battais.
Ses propos eurent un effet étrange sur lui. Drew était devenu raide, les joues un peu rosies par la colère ou la panique, elle ne savait pas trop. Peut-être qu’il disait la vérité après tout. Ou peut-être qu’il était juste très susceptible. Digne d’un Colérique, ou d’un homme qu’on avait trop longtemps mené en bateau, aveuglé par son amour insensé pour une idiote.
-Je ne l’ai jamais battue. Je ne suis pas Colérique et encore moins alcoolique.
Peu étaient enclins à l’admettre et c’était tout à fait compréhensible. Les faits étaient graves. Elle-même avait eu du mal à faire la paix avec ce qu’il se passait dans sa tête. Elle n’était pas en paix avec le monde qui l’entourait ; ça en revanche, elle n’y travaillait plus. Elle avait converti sa volonté de bien faire en énergie destructrice.
-Tu peux me croire sur parole. Sur la tête de Kinath en personne. Je suis un Envieux et Ninon sait parfaitement comment me faire tourner en bourrique et ça marche. Mais je l’aime. Elle est chiante, mais qu’est-ce que je l’aime. S’il lui arrivait quoi que ce soit, je deviendrais fou. Je t’en supplie Kitoe, si tu sais quelque chose, n’importe quoi, dis-le-moi s’il-te-plait.
Le visage de Kitoe s’adoucit, convaincue par ses yeux qui brillaient de plus en plus d’émotion. Elle était vraiment désolée.
-D’accord. J’ai vu Ninon dans la semaine. Mais nous devrions parler avant, de… ces mensonges.
S’illuminant d’un sourire doux, elle l’invita à entrer. Comme rassuré, Drew accepta la proposition et la remercia avec toute la gratitude du monde. Elle referma la porte derrière eux. Le claquement délicat raisonna comme une sentence.
-C’est une période étrange quand-même. Fit remarquer Zack. J’ai l’impression que tout bouge. Serv qui déménage, toi qui changes toute ta vie… et puis il y a une atmosphère étrange dans le quartier avec ces disparitions. Et nous, dans tout ça, on fait la fête.
Kitoe plaça le rôti dans le four. Zack se trompait, le dernier disparu en date ne l’était pas tant que ça. Il était même plutôt bien accompagné, avec ces pommes de terre sautées et ces haricots. Les deux Déchus se trouvaient chez Serv. Ce dernier les avait laissé s’occuper des fourneaux, alors qu’il avait prétexté partir se charger de l’alcool car il connaissait une cave très bien – en réalité chacun savait qu’il allait s’éclipser pour boire un coup. Ce soir, c’était festin. Ensemble, ils allaient faire la pendaison de crémaillère de Serv et en même temps fêter le départ de Kitoe, qui quittait son logement le lendemain – pourquoi pas après tout. Ils n’avaient jamais eu l’occasion de célébrer le premier évènement alors que le Déchu avait emménagé depuis quelques semaines. Ils avaient trouvé ce créneau commun pour enfin le faire. Raggenn devait les rejoindre bientôt, après le travail, et apporterait de quoi faire un apéritif, et Védem… Védem viendrait quand il viendrait, avec le fameux jeu de cartes.
-C’est vrai, c’est inquiétant. Mais on ne va pas s’arrêter de vivre. On a attendu cette soirée pendant tellement longtemps…
-Non, bien sûr que non, on ne va pas arrêter...
Il l’observa dénouer son tablier. Ses yeux s’attardèrent au niveau de sa taille. Elle était terriblement belle dans cette petite robe de printemps. L’homme se détourna.
-Au fait… on devrait peut-être discuter de notre relation. On n’a pas eu le temps d’en parler depuis l’autre fois, quand on s’est embrassés. C’était vraiment juste comme ça ? Je veux dire, je ne te connaissais pas ainsi.
Il ne la connaissait pas tout court et c’était très bien comme ça. C’était pareil pour Serv, Védem et Raggenn. Aucun d’entre eux ne la connaissait. C’était les seuls pour lesquels elle éprouvait encore une réelle affection. Kitoe se tourna vers le rôti qui cuisait doucement. C’était pour ça qu’elle ne leur révèlerait jamais tout ce qu’elle avait fait. Elle ne voulait pas les blesser. En leur faisant ingérer cette viande, elle les pourrirait de l’intérieur, mais ils n’en sauraient rien alors ça n’avait pas d’importance. Ce qui comptait, c’était qu’ils la débarrassent de preuves et qu’ils deviennent, sans le savoir, un peu comme elle.
-J’avais envie. Je crois que tu me plais.
Ses mires glissèrent sur les lèvres de l’homme. Gourmand, Zack posa ses mains sur ses hanches et lui vola un baiser. Elle le lui rendit.
-Mais j’ai peur de ce que vont dire les autres. Enfin, tu es un Luxurieux et moi je suis… je ne sais pas. Je me dis que ça serait bizarre de nous voir ensemble, non ?
-Bizarre ? Ils devront simplement s’y faire, c’est tout. Leur avis n’a pas d’importance.
Sa remarque lui arracha un sourire. Il avait raison. Kitoe l’enlaça et se blottit contre lui. Elle était heureuse, elle se sentait comprise et plus que jamais aimée. Elle avait envie d’aimer cet homme en retour, peu importait son vice. Tendrement, la Déchue posa un nouveau baiser sur ses lèvres. Elle voulait juste être avec lui.
Et lui avait soudainement envie d’elle. Elle jouait avec ses sens, elle le stimulait plus que jamais. Elle venait d’avouer : il était pour elle ; elle était pour lui. Il voulait l’assoir sur cette table et la déshabiller, il voulait qu’elle entoure sa taille de ses jambes et qu’elle l’embrasse encore. Il la caresserait, la toucherait et la pénètrerait pour la faire jouir et il jouirait avec elle. Il ne rêvait que de ça et c’était maintenant possible. Il la portait déjà.
-Zack, je n’ai jamais…
-Je sais, ce n’est pas grave. Laisse-toi faire.
Il embrassait son cou. Il pouvait l’initier, ça ne lui posait aucun problème. Il avait l’habitude. Kitoe frémissait à son contact. L’expérience était nouvelle, enivrante. Effrayante aussi. Elle n’avait jamais imaginé que ça se passerait comme ça.
-Serv et Raggenn vont arriver d’une minute à l’autre. On ne devrait pas…
-Ne t’occupes pas d’eux.
Soudain, son inconsidération la glaça. Si, c’était important. Ils ne pouvaient pas juste faire ça là, maintenant... La blonde ne répliqua pourtant pas. Zack baissa les bretelles de sa robe et elle, comme une idiote, elle resta paralysée. Il retirait sa culotte et elle, elle n’était plus capable de bouger. Qu’aurait fait Lia ? Dans son esprit, elle l’appelait, mais celle-ci ne lui donnait plus signe de vie. Kitoe savait qu’elle était là, mais l’autre personnalité s’était renfermée sur elle-même, dans cette carapace épaisse et opaque. Cette situation n’était pas pour elle.
-Arrête, s’il-te-plait.
Elle n’avait même pas remarqué qu’il s’était mis torse nu. Il ne l’écoutait plus. Elle sentait sa main caleuse sous sa robe. Il caressait ses cuisses et ses fesses, frôlant des zones érogènes qui la perturbèrent grandement.
-Arrête. Répéta-t-elle.
Dans la maison, le bruit caractéristique d’une porte qui s’ouvre retentit. Il fut accompagné par la voix de Serv qui semblait raconter une histoire passionnante à Raggenn. Ou n’importe qui d’autre.
-ARRETE !
S’appuyant en arrière sur ses paumes, Kitoe posa un pied contre le torse du Luxurieux et le repoussa violemment. Surpris, Zack perdit l’équilibre et s’écrasa contre le plan de travail. En se rattrapant, son bras poussa la pile de casseroles qu’il venait de nettoyer. Elles tombèrent par terre dans un fracas assourdissant.
Haletants, les deux Déchus se regardèrent, hébétés. Des pas précipités s’approchaient de la cuisine. Ce fut Raggenn qui se pointa en premier, secondé par Serv.
-Que s’est-il passé ? S’exclama le Colérique qui sentait déjà la mauvaise affaire à plein nez.
Les deux concernés ne répondirent pas. Il n’y avait pas vraiment d’explication à donner. Quand l’un avait retiré sa chemise et qu’une culotte trainait par terre, les choses paraissaient on ne peut plus claires. Paniquée, Kitoe cherchait son air pour dire quelque chose, n’importe quoi. Le rouge lui montait aux joues.
-Je ne voulais pas…
Raté. Dans son élan, elle s’étrangla puis éclata en sanglots.
-Oh putain Kitoe, je suis désolé… Souffla le Luxurieux, qui réalisait soudain.
-Bordel de merde, Zack, ne me dit pas que t’étais sur le point de…
Raggenn serra les poings. Il avait tenté de la violer ? S’il y avait bien un truc qui l’énervait, c’était ça. Déjà qu’il trouvait ses pratiques consentantes répugnantes, mais maintenant, ce sale chien n’était même plus foutu de se retenir ! Serv accourut auprès de la jeune femme. Il l’aida à descendre et à rajuster sa robe.
-C’est de ma faute. Je n’aurais pas dû vous laisser tous les deux. J’ai été con, j’aurais dû m’en douter. Pourquoi je suis parti boire, moi… Quel débile, évidemment que ça devait arriver, et moi je laisse faire ! Nom d’un chien. Ça va ?
-Kitoe, vraiment, je suis désolée, j’a-…
-Laisse-moi tranquille.
-LAISSE-LA TRANQUILLE !
Ils l’avaient dit en même temps. Raggenn continua de hurler et de cracher toute sa haine au visage du Luxurieux. Serv éloigna la blonde et l’emmena au calme.
-Kitoe, est-ce que ça va ? C’est la première fois qu’il fait ça ou… ?
-Ça va. Hoqueta la jeune femme. C’est de ma faute. C’est moi qui lui ai dit qu’il me plaisait et que je voulais être avec lui et...
-Ça ne veut pas dire qu’il avait le droit d’aller aussi loin. Surtout si tu lui as dit non. Ce n’est pas de ta faute. Tu as même très bien fait de le repousser. Bon. Je vais séparer Zack et Raggenn avant que ça ne dégénère et leurs demander de rentrer. On va se poser tranquillement et ça ira. Il ne te fera plus de mal. D’accord ?
Kitoe renifla et essuya ses yeux. Elle souriait pour chasser ses pleurs et éviter de l’inquiéter davantage. La Déchue ne voulait pas leur faire subir tout ça. Que leur amitié à tous se déchire pour un événement aussi stupide lui brisait le cœur. Ses amis étaient la seule chose qu’il lui restait, la seule chose qui lui faisait encore croire que sa vie n’était pas totalement un foutoir. Si leur groupe se disloquait… elle perdrait foi. Le monstre qu’elle était n’aurait plus aucune limite. Elle ignorait si elle aimerait ça, mais en tous cas, c’était trop impressionnant pour qu’elle le libère aussi facilement.
-Non. Je vais bien. J’ai juste eu peur quand vous êtes rentrés. Mais je ne veux pas qu’on se dispute à cause de ça. Je ne veux pas que ce soit la faute de Zack, je veux juste qu’on soit tous ensemble. On peut quand-même faire le repas comme si de rien n’était ?
Après tout, ils ne le savaient pas encore, mais ce serait leur dernier…
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Toki plissa les yeux. L’analyse l’avait fatiguée, mais elle comprenait mieux maintenant. L’ambivalence dont faisait parfois preuve son double devenait plus clair. Elle comprenait où étaient les nuances, les limites, comment Lia les avait façonnées. Celles-ci étaient terriblement fines et fragiles.
Dans la boulangerie, les deux brunes disposaient les miches, les muffins et les tartelettes dans leurs paniers respectifs.
-Je vais passer en boucherie. Tu t’occupes tu restes ou tu veux que je te fasse une introspection sur comment Ellie et Kraa sont venues au monde ?
-Non. C’est bon. Répondit sèchement le Reflet. Tu peux dégager à la boucherie, je sais faire mon boulot.
Stupéfaite par ce culot, Kitoe brandit son majeur sous son nez. Toki lui fit le même doigt d’honneur en retour. Elles se sourirent. Voilà une attitude qui plaisait plus au Reflet. Tout à coup, elle se sentait davantage l’égale de sa consœur. Satisfaite par la disposition des pâtisseries, Toki tourna la pancarte de la porte d’entrée pour que le mot « OUVERT » soit visible de l’extérieur. Ensuite, elle se plaça derrière la caisse, attendant patiemment les premiers clients de la journée.
741 mots Fin 8D La suite du flashback est dans ma fiche
