L'harmonie de l'Univers

Musique

Rien n’avait bougé. C’était comme si le temps, jamais, n’avait trouvé sa place ici. Il semblait absent. Les doigts d’Ezechyel caressèrent doucement une commode. Il n’y avait aucune poussière. L’homme avança dans la chambre. Ses yeux se posèrent sur son lit. « C’est ici que nous l’avons conçu. » murmura une voix, derrière lui. Edelwyn était restée silencieuse depuis qu’ils avaient pénétré l’enceinte du bâtiment. Elle se déplaça jusqu’à la fenêtre. Les hautes herbes rouges s’y balançaient au rythme du vent frais de la fin de soirée. Ils n’en parlaient jamais, de Lua Eyael. C’était des non-dits, des silences. Ils jouaient, à faire comme si. « Oui. C’était il y a longtemps. » répondit-il. Il n’était pas ici pour s’approprier de nouveau sa propre demeure. Des affaires l’attendaient. Il n’était pas tenu d’être là. Plus rien ne pouvait véritablement l’enchaîner. Pourtant, ce qui allait bientôt poser problèmes était le fruit de sa création. Les Maîtres du Temps avaient cela d’amusant, pour un Æther, que leurs positions et propos ne pouvaient véritablement être connus à l’avance. Haruki et Séléna seraient présents, forcément. Et elle… Il se tourna vers la blonde. Elle, il l’avait amenée parce qu’il voulait renouveler sa demande. Il inspira et la rejoignit. « Edelwyn ? » « Hum ? » « Je sais que nous formons un couple particulier. » « Un couple, vraiment ? » « Laisse-moi finir et arrête de te défendre en mimant l’indifférence. Je sais que tu es amoureuse de moi. Je le sais depuis toujours. » « Je n’ai jamais eu le choix. C’est le Destin, n’est-ce pas ? » Elle sourit mais ce qui aurait dû être une moquerie, s’avérait en réalité être des propos aigres-doux. « Si le Destin t’ennuie, je peux faire en sorte que tu ne m’aimes plus. » « Non. » Il sourit. Il n’aurait pas aimé qu’elle répondît autrement.

« Continue. » murmura-t-elle, tout en penchant légèrement la tête sur le côté, pour que sa joue entrât en contact avec les doigts de son amant. Il les avait glissés tendrement dans son cou et s’amusait à suivre le trait de sa mâchoire. « Ce que je veux dire c’est que… » Ce n’était pas si aisé. Il n’avait pas envie de profiter de sa divinité pour rendre ce qu’il disait plus convaincant. Il désirait que ce fût sincère et simple, dénué de magie et d’artifices. « Nous sommes anciens et avons traversé les siècles ensemble. Tu as toujours su mais tu n’as jamais rien dit. Tu m’as laissé jouer mon rôle et tu y as répondu. » « Je n’ai pas toujours su. » chuchota-t-elle. Il sourit et se pencha pour embrasser ses lèvres. « Je t’aime. » Elle s’approcha et se colla à lui. « Moi aussi, je t’aime. Je t’aime même lorsque je te déteste. » Il amena sa bouche jusqu'à son oreille. « Épouse-moi. » Elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, son visage faisait face au sien. Des larmes donnaient à l’ensemble une brillance qui l’ébranla. « Qu’est-ce qu’il y a ? » « J’ai peur de disparaître, Ezechyel. De ne vivre que pour toi. De ne plus penser qu’à toi. Si je t’épouse, c’est comme si… comme si… » « Chuuut. » susurra-t-il tendrement en resserrant son étreinte. « Je suis le seul ici à avoir été créé pour l’autre. » Elle éclata en sanglots, lui lançant quelques mots incompréhensibles qui le firent sourire. Ses doigts se mêlèrent à ses cheveux et il les caressa d’un geste amoureux et calme. « Lorsque le vilain dragon se transforme en petit chaton tout perdu. » commenta-t-il, d’un ton joueur. Il sentit le poing d’Edelwyn s’abattre contre son torse. « Un petit chaton avec des griffes toutes molles. » rectifia-t-il. Il entendit son rire, perdu dans ses pleurs. Sa chemise était mouillée de ses peines. Il les acceptait, toutes sans exception, même celles qui pouvaient sembler dérisoires. Ce qui la touchait le touchait aussi.

Lorsqu’elle fut calmée, après quelques plaisanteries de la part de l’homme et un nombre incalculable de baisers et de chemins sur sa peau, elle releva enfin les yeux vers lui. « Ezechyel ? » « Oui ? » « Je… » C’était une demande qu’elle n’aurait jamais pensé formuler. Elle savait qu’il accepterait mais la simple idée que ces mots pussent franchir le seuil de ses lèvres la replongeait dans son état précédent. Son menton trembla légèrement. Elle ne savait pas si elle était triste ou heureuse. Ses émotions étaient trop vives. « J’ai envie que nous… » Elle n’y arrivait pas. Elle déglutit. Il passa ses phalanges sur son menton avant de les faire courir jusqu’à ses joues. Là, il essuya doucement ses larmes. « Toi aussi, tu as envie de manger un plat typique de chez les Orines ? » demanda-t-il, comme si de rien n’était. Il vit une forme de désespoir amusé à l’intérieur de ses prunelles. C’était très particulier. Ça le fit rire. « Non mais c’est vrai… J’allais te proposer de faire des enfants ensemble mais si tu préfères manger des nouilles, ce n’est pas un problème. » Elle baissa le regard quelques secondes, avant de l’ancrer de nouveau dans le sien. Il savait que c’était ça qu’elle désirait. Il redevint sérieux. Ses lèvres frémirent lorsque les doigts de la jeune femme les parcoururent. Le vert de ses yeux ressortait d’autant plus. « Je sais que tu n’as jamais eu l’occasion de… » Elle ne termina pas sa phrase. Elle savait qu’il aurait préféré être présent pour chacun de ses enfants. Boraür était son rêve, un rêve dans lequel il était là. « Mais cette fois, nous pourrions vraiment être parents, ensemble, sans abandon, sans coups du Destin. » « Je ne demande que ça. » souffla-t-il. Ses mains étaient descendues sur les hanches d’Edelwyn. « Alors créons la vie. » répondit-elle sur le même ton, comme si elle était en train de formuler un secret. Il l’attrapa, la souleva et l’étala sur le matelas. Elle se mit à rire parce que, contre toute attente, il s’était mis à la chatouiller au lieu d’obtempérer. Les chatouilles devinrent des caresses et les rires se transformèrent en soupirs de plaisir.

L'harmonie de l'Univers

Musique

« Ezechyel. » « Haruki. » Le père et le fils se regardèrent un court instant. Séléna les fixa. Elle apprenait les rouages du Temps et, étrangement, ça ne lui semblait pas si difficile. Il y avait quelque chose en elle qui connaissait la mécanique, quelque chose d’enfouie. Les deux hommes se sourirent. Ils avaient été amenés à danser ensemble à de nombreuses reprises. L’Ange était le gentil. Lui, forcément, était le méchant de l’Histoire. C’était ainsi, injuste. Les choses avaient quelque chose d’arbitraire. Maintenir la Véritable Ligne du Temps demandait des sacrifices. Le regard de son fils était dur. Ezechyel avait conscience qu’en jouant avec l’interdit, il heurtait les Grands Principes. Il n’était néanmoins pas le seul Divin à s’y adonner. Ses voyages dans le passé avaient créé de grands troubles. En s’imposant comme le seul Æther de la Mort, il avait brisé la Ligne. C’était il y avait tellement longtemps que personne ne pouvait véritablement le lui reprocher. La boucle était, depuis, entièrement assimilée. Normalement, ses actes ne devraient plus que changer le futur. Le chaos ne serait ressenti par personne dans le présent. Les Mortels, à l’exception des Rehlas, des Maîtres du Temps et de ceux qui possédaient des fragments de la Magie du Temps, ne savaient jamais ce qui les attendait. Lui savait. Pourtant, il pouvait aussi remettre en question ses propres connaissances. Il lui suffisait d’intervenir un peu trop pour que la Ligne devînt Courbe, pour qu’elle empruntât des chemins qui ne correspondaient pas à la Vérité. Mais la Vérité changeait selon les caprices des Divins.

Leurs pas les conduisirent, en silence, vers d’autres Maîtres du Temps. Il était l’intrus. Tous ici le savaient. Pourtant, il était l’un des plus vieux. Mesurer l’âge d’un être si changeant, qui traversait l’espace et le temps était une chose difficile. Ils s’avancèrent vers une table ronde, autour de laquelle tous s’assirent. Il les voyait mais il ne les sentait pas. S’il avait fermé les yeux et qu’aucun n’avait parlé, il aurait pu penser être seul. Pourtant, avec le temps, en repérant les actes sans propriétaire, il avait appris à les trouver. « Nous sommes ici pour discuter de votre fils. » Il savait parfaitement de quel fils il était question. Ârès n’était pas le seul à avoir quitté le futur brisé, avant qu’il ne s’effondre. D’autres puissants avaient senti la fin d’un monde et avaient fui dans le passé ; à croire que quelqu’un leur avait susurré qu’il était temps. « Son Destin est invisible et nous pensons que vous n’y êtes pas pour rien. » « Au contraire. Vous devriez plutôt demander à Ethelba. » Il savait que c’était impossible. Tous les Ætheri n’étaient pas aussi proches des Mortels. Certains ne se mêlaient jamais à eux. D’autres n’envoyaient que de rares signes. Ezechyel décida de briser le silence. « Je sais qu’il a retrouvé sa faculté à voyager dans le temps. Depuis la fin de l’Ère du Chaos du Cristal, il n’en avait jamais fait usage. » « La présence de l’autre à ses côtés a renforcé sa puissance et nous savions que ce jour arriverait, même en étant aveugles. » Ces abrutis croyaient toujours tout savoir. C’en était navrant. S’il était le Sympan, il aurait envie de les détruire tant certains ne répondaient pas à la définition de ce qu’était être humble. « Vous m’en direz tant. » murmura-t-il, prenant sur lui pour ne pas paraître cynique, ironique, ou leur envoyer en pleine face qu’il détestait les Étoiles, qu’il haïssait le Destin et qu’il se ferait un plaisir de l’annihiler dès que l’occasion lui serait offerte. Il n’y avait pas à chercher bien loin pour comprendre pourquoi certains Maîtres du Temps devenaient soudainement des Bannis du Temps. Ils se rebellaient. « Comme nous ne voyons rien les concernant tous les deux, nos marges d’action sont minces. » Ça le faisait rire intérieurement. « Demandez à Oni ou à Yeul de détruire Ethelba. Vous y verrez plus clair. » « Père. » murmura Haruki, à côté de lui, pour essayer de le raisonner. Ezechyel tourna les yeux vers lui. « Tu n’en as pas marre, toi, d’obéir comme un chien ? De devoir attendre le bon moment pour lui déclarer ton amour ? » Ses yeux coulèrent sur Séléna. Oups. Le trouble parcourut l’assemblée. L’Æther se leva. Il se pencha vers la table, colla ses paumes sur le bois, et les fixa tous un par un. « Je vais vous dire ce que je ferais si j’étais à votre place. Ârès est une anomalie. Ils n’auraient jamais dû être deux. Si vous pensez qu’une fois qu’il sera en possession de ses pleines capacités magiques, il restera calmement à écouter l’harmonie de l’Univers, vous vous trompez. Je connais mon fils. Je le déteste. Il me dégoûte. Dès qu’il pourra voyager dans le Temps pour de vrai, il ira dans le passé créer le Chaos. Il détruira les institutions. Il détruira la Ligne. Il apprendra ce qui lui manque et façonnera la ruine. » « Nous irons le neutraliser. » « Oui et qui s’occupera des Bannis du Temps ? Et, surtout, comment est-ce que vous saurez quand le neutraliser sans, vous-même, détruire la Ligne puisque vous êtes incapables de voir son Destin ? Il n’est pas un Maître du Temps désobéissant. S’il est là, c’est qu’il y a une raison ; toute anomalie qu’il puisse être. » « Alors quoi ? » Ezechyel sourit. « Non. » répondit le plus sage, en comprenant. « Laissez la non-anomalie s’occuper de l’anomalie. » « Les Maîtres du Temps sont neutres. Il est l’Empereur Noir ! » C’était inconcevable. L’Æther rit. « Allons bon. »

Après quelques secondes de silence, il fit apparaître une Couronne dans sa main. Il n’en était pas le créateur et il admirait la prévisibilité de celle qui l’avait façonnée. Il la posa sur la table. « Vous avez un choix très simple à faire. Soit vous priez pour que votre propre intervention soit couronnée de succès et ne brise pas le Temps de façon désastreuse, annihilant ainsi peut-être des millénaires d’Histoire d’un seul coup, du passé à aujourd’hui. Soit vous la lui confiez et choisissez de lui enseigner comment faire pour le poursuivre à travers le passé pour l’arrêter ou, au moins, préserver ce qui doit l’être. Ils sont une seule et même personne. L’un finira par plier devant l’autre. » Peut-être. « Le futur est inaccessible avec cette Couronne. Les visions de ce dernier sont inopérantes. » « Vous avez conscience qu’il pourrait en abuser. » Ce n’était pas une question. « Bienvenue dans le monde des gens normaux, celui des risques. » articula-t-il, moqueur. « Néanmoins, au-delà de mon amour pour la plaisanterie, je doute qu’il désire voir son monde tomber en ruines du fait des actes de son double. Si vous présentez les choses correctement, il cherchera à vous aider. Pour le reste, vous aurez qu’à lui retirer la Couronne lorsque le problème sera résolu. » S’ils en avaient le pouvoir à ce moment précis. « Et puis, je vous signale que la Reine des Abysses possède un artefact similaire, sans aucune contrainte. Je crois donc que ça ira. Mon fils n’a pas encore coulé de continent, ni même menacé la paix mondiale, lui. » Pas encore. « À moins que Vanille ne soit qu’une gentille petite fleur à qui vous avez demandé explicitement de créer le chaos pour je ne sais quelle raison en rapport avec l’équilibre du monde ? Si c’est cela, prévenez-moi, je lui enverrai une invitation à rejoindre le club très fermé des sacrifiés du temps. » Il se leva. « Sur ce, ne me rappelez pas. Je ne vous aime pas. »

Une fois dehors, il croisa le regard d’Azaël. Le Maître du Temps le salua. Son pouce valsait sur le bout de chacun de ses doigts. Il passait frénétiquement de son index, à son majeur, à son annulaire et à son auriculaire. Il était connu. Les rumeurs disaient qu’il était l’amant de Yeul mais les secrets de ce type n’intéressaient pas le Dieu. Azaël était surtout l’un des principaux formateurs à la voie du Temps chez les étrangers, ceux qui n’étaient pas des Rehlas. Il avait enseigné à Haruki lorsque celui-ci était enfant. Pourtant, Azaël était plus jeune qui son demi-frère. « Toujours aussi étrange. » murmura le brun, en fixant les yeux remplis de Magie Bleue de son interlocuteur. Il ne parlait qu’en rimes. Petit, il n’avait jamais été adapté. Pourtant, c’était l’un des plus puissants Maître du Temps que l’Univers eût façonné. Il n’était doué que pour ça. Il semblait constamment ailleurs et c’était sans doute véridique. Il voyageait partout, dans plusieurs Mondes, dans plusieurs Temps. Son être n’était dévoué qu’à cette tâche. Il avait peut-être déjà assisté à sa propre mort mais le Temps maintenait son existence jusqu’au moment fatidique. En tant que Dieu de la Mort, il y avait des choses qu’il savait, en plus du reste. Tout ce qui touchait ces êtres restait mystérieux mais le début et la fin de leur vie étaient une constante. Il y avait deux points qui ne bougeaient pas, peu important les allers et retours effectués. Il parlait à un trépassé. Il était mort dans le passé de ces Terres mais, entre son présent à lui et le présent de sa mort, il allait se dérouler des millénaires. « L’Enfant s’est assagie. Le Corbeau a souri. Bruits dans la nuit. » Ezechyel soupira. « Oui, ta mère est enceinte. » lâcha-t-il, en captant le regard curieusement explicite et envoûtant du jeune homme. Il était très efféminé, ça avait toujours été le cas. Le Maître du Temps se fondit dans le décor, comme s’il n’avait jamais été présent. Seule une mélodie retentit encore depuis le néant, une berceuse qu'Edelwyn lui avait beaucoup chanté au cours de son enfance. « Je chante pour toi, le bonheur d’être jeune et de croire, que l’amour est une belle histoire, qui peut durer toujours. »