Installée sur les marches du perron, la jeune femme attendait l’arrivée de sa complice. Cela faisait plusieurs jours qu’elles avaient pris l’habitude de se retrouver, le soir venu, et de discuter de tout ce qui avait retenu leur attention. Ces échanges nocturnes s’apparentaient pour elles à une forme d’amitié étrange et précieuse. La bâtarde se glissa à ses côtés. Son timbre jovial résonna dans la nuit. « J’ai entendu une drôle de conversation, sur le marché. » Vaguement intriguée par sa bonne humeur, elle garda le silence. « Tu as déjà entendu parler de celui qu’on appelle Le Boucher ? » Les pupilles de la Sorcière se dilatèrent. « De nom seulement. Je ne sais même pas qui c’est, mais un tel titre doit être merveilleux à porter. » En toute honnêteté, la première fois qu’elle l’avait entendu, elle s’était dit qu’elle aurait aimé épouser un individu de cette renommée. « Imagine ce qu’il a dû faire pour qu’on l’appelle comme ça ! J’espère, qu’un jour, j’aurais droit à une appellation aussi honorable. » Cette pensée lui donnait envie d’embraser la moitié de la ville : il lui faudrait beaucoup apprendre avant d’assouvir son ambition. « Je suis sûre que ça rendrait tout le quartier très fier. T’as déjà tué, toi ? » « Je ne suis pas sûre. » « Tu n’es pas sûre ? » La brune hésita : elle parlait rarement de l'événement qui l'avait vue devenir une piètre guerrière. « J’ai fait un rêve, il y a quelque temps. Je n’ai pas compris grand-chose. C’était un gigantesque champ de bataille, et j’ai pu faire quelques dégâts. » Un souvenir duveteux prouvait cependant que l’affrontement avait été bien réel. Elle aurait aimé avoir quelqu'un à qui en parler.

Manifestement impatiente de raconter son histoire, Adénosyne se frotta les mains, changeant de sujet. « Bon, mais… Pour en revenir au Boucher... » Elle marqua une pause théâtrale, sachant que l’annonce ferait mouche. « Il paraît que c’est un Ange. » « Quoi ? Ce que tu dis n’a aucun sens. » Comment les Ailes Blanches auraient-elles pu compter parmi leurs rangs un homme au titre aussi honorable ? C’était à n’y rien comprendre. « Mais je te jure !  » Inquiète pour la santé mentale de sa congénère, Isahya fronça gravement les sourcils. « Tu as pris un coup sur la tête ? » L’autre se défendit en secouant la tête. « Non. Il y avait des marchands qui en discutaient. Apparemment, les Anges essaient de conquérir une nouvelle terre. » Sa déclaration les fit toutes deux éclater de rire. Il leur fallut quelques instants pour se remettre de l’information. « Ils ont de l’ambition, ceux-là ! Déjà qu’ils étaient incapables de reprendre la Terre Blanche sans nous. » « C’est vrai, ça. Tu crois qu’ils vont abandonner leurs semblables ? » Plissant le nez, elle ne put s’empêcher de commenter la passivité qui, avant l’événement, les avait caractérisés. « Ils avaient pas l’air bien virulents, quand il fallait aller les chercher chez les Démons. Je ne vois pas pourquoi ça changerait. » La cervelle en chantier de la Sorcière ne lui permettait pas d’envisager que, pour secourir ses semblables, il fallait d’abord assurer sa propre survie, et que la volonté seule ne suffisait pas.

Incapable de rebondir sur la stratégie adoptée par les Ailes Blanches, Adénosyne reporta la conversation sur le sujet initial. « T’as pas tort. Je te disais, Le Boucher, c’est un soldat, de ce que j’ai compris. Il faisait partie d’un groupe parti à la conquête d'une île. » « Mais pourquoi tu tiens à me parler de lui ? » « Attends la suite, ça va te plaire. On raconte que des membres de l’expédition sont tombés gravement malades, et qu’ils se sont mis à attaquer les autres. » Soudain attentive à son histoire, elle cessa de jouer avec le fil qui dépassait de sa cape. « Alors, il les as éliminés, les uns après les autres. De sang-froid. Certains disent même qu’il y aurait pris plaisir. » Devant le tableau qu’Adénosyne dressait du Boucher, une chaleur empoigna le bas-ventre d’Isahya. Un Ange qui se réjouissait d’assassiner... Elle l'imaginait aisément, le glaive à la main, du sang jusqu'à la pointe des plumes, le visage impassible. L’idée la séduisait. « Si ça se trouve, les batailles lui manquaient, et il les as rendus malades exprès. » Bien que farfelue, la théorie paraissait plausible à ses sombres méninges. Quelle loi disait qu’un être bénéfique ne pouvait se laisser toucher par le Mal, de temps en temps ? « Pour le plaisir de leur trancher la gorge ensuite ? C’est possible, oui. Va savoir ce qui se passe dans la tête d’un Ange. » Emportées par leur imaginaire noir, les jeunes femmes consacrèrent une partie de la nuit à échafauder une version bien différente de la réalité.

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