Je balaie l'entrée de la papeterie, tandis que mes parents préparent les présents qu'ils apporteront à nos cousins, oncles et tantes. C'est une grande première puisque c'est la première fois que je rencontrerais une partie de la famille. Je ne les ai jamais réellement côtoyés, j'en ai vu certains récemment mais ne garde aucun souvenir de mon enfance les concernant. J'ignore à quoi leur vie peut-elle bien ressembler : est-ce aussi luxueux que le prétend ma mère ? Est-ce qu’ils ont une grande bibliothèque, un boudoir ou plusieurs pièces à recevoir ? Balais en main, je me redresse, la tête haute. Des mondanités, de la nourriture, des livres ! A quoi peut-on rêver de mieux ? J’exécute une brève pirouette, renversant le monticule de poussières à peine entassé. Je marche en plein dedans, salissant le bas du collant dans le sabot. Je reprends mon travail et termine quelques minutes plus tard, enjouée par ces futures rencontres qui d'ores et déjà animent mes yeux d'une nouvelle énergie.

Après avoir rangé mes outils, j'avance dans l'atelier de mes parents. Ma mère s'assure de la qualité des cadeaux que nous apportons tandis que mon père emballe dans des boîtes joliment décorés - de fruits et de fleurs de belladonnas -les objets choisis. Il y a aussi des enveloppes, que je compte au nombre de sept. « Peux-tu écrire le nom de tes cousins sur les enveloppes ? » - « Je- euh… Je ne les connais pas. » Elle se redresse, consternée. « Eh bien, ma fille, tu devrais. Ce sont tout de même tes cousins et cousines que nous allons voir ! Et il y aura sans doute beaucoup de monde ! Comment veux-tu apprendre en société si tu ne connais pas les bases, à savoir les prénoms ? Je te les ai déjà nommés. N’est-ce pas Härsha ?  » Mon père lâche un « Hum. » occupé, je le suspecte d’en savoir autant que moi. Il me rassure. Ma mère soupire. « Je vais dicter. » J’acquiesce et je m’assois, prenant une plume en main. « Jacob… Micaella… » Je prends mon temps, effectuant de grandes boucles à chaque lettre. L’écriture débute toujours épaisse et termine fine, par manque d’encre. L’arrondi de chaque mot est énergivore, quand ma mère s’en aperçoit, elle rouspète. « Nous avons de l’encre, ne sois pas radine ! Ce n’est pas ce qui nous manque. Il ne faudrait pas qu’ils pensent cela de notre boutique. » - « D’accord, maman. » Je plante ma petite plume de canard dans l’encrier et je la tapote. « Alwin... » - « Oh, nous les avons vus à l'ouverture du magasin. » - « Raison de plus de t'en souvenir puisque nous allons fêter sa victoire au Jardin de Jhen. »

Le temps s'est écoulé et me voilà tenant les rênes. A quoi ressemble leur vie ? Que font-ils la journée ? Vont-ils dans ces écoles prestigieuses dont on nous vante le nom et les mérites ? Est-ce que gagner un titre permet à Alwin d’obtenir des faveurs de nos dirigeants ? Ont-ils des animaux extraordinaires dans leur maison à en faire pâlir nos pigeons ? J’écoute ma mère raconter ses anecdotes d’enfance. Elle est pressée de revoir sa sœur et de rencontrer les neveux dont elle connaît les airs de bambin.

Je reste coi tandis que je tiens les rênes de la calèche. Jaspard, notre alezan à la croupe large, avance au pas. Mon père, qui a une carte en main,  m’indique une direction. Je tire sur le cuir et le cheval tourne dans une rue, puis dans une autre. Nous longeons une grande avenue bondée. Les lanternes s’allument au fur et à mesure, la soirée tombe sur Drosera, nous offrant un spectacle nocturne sur la façade des bâtiments. Les lumières fraîchement allumés sont vives, la rue sent le charbon et cela me change de l’odeur du papier et de la poussière des rayons de la papeterie.  Nous continuons ainsi jusqu’à ce que mon père m’indique une maison large. Nous nous arrêtons juste devant quand nous le pouvons puisque nous suivons une petite escorte qui, apparemment, s’arrête au même endroit. Je laisse ma place à un garçon et nous descendons au pas de la maison. Nous prenons les présents, mes poches en sont pleines.

J'observe mes parents, un frisson se languit dans ma colonne vertébrale. Je tremble sans avoir froid, un manteau aussi lourd que noir abrite mes épaules du temps vicieux. Mes parents saluent des proches qui viennent d’arriver, comme nous. Les bagatelles sont échangées et nous sommes rapidement priés de rentrer pour rencontrer nos hôtes de la soirée, à savoir ma tante et ses enfants. J’essaie tant bien que mal de me remémorer leurs noms et je prie pour que des introductions officielles soient faites pour m’éviter l’embarras d’un sourire niais. Nous finissons par rentrer dans l’immense demeure.  « S'il-vous plaît, veuillez laisser là-bas votre couvre-robe. » me dit une petite dame. Je m’exécute, dévoilant une robe en mousseline blanche ayant appartenu à la jeunesse, agrémenté d'un nouveau ruban bleu dans le dos et d'une paire de chaussure cirée au noir. Je sors les enveloppes que je gardais dans les poches et les tiens en main. Nous attendons qu'une présentation générale soit faite avant de nous avancer. « Je vous présente la famille Sitaasi. » s'exclame solennellement un domestique, à l’attention des convives à proximité.  

Mots = 895