Était-ce une invitation à la rejoindre ? Toki restait là, assise dans l’encadrement. Ses yeux étaient devenus des billes. Ses pupilles étaient si dilatées qu’on ne pouvait plus voir le bleu de ses iris. Elle se demandait si elle devait reprendre forme humaine, car la seule apparence qu’elle s’autoriserait à prendre serait celle de l’Ange. Comment réagirait Kitoe ? Était-ce vraiment judicieux ? Le prendrait-elle comme une provocation quelconque ? La personne devant elle était si différente qu’elle se mettait à douter de tout. Pourtant, elle se disait aussi que ces questions n’avaient pas lieu d’être.
Le silence était interminable. Sans le briser, le félin s’avança, passant de l’autre côté de la table. Elle continuait de scruter le visage de son modèle, à l’affût d’un détail qu’elle aurait pu oublier. C’était étrange, de voir un visage si familier et étranger à la fois. Ses traits étaient toujours reconnaissables. Les mêmes. Mais en plus de ses cheveux, dont elle n’expliquait toujours pas la couleur, elle lisait une expression différente sur son visage. Le Reflet se fit la réflexion que l’Enfer devait être un lieu suffisamment éprouvant pour vieillir quelqu’un, même éternel. Elle l’examina encore quelques secondes, songea qu’il fallait qu’elle passe le cap de l’humanité. C’était un comble : elle qui avait tant fui sa forme éthérée, voilà qu’elle hésitait à la quitter, sachant déjà quels sentiments viendraient la cueillir lorsqu’elle se présenterait en Ange. Elle prit une inspiration.
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Elle tremblait. De par sa présence, la pièce semblait être un petit peu plus lumineuse, mais ce ne devait être qu’une impression. Les mains jointes, l’Ange regardait son macabre alter-ego avec crainte. Elle se sentait toute petite face à elle, soumise, et surtout, pas à la bonne place. Elle détourna les yeux un instant. De plus en plus, elle se tortillait les doigts. De moins en moins, elle regardait devant elle, partagée entre le dégoût et la honte. La honte d’être là, et celle d’avoir échoué. Celle d’avoir imaginé, pendant un moment, être capable de serrer son modèle dans ses bras, trop émue pour faire la moindre différence entre leurs deux natures. Tout était si étrange, mauvais et oppressant. Tout était si différent. Toki ne savait plus où se mettre. Elle était impressionnée. De nouveau, elle osa jeter un œil à Kitoe. Elle s’était attendue à ce que celle-ci entame la conversation, mais visiblement, ce n’était pas le cas. Au contraire, elle attendait, un demi-sourire bordant ses lèvres. A croire que la situation l’amusait. Cela la rendit encore plus nerveuse. Toki se mordit la joue. Pas où commencer ?
-Je… Balbutia-t-elle. Je ne peux pas être une Ange.
Long silence. Kitoe ne broncha pas. C’était vraiment insupportable. Elle n’aurait peut-être pas dû venir, voilà tout. Elle aurait dû rester au Jardin, dans le déni le plus complet, ou alors simplement changer de modèle. Ne pas s’embêter à venir jusqu’ici, en Enfer… Elle aurait dû rester un chat. C’était pas si mal après tout, un chat. Elle se tortillait de plus en plus les mains. Ses ongles s’enfonçaient dans sa chair. Elle regardait le plafond, comme si elle venait de voir un cafard passer.
-Cela faisait longtemps que je voulais te retrouver. Je m’inquiétais, et… je ne voulais pas juste… oublier, comme ça. Elle fit une pause. Elle n’avait pas terminé, mais cherchait les mots. Elle ne voulait pas tourner autour du pot pendant cent cinquante ans, bien que ce fut déjà fait. Elle se mordit la lèvre. Décidément, le stress la rendait masochiste. Je voulais te retrouver pour redevenir comme toi.
