Ce jour-là, la Terre de Feu était calme. Les Forges étaient vides. Les marteaux étaient silencieux. Les marchés étaient fermés. Les étals étaient vides et relevés. Ce jour était particulier. Cette nuit plus encore. Un souvenir lointain. Gravé dans toutes les têtes du Petit Peuple alors même qu'aucun ici ni même ailleurs n'avait vécu l'événement. Il n'existait plus personne y étant présent pour en parler. L'histoire était pourtant retranscrite et répétée au détail près. Il n'y avait pas si longtemps, ils fêtaient la nouvelle saison. Un jour de joie, de danse, et de chant. Personne ne dansait cette fois-ci. Personne ne riait cette fois-ci. Pour les rares étrangers présents, la question se posait sur la raison de cette étrange ambiance. De ce silence.

Án passa une main dans les cheveux de Jari tout en lui offrant un sourire. Le sourire des mères aimantes. Celui qu'elles offraient aux êtres chéris qu'importaient les circonstances. Puis elle se tourna vers un petit autel, dans une pièce à l'écart. Là, pinçant les mèches de chacun des cierges l'ornant, elle en alluma l'extrémité dans un crépitement. Joignant ses mains, elle adressa une longue prière à Estella, aux ancêtres, à leurs héros de jadis et présents, à leur créatrice. Puis ses pensées volèrent vers Alþjófr. Où était-il ? Se portait-il bien ? Si elle ignorait la réponse à ces questions, elle pouvait répondre à la dernière : que faisait-il ? Il lui était évident que, qu'importait le lieu où lui et tous les autres Nains à l'extérieur pouvaient se trouver, tous se livreraient à ce même rituel. La Naine récupéra un cierge qu'elle tendit à son fils, celui-ci le saisissant avec précaution. Puis elle s'empara d'un second qu'elle conserva. « Viens. » fit-elle à son fils avec tendresse comme elle lui tendit la main.

Quittant la maisonnée, le duo rejoint le flot de Nains et de Naines qui avançait à pas lent dans la rue. Les gemmes luminescentes aux murs, originellement pâles, brillaient d'une teinte rougeoyante à la lueur des bougies. Le silence de la foule n'était brisé que du frottement des pas sur le sol terreux, et même une fois dans la grotte rien ne venait troubler cette paix. Le chemin de lumière se sépara dans la chambre, offrant le spectacle d'un estuaire dont chacun des bras brillants trouvait place parmi les étages de pierres destinés à accueillir tout le monde. À l'opposée de l'entrée, une flamme se détachait du groupe, suivie d'une dizaine d'autres. L'Élu d'Estella et les Sages de la déesse descendaient le long escalier longeant la salle du trône et menant au mémorial. La dernière marche passée, ils s'avancèrent jusqu'au centre de la pièce. Des centaines d'armes de pierre étaient dressées autour d'eux, taillées à même la roche, tel le cimetière d'un champ de bataille sanguinaire, et serpentaient parmi la population présente. Le souverain déposa son cierge au pied de l'une des lugubres sculptures. Tous répétèrent son mouvement et bientôt des centaines d'épées plantées se dessinèrent en ombres vacillantes sur les murs. Alors, d'une voix sépulcrale, l'Élu couronné fit résonner sa voix d'un chant semblant provenir des profondeurs même de la terre. Il ne fallut pas longtemps pour que la salle résonnât d'un écho caverneux du chant reprit par l'ensemble de son peuple. Un écho retentissant à travers les multiples couloirs et courant sur des dizaines de kilomètres. Un chant de mémoire aux paroles cabalistiques pour les intrus à cette cérémonie. La mémoire de leurs convictions et de leurs traditions. Celles les ayant chassés d'un monde qui n'était pas fait pour eux et ne le sera peut-être jamais.

Loin au-dessus de leur terre, au cœur de la nuit éclairée par une lune à l'allure de faucille mortelle, au milieu d'une étendue infinie de sable blanc, se tenaient, seuls, sur la place principale de la ville brûlante, quatre Nains, loin de chez eux, là, debout et silencieux, la mine grave. Toutes les habitations étaient muettes et obscures. Seuls quelques animaux errants offraient un signe de vie dans ce décor uniforme. Une première bougie brilla. Puis une seconde. Puis une troisième. Enfin la dernière s'illumina. Sur un autel de fortune, elles vinrent toutes trouver place. Un chant s'éleva alors dans la nuit, audible de la moindre oreille sensible, incompréhensible de toutes sinon ceux dont la voix semblait monter jusqu'aux étoiles.

Les yeux levés vers le ciel, Alþjófr fixait la lune et ses compagnes étoilées. Le souvenir de sa terre lui parvint, ce jour plus facilement encore. La toile céleste lui paraissait comme les caves de vernil. Un élan de mélancolie le saisit. Il ne ressentait que rarement ça. Quand il pensait à sa famille. À sa femme. À son fils. Que ses voyages l'empêchaient de le voir grandir. Mais cette fois c'était encore autre chose. « Vous ne dormez pas Majesté ? ». Alþjófr se tourna vers le conseiller. « Non. ». La réponse, courte, attira l'attention de son second. « Vous voulez bien m'accompagner ? » - « Où ça, Majesté ? » - « Au pied de la montagne. » - « Si c'est ce que souhaite sa Majesté. ». Le Nain ne fit aucun commentaire. Oui, il le souhaitait. Célébrer cet événement en solitaire le rendait malheureux. L'isolement ne sied guère à un Nain. Surtout à cette période de l'année. Il ouvrit ainsi la marche en direction du village tout d'abord où il y récupéra deux bougies : une pour lui, une pour son conseiller. Seulement alors le duo prit la marche jusqu'au volcan. Là, le Forgeron éleva un semblant d'autel par l'amoncellement de larges pierres. Il y déposa alors sa bougie comme il libéra un chant emprunt de nostalgie. Le conseiller fut incapable de l'accompagner dans sa litanie, les paroles à l'égal de la langue lui étant inconnues. Il se contenta fixer son Roi, une ombre voilant son visage. Une ombre qu'il ne comprenait pas, dont il était incapable d'en expliquer l'origine, sinon la grave mélopée de son Monarque.