« J’ai bientôt fini. »

Honnêtement, je m’en foutais bien. Elle pouvait continuer autant qu’elle le voulait. La douleur n’entrait plus vraiment dans l’équation. À force de souffrir, j’étais comme anesthésié. Je souhaitais simplement qu’elle couvre ce que la magie blanche n’avait pu effacer. J’ignorais encore la teneur exacte des produits qui m’avaient atteint mais il ne faisait aucun doute que si je les déversais dans les cours d’eau, il y aurait des conséquences que le temps seul pourrait effacer. Cette chienne avait peut-être trouvé la formule parfaite pour transformer n’importe qui en Alfar. C’était exactement ce à quoi je ressemblais, à présent. N’importe quel Sorcier digne de ce nom aurait eu la nausée à chaque fois qu’il se serait regardé dans un miroir. Je pouvais cependant saluer le travail d’Adélie et de ceux qui étaient venus l’aider. Elle avait reconstitué la plupart des parties manquantes et réussi à contenir la toxicité sur le côté droit de mon corps, ce qui se traduisait par des cicatrices étranges que la femme qui était penché sur moi était en train de colorer et d’habiller. J’avais déjà fait tatouer mon dos en terres magiciennes et l’idée m’était venue naturellement. Je n’avais pas l’intention de subir la crasse de l’épouse du gouverneur. J’allais lui faire manger ce qui avait explosé. Elle allait servir de cobaye. C’était une promesse. En effaçant de ma physionomie des traits qui étaient devenus récemment chers à mon cœur, elle avait signé son arrêt de mort.

« Vous avez été bien amoché. » me dit-elle quand elle s’attaqua aux dernières finitions de mon torse. Nous avions passé des heures à nous regarder sans que je ne puisse m’exprimer, puisqu’elle travaillait mon visage, sa magie efficace mais particulièrement lente. Elle devait se concentrer pour être précise. Je ne devais pas bouger pour les paramétrages. Elle était incroyable et c’était pour son talent que je m’étais déplacé à Avalon. Passé aussi près de la mort m’avait fait prendre conscience d’une infinité de choses, ne serait-ce que de la fragilité de la vie. Je n’avais plus le temps d’hésiter. Je n’avais plus le temps de m’autoflageller. D’autres s’en occuperaient pour moi. À présent que je devenais important, mes ennemis ne cesseraient de se multiplier. J’allais utiliser les Magiciens pour éliminer les menaces qui pesaient sur moi en partie. « J’ai beaucoup d’ennemis. » « Le propre des puissants. » me dit-elle avec un sourire. Je lui souris en retour. « Est-ce que vous pouvez marquer les gens à distance ? Si la trace est simple ? » Elle resta silencieuse un instant, réfléchissant aux implications. « Je dirais que cela peut s’arranger, en fonction de vos moyens. » « Je prends ça pour un oui. Nous en discuterons ultérieurement. » « Prenez rendez-vous dans ce cas. » « Je pensais plutôt vous inviter à dîner. Si vous êtes gourmande, vous serez comblée. »

Une fois qu’elle eut fini, je me levai, fixant mon corps nu dans le miroir. Ma peau avait foncé. Mes cheveux avaient blanchi, prenant une texture qu’ils n’avaient pas, auparavant. Plutôt épais, ils étaient devenus fins et d’une extrême douceur. Adélie avait reconstitué mon nez à la perfection mais les oreilles avaient demandé plus de travail. L’une d’elle était pointue. L’autre, la moins touchée, conservait une forme standard. Cette asymétrie titillait mon caractère maniaque. J’aimais que les choses soient carrées. Les broches sur le cartilage étaient faites pour maintenir l’ensemble à l’origine mais j’avais décidé de les y laisser. « C’est un travail de maître. » soufflai-je. Sur le côté droit de mon visage, les tatouages se succédaient, sombres et réguliers, descendant dans mon cou, sur mon épaule, sur mon torse. Ils couraient ensuite jusqu’à mes hanches puis descendaient sur ma jambe et continuaient jusqu’à mon pied. Mes yeux, autrefois marron clair, n’avaient jamais été aussi dorés. Peut-être étais-je stérile ? Je me questionnais depuis quelques temps. Je n’avais aucune envie de l’être mais j’étais certain que je n’avais pas encore découvert la totalité des effets secondaires.  

C’est sur ces pensées que je quittai Sheeya. Dans la rue, l’ambiance était toujours aussi mouvementée. Le jour s’était couché et une toute autre activité prenait place là où, plus tôt, il y avait un marché. Il semblait que les taverniers de la ville s’étaient tous donnés rendez-vous ici pour vendre leurs produits, stand après stand, sur plusieurs centaines de mètres. Devais-je profiter du fait que tout le monde me croit mort ou disparu pour m’offrir une nuit de détente ? Oui. Ce serait sans doute la dernière avant un long moment.

Je m’avançai vers un bar improvisé et commandai la boisson mystère. Prendre des risques ne me ressemblait pas mais j’avais besoin de décompresser.

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Le goût était particulier, je m’en rendis compte à la première gorgée. Ce n’était ni bon, ni mauvais. Je n’avais jamais testé pareille mixture. J’écoutais d’une oreille distraite les conversations des individus qui étaient regroupés là, m’en désintéressant au fur et à mesure que le produit faisait effet. Petit à petit, tout ce qui faisait mon quotidien me sembla bien fade. J’eus curieusement envie de m’amuser et d’essayer des choses nouvelles. Lorsque j’entendis un bruit un peu plus loin, mon regard se porta sur celui-ci. Une jeune fille que je n’avais pas remarquée plus tôt avait fait tomber sa choppe. Son trouble était visible et le fait qu’elle parte en courant n’en fut qu’une deuxième illustration. En temps normal, je n’aurais probablement pas réagi de la même façon. Je l’aurais laissée courir et se perdre, seule. Qu’en avais-je à faire de cette étrangère ? Rien. Pourtant, je me mis à la suivre, tranquillement, me disant que je n’étais pas pressé et que mes pas finiraient par me conduire à elle. C’était amusant parce que je voyais une sorte de trainée verdâtre devant moi, une trainée qui m’indiquait le chemin. Cette boisson était étonnante. Je me mis à rire, visiblement amusé, essayant de toucher la mixture qui, en réalité, n’existait que pour moi. C’est à ce moment précis que je remarquai que ma peau avait viré bleutée. Ça me fit rire de plus belle et, tout en continuant mon chemin, je commençai à m’observer avec des yeux ronds, comme si c’était la première fois que je me regardais vraiment. Je tournai mes mains sur elles-mêmes, fixai ensuite mes pieds puis mes jambes et mon torse. Tout était déformé et coloré. Avais-je toujours eu ce sixième orteil que je voyais dépasser de ma chaussure ? Qu’avais-je pu en faire durant toutes ces années ? C’était vraiment inutile comme particularité. Quitte à choisir, j’aurais préféré avoir un autre bras. J’aurais pu… Oh je ne savais pas franchement ce que j’aurais pu en faire non plus.

Complètement délirant, alors que j’étais en train d’envisager d’aller dans un bordel pour voir si les prostituées d’Avalon avaient une idée ingénieuse quant à ce sixième orteil, je finis par tomber sur la jeune fille. Elle n’avait plus du tout la même tête. En vérité, la fleur qui, avant, prenait place dans ses cheveux, l’avait sans aucun doute mangée. À la place de son corps, je voyais une grosse ancolie, avec sa tige et ses pétales. Je l’entendais pleurer et je me mis à chercher une solution, restant silencieux quelques longues minutes. Si je me concentrais bien, ses sanglots formaient une sorte de musique. J’étais certain de pouvoir trouver des paroles adéquates. Ce n’était pas la question. Que cherchais-je déjà ? Je restai silencieux, essayant de me rappeler. « Oh si, je sais ! » fis-je à haute voix. Je m’accroupis à côté d’elle, mes cheveux blancs caressant un peu malgré moi sa tête. « Je sais ce qu’il vous faut. Ne soyez pas triste, la solution est à portée de main ! » J’avançai mes mains pour l’aider à se redresser un peu. « Ce n’est pas loin ! » déclarai-je tout en la hissant sur l’une de mes épaules. Je fis quelques pas et la balançai sans aucune retenue dans la fontaine. Je souris, ravi d’avoir pu aider cette pauvre petite fleur en manque d’eau. C’était bien pour ça qu’elle pleurait par terre, non ? Parce que personne n’avait pensé à l’arroser ? Les gens étaient décidément très peu soucieux de leurs affaires.

« Hum… » Peut-être que si mon corps était bleu c’est que je devais y aller aussi, dans cette fontaine ? Je m’avançai, enjambai le rebord et rejoins l’eau. C’était un peu frais mais pas insupportable. Il y avait des petits poissons que je me mis à observer, des poissons qui avaient la tête de la Dame des Abysses. Je me mis à rire. « Ne me remerciez pas. Regardez plutôt ces choses… » Elle devait apercevoir de simples poissons, à moins qu’il n’y en ait pas du tout ? Personne ne pouvait réellement savoir ce que mon esprit drogué pouvait inventer. « Vous savez quoi ? Je pense qu’il faut vraiment revenir à notre état naturel. Si la Princesse des Monstres est un poisson tout nu, il faut retirer nos vêtements aussi et ne faire qu’un avec la nature. » Sans vraiment attendre, j’entrepris de défaire ma chemise. Je ne mis pas longtemps à le faire et la balançai d’un geste complètement désinvolte sur la fleur. Je n’aurais jamais fait ça en temps normal mais tout me paraissait secondaire. Je commençai à faire pareil avec mon pantalon. Je m’arrêtai un instant. « Vous avez vu les halos vous aussi ? Maintenant que j’y pense… tout est vraiment lié. Les fleurs, les halos, les poissons roux et le reste. »

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Que faisait cette fleur ? Mon regard se porta sur elle un instant et je me mis à l’observer avec intérêt. Ses pétales se relâchaient un peu par endroit. Pourquoi se rapprochait-elle ? Me prenait-elle pour une abeille ? Je ne pensais pas l’être. Butiner, ce n’était pas franchement mon truc. Je posai mes yeux sur mon propre corps. Absolument pas rayé, pas jaune et noir non plus. « Je ne suis pas une abeille, tu sais ? » lui dis-je, sans savoir exactement ce que j’étais au juste. L’expérience psychédélique se poursuivait et mes sens me trompaient comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Les poissons à tête de Vanille s’étaient volatilisés. Ils avaient dû être aspirés par ce trou géant, un peu plus loin. Ce dernier ne semblait pas m’inquiéter outre mesure pour le moment. « Fais attention à tes pétales. » lui dis-je, en en prenant un pour le remettre correctement. Il s’agissait en réalité de la bretelle de sa robe que j’avais replacé normalement, sur son épaule. En bon maniaque, je n’aimais pas le désordre. Des pétales mal positionnés était un événement trop perturbant. « Tu es vraiment une fleur étrange. Tu devrais être contente d’être mouillée. » Je me penchai sur elle. « Je me demande ce que tu sens. » Mon nez se faufila jusqu’à elle. Je humai son parfum. « Tiens, c’est curieux. Je pensais que tu étais une rose mais les roses ne sentent pas réellement comme ça. » Je caressai ses pétales, de plus en plus perplexe. Je ne la voyais peut-être pas comme elle était. Peut-être était-elle plutôt de la lavande ou du muguet ? Mon odorat ne semblait pas très bien fonctionner. Je sentais simplement du sucre et une fragrance humide. Peut-être était-ce dû au fait que nous étions dans l’eau ? Cette possibilité ne m’effleura pas l’esprit. J’avais oublié, depuis, tout à ma contemplation de la fleur. « Tu es ma fleur. Tu m’appartiens. » finis-je par articuler, soudain pris de possessivité. « Je vais prendre soin de toi et t’arroser souvent. » C’était ce qu’il fallait faire avec les fleurs. « Tu pourras t’épanouir comme ça. » J’étais complètement drogué, en pleine psychose. J’entendais même quelques murmures dans ma tête, des voix qui me parlaient dans une langue que je ne comprenais pas. « Si tu es une fleur et que tu m’appartiens, je dois être un jardinier… » Logique implacable. « Je vais m’occuper de ta pelouse pour qu’elle soit belle et toujours un peu humide. J’y planterai d’autres graines pour que tu puisses t’amuser un peu. Sauf si tu préfères être seule ? » Si elle me répondait, je n’entendais rien. Mes mains passèrent sur sa tige. Elle n’avait pas d’épines. Ce n’était décidément pas une rose. « Tu es une sorte de… Pâquerette ? » Mes connaissances en botanique, pas si mauvaises que ça en temps normal, frôlaient à présent le néant. Je sentis deux protubérances sur la fleur. La tige n’était pas si droite que je pensais. « Un rhododendron ? » Peut-être était-elle plutôt un bouquet de plusieurs fleurs ? « Je ne sais pas trop… » Je me penchai de nouveau pour la sentir. Ça ne me disait rien en terme floral. Mes doigts remontèrent sur ses pétales. « Tu as bien fait de ne pas aller dans le halo. Tu aurais été piétinée. C’était la guerre, à l’intérieur, et la guerre, ce n’est pas du tout pour les fleurs. » Je souris, soudainement bien inspiré. « Les fleurs sont faites pour vivre dans la nature et se faire butiner ! » Je la lâchai et levai les mains en l’air, comme un enfant hyperactif. Je finis par tomber en arrière, sentant l’eau remplir mon nez. Je me redressai rapidement, en toussant. « C’est sûr que je ne suis pas une fleur. » constatai-je vraiment, une fois que j’eus fini de m’étouffer. « Tu vas rester là, je vais aller te chercher de l’engrais ! »

Je me levai, trempé, ne récupérai pas ma chemise et me mis en route. Si j’étais parti pour revenir, j’oubliai totalement la fleur en chemin, tellement mon univers sensoriel était grand et divers. Je finis ma soirée à dormir tel un clochard dans la rue et, le matin, je me réveillai au sein d’un dispensaire où l’on m’apprit que j’avais été victime d’une boisson qui n’était pas indiquée pour les étrangers. Je n’avais presque plus aucun souvenir de la veille pour le moment.

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