Était-ce du soulagement ou de la détresse qu’elle ressentait ? Les deux, mais surtout de la honte. Son Ange intérieur aurait souhaité qu’elle ne prononce jamais ces mots. Elle hurlait à la mort, sentant la fin proche. Elle tambourinait contre les parois de son crâne dans l’espoir de lui faire ouvrir les yeux. Comment pouvait-on dire ça, franchement ? Elle avait un nœud dans la gorge et un autre dans le ventre. Il était vrai : comment pouvait-on dire ça ? Mais il était trop tard. Le mal était fait et elle avait dit ce qu’il y avait eu à dire. Elle eut une pensée pour Nefraïm, Rosa, Willa, Wilhelm, … Elle voulut chasser leurs visages de son esprit. Malheureusement, ils y étaient bien accrochés. Toki sentait son cœur battre à tout rompre. Elle respirait un peu plus fort depuis qu’elle les avait en tête. L’angoisse montait, et ce terrible sentiment de solitude, la peur de parler dans le vide n’arrangeait rien. L’Ange cligna plusieurs fois des yeux avant d’oser reposer son regard sur Kitoe. Son visage se crispa un peu plus. L’histoire de quelques instants, elle avait oublié à quel point son aura était hideuse. Ça lui donnait envie de pleurer.
A bien y réfléchir, Toki ressemblait à une ridicule petite fille venant de faire une grosse bêtise. Une gamine qui n’était capable que de gémir. Kitoe ne prenait pas la peine de lui répondre. En fait, ça la faisait marrer. Elle prenait beaucoup de plaisir à la voir essayer de se justifier, trouver des explications sur le pourquoi du comment de sa venue. Mais la Démone n’était pas conne – enfin si, un peu – et elle savait pertinemment pourquoi son Reflet avait fait tout ce chemin juste pour la voir. Après tout, il n’y avait pas trente-six-mille explications : elle voulait la copier de nouveau. Après, les raisons exactes lui échappaient encore, mais elle savait qu’elle le découvrirait sous peu. Elle n’était pas pressée de le savoir. Sous ses airs d’inquisitrice, Kitoe toisait l’Ange qu’elle avait été. Elle n’était pas capable de mettre des mots sur ce qu’elle éprouvait, si elle appréciait cette rencontre ou non. Tout ce qu’elle trouvait, c’était de quoi critiquer la jeune femme en face d’elle. Par l’Œil, qu’elle avait pu être minable ! Et toute cette superficialité, cette soi-disant pureté ! C’était à vomir. Il avait vraiment fallu qu’elle tombe dans le gouffre de l’Enfer pour enfin s’en rendre compte ? Cette réalisation lui parvenait comme une gifle, plus violente encore que celle du temps. Dégoûtant. Et drôle à la fois. Le grotesque était une forme d’humour après tout.
Lorsque Toki se tut, le silence reprit ses droits. Kitoe ne le remarqua pas tout de suite. Elle était bousculée par trop d’émotions contraires, des remarques moqueuses et d’autres, silencieuses mais qui signifiaient un profond désarroi. C’était encore flou. Son cerveau bouillonnait et enregistrait l’information de ces retrouvailles, comme si elle avait eu à le faire avec dix annonces. Elle avait oublié que Toki était un Reflet. Elle s’était habituée à penser à elle comme une entité à part entière, une sœur jumelle en quelques sortes. Quand elle s’extirpa enfin de ce flot tumultueux, Toki la fixait de ses grands yeux brillants. Elle attendait visiblement une réponse de sa part. Kitoe laissa échapper un rictus. Elle se pencha lentement en avant. En fait, elle non-plus ne savait pas trop quoi dire.
-Le paradis n’était pas assez bien pour toi ?
Elle était assez troublée. Elle avait joint ses mains et les serrait fort pour ne pas que Toki perçoive sa fébrilité. Toki avait dû se faire violence pour arriver jusqu’ici, elle le savait. Quelque part, malgré son apparence et toutes les années qui les séparaient, elle ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver une certaine admiration. Elle-même ne s’était jamais connu autant de courage. Ou alors, elle l’avait oublié, ce qui était fort possible. Se pouvait-il que son double du passé se soit forgée au fil du temps ? Qu’elle se soit endurcie ? Avec la petite souris qu’elle voyait en face d’elle, c’était plutôt difficile à croire. Pour elle, elle n’avait pas changé, ce qui, en soit, était assez décevant. Les gens qui ne changent pas, comme disaient certains pour expliquer leurs comportements contraires à leurs préceptes, ce sont des cons qui n’ont pas leur place dans ce monde. Ils finissent par se faire dévorer par lui.
