La Commémoration de Pandore

« Tu te rappelles quel jour nous sommes ?

— Bien évidemment, demain c’est la Commémoration de Pandore ! »

Dastan m’examina un long moment - comme s’il cherchait à percevoir un élément qui lui avait échappé. Il étudia mon enthousiasme avec gravité - ce qui accentua davantage le sourire qui me barrait le visage. Il tardait à poser la question qui lui brûlait les lèvres, mais je décidai de le laisser mariner encore un peu ; après tout, c’était un expert pour faire tourner les gens en bourrique : lui rendre la monnaie de sa pièce n’était que mérité, et j’en tirai une immense satisfaction.

« Et donc - toi - tu aimes cette fête ? insista-t-il

— Pourquoi en serait-ce autrement ? Tu ne l’aimes pas ? »

L’Iblis laissa courir ses doigts sur les bas relief du bassin, l’imprégnant de sa magie. Aussitôt, la fontaine cracha une nuée de flocons que les vents oniriques dévièrent de leur trajectoire. La poudreuse se répandit sur le sol autour de nous, créant un épais tapis nivéen. Je croisai son regard amusé alors qu’il inspirait à la Cité des Rêves des souvenirs d’une autre époque. Les fantômes chimériques de nos prédécesseurs revinrent à la vie pour animer les rues de la capitale. Les vestiges alentours reprenaient forme sous l’impulsion du phénomène, révélant leur splendeur d’antan. Les couleurs retrouvèrent leur éclat : le vert de la végétation se couvrit de grappes de baies carmin et de lanternes lumineuses, le rouge habilla de petits champignons blême qui poignaient du sol pour entonner en coeur des cantiques sur la Déesse Mère et le doré des cloches suspendues aux porches attiraient l’attention vers le ciel traversé d’étoiles filantes. Autour de nous, les enfants jouaient dans la neige ; leur rire nous parvint malgré les années qui nous séparaient. Certains attiraient leurs parents vers les marchands ambulants à l’accoutrement atypique. Ils revêtaient tous le même habit : une somptueuse veste cramoisie - dont les revers galonnés, les aiguillettes et les épaulettes empruntaient des reflets d’or - contrastant avec leur pantalon bleu roi. Leur shakos noirs, parcouru de lignes d’or traçant le symbole du houx, se terminaient par un casoar rouge. Ainsi vêtus, ils me faisaient penser à une armée de figurines de bois. L’amusement baignant leur visage, ils distribuaient tout un tas de douceurs ; marrons, gaufres, biscuits, chocolat et vin chaud étaient dans toutes les mains. Les parfum sucrés et épicés se mêlaient en une odeur agréable qui embaumait les lieux, accentuant le sentiment de réconfort et de joie que l’on ressentait à la vision de la ville en liesse. Devant le Palais Royal, un monticule de cadeaux, emballés de couleurs vives, attendait l’heure fatidique de sa distribution. Lorsque le carillon sonnerait, les présents traverseraient les mondes à la recherche de leur propriétaire pour soulager les maux qui les rongeaient - ainsi que l’avait souhaité Pandore à l’heure de la Création.

Mes yeux pétillaient avec l’excitation d’une enfant alors que je découvrais les empreintes de cette époque que je n’avais pas connue. Je regrettai de ne pas être née bien des années plus tôt - lorsque Somnium jouissait encore de sa magnificence. Alors, peut être, aurai-je pu m’émerveiller davantage devant les trésors qu’elle renfermait. Depuis la déchéance de la cité, le peuple des Rêves s’était dispersé - oubliant une partie de ses coutumes et traditions. La Commémoration de Pandore était l’une des mœurs qui avaient subsistées de ce passé lointain. Dastan se tourna vers moi et ne put s’empêcher de rire.

« Alors comme ça, ce n’était pas une blague. Tu tiens vraiment à cette tradition. Je n’aurais jamais cru qu’une personne telle que toi - aussi ancrée dans la doctrine d’Elzédor et d’A’zar - apprécie un jour comme celui-ci.

— Bien sûr que si ! Et je te ferai remarquer que je suis bien plus complexe que ce que tu sembles croire ! chinai-je. Cet événement est fabuleux, il nous permet de nous reconnecter avec notre mission d’origine - celle que Pandore elle même nous a transmise en nous donnant la vie.

— Pourtant, ce n’est pas vraiment le but dont tu sembles t’être préoccupé tout au long de l’année. J’ai plus souvent assisté à tes mesquineries et tes impitoyables cauchemars. De ce que j’ai pu voir, tu parais plus à l’aise pour blesser ou torturer les gens que pour les aider, m’avoua mon précepteur

— C’est faux. Je n’ai juste pas la même approche que les autres. J’essaye simplement de leur montrer qu’ils ont déjà tout ce qu’il faut pour être heureux et que toujours en souhaiter davantage ne peut mener qu’au malheur. Tu ne penses pas ?

— La justification est intéressante mais je doute de sa véracité, se moqua-t-il.

— Oh, arrête de m’embêter ! Je n’ai pas envie de perdre ma bonne humeur à cause de toi. D’ailleurs, si tu veux mon avis, la doctrine d’Elzédor et d’A’zar soutien sans doute davantage cet événement que tu peux le croire. Il faut savoir réparer pour pouvoir détruire à nouveau ; ne t’en es-tu jamais rendu compte ? »

Une flamme nouvelle brilla dans le regard de l’Iblis. Ses lèvres se retroussèrent pour laisser apparaître un sourire carnassier.

« Je vois… Je comprends mieux. »

Je n’avais pas envie de relancer la conversation. Il ne voudrait probablement pas adhérer à mon point de vue. J’étais convaincue qu’il se faisait une fausse opinion de moi - et je l’étais tout autant qu’il finirait bien par se rendre compte des choses par lui-même. Les mots étaient moins importants que les actes après tout.

« Tu as déjà des idées des souhaits que tu voudrais réaliser ? demandai-je à mon Passeur

— Quelques uns, peut-être. Mes obligations auprès du Mârid et de toi me prennent beaucoup de temps ; je n’ai plus nécessairement le loisir de me balader de Rêveurs en Rêveurs. Demain sera l’occasion de rétablir l’équilibre. Et toi, tu sais déjà ce que tu vas faire ?

— J’ai quelques idées également. Je pense que Laëth Belegad mérite bien que je m’intéresse à son cas, après tout ce que je lui ai fait subir. Peut-être pourrais-je lui offrir une journée parfaite ? (Je marquai une courte pause en songeant que ce serait en effet la moindre des choses. Je me promis d’essayer de lui faire parvenir une part de gâteau infusé de chance.) Et puis, il y a cet autre Rêveur, un certain Omos Nasatraé. J’ai perçu les échos de son Rêve plus tôt dans la journée. C’était divertissant, une histoire simple que je me suis contentée d’observer. Je pense lui offrir un livre pour stimuler son potentiel de chasseur. »

Le carillon sonna minuit. Les décors alentours s'effondrèrent - au même titre que l’illusion des cadeaux qui trônaient devant nous. Nous nous retrouvâmes au milieu de la cité en ruine. Plus rien ne laissait présager de l'effervescence qui avait animé les rues.

« Joyeuse Commémoration de Pandore, mon cher Dastan.

— Toi aussi, Heian… A moins que tu ne préfères Shalendra ? C’est un peu pénible de savoir quel nom utiliser pour t’appeler.

— Alors je vais réaliser mon premier cadeau de cette journée : je te laisse me choisir un nom.

— Très bien alors ce sera… Léandra ! » indiqua-t-il sur un ton amusé.

Je me figeai sur place, tétanisée. Mon coeur battait la chamade alors que j’essayai de ne rien laisser transparaître. Mais le malaise était bien présent, et les traits de mon visage étaient trop serrés pour être naturels. Il se mit à rire de bon cœur.

« Tu ne pensais quand même pas que j’ignorai le nom de mon apprentie ? Pour qui tu me prends ! Ne t’en fais donc pas, ton secret est bien gardé avec moi. N’oublies pas qui tu as en face de toi. A mon tour de te faire un cadeau : quand tu seras prête à en apprendre plus sur ton passé, rends toi à Melohorë. »

Je n’eus pas le temps de lui poser davantage de questions. Il disparut. Je restai un instant à fixer le vide, incrédule, avant de reprendre mes esprits. Cette journée n’était pas propice à tant de réflexion. Le son du carillon me parvint à nouveau aux oreilles - et je m’en allai répandre la joie parmi les mortels.