-Je me demandais… Comment as-tu fait pour me retrouver ?
La Tentatrice se leva lentement, faisant crisser son tabouret. Elle était curieuse, intriguée. Elle avait envie de voir cette horreur de plus près. Elle n’était plus certaine de bien se souvenir. Kitoe fit un tour autour d’elle comme s’il eut s’agi d’une proie. L’Ange jouait parfaitement ce rôle. Elle puait l’innocence et la naïveté, elle et sa peau pâle et sans défauts. Elle et ses longs cheveux blonds et brillants. Elle et son visage enfantin, ses iris célestes, ses ailes douces et éblouissantes. Elle et ses vêtements simples qui la couvraient avec pudeur. Elle et son attitude de gamine, droite, sage, mais qui la craignait comme un Sorcier fuyait la Narcirra. Elle savait qu’elle ne savait pas se battre malgré les armes qu’elle portait sur elle – elle était d’ailleurs agréablement surprise de voir qu’elle les avait ramenées. Ses parents auraient été terriblement déçus qu’elle les souille en les emportant ici. Ils auraient certainement préféré qu’elle les donne. Bon sang, les parents. Elle aurait aimé les revoir, juste pour voir à quel point leur honte était grande, vis-à-vis de leur fille, juste pour les voir souffrir de cela. Kitoe déliait ses doigts. Elle frémissait. Elle osa effleurer le visage de l’Ange, toucher sa peau pour voir si elle était aussi douce qu’elle en avait la prétention visuelle. Puis elle voulut la gifler. Ce qu’elle fit, sans hésitation.
-Désolée. Mais tu n’as pas changé.
Un rire euphorique lui échappa. Elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la satisfaction. Du soulagement. Comme si elle avait toujours attendu ce moment. Néanmoins, ce n’était pas assez. Kitoe cherchait toujours à se défouler sans savoir comment s’y prendre. Elle était partagée entre cette joie étrange, emprise de fierté, et cette haine atroce, qui elle-même lui faisait plaisir. Elle était heureuse de détester Toki.
Les mots n’étaient toujours pas là. Les réponses n’étaient toujours pas rassurantes, contrairement à ce qu’elle avait espéré. Elle entrouvrit la bouche. Elle voulait se justifier. Elle voulait tout lui expliquer, et elle aurait pu si elle n’avait pas été aussi intimidée. Elle ignorait ce qui l’impressionnait le plus entre le fait d’être en Enfer, de se trouver en face d’un Démon, le choc des retrouvailles ou l’idée même de changer de copie.
-Ce n’est pas ça… Le problème, c’est que ma copie n’est pas bonne. Elle sentit ses joues rougir et quelques larmes couler malgré elle. Elle avait un peu honte de l’avouer. Cela faisait trop longtemps. Elle ne connaissait pas encore la nouvelle Kitoe, mais elle se doutait d’ores et déjà que cette dernière allait se moquer d’elle. Elle avait de bonnes raisons. Il faut que je recommence.
Elle analysa sa réaction. Ses gestes, sa manière de se lever de sa chaise en faisant du bruit. Elle le faisait exprès, Kitoe voulait donner un côté théâtral à la scène, malgré son apparence morbide qui ne donnait absolument pas lieu à cet art. Derrière tout ça, et d’après la posture dans laquelle elle l’avait trouvée à son arrivée, il s’agissait plus d’une femme sans trop de normes. Mais qui aimait jouer. Toki était une statue qu’un visiteur venait observer. Sauf que pour le coup, c’était elle le visiteur. Elle suivait la trajectoire de Kitoe des yeux sans bouger la tête.
-Je l’ai su… d’une connaissance commune. Un Ange que tu aurais rencontré dans un rêve. Il y a longtemps.
Elle aurait aimé ne pas parler de lui. Elle ne voulait pas l’impliquer davantage dans cette histoire, qui de base ne le concernait en rien. Elle espérait que Kitoe se contente de ce qu’elle venait de lui répondre, car au final, tout ça n’avait pas d’importance. Le tout, c’était qu’elle était là pour reprendre sa copie là où elle l’avait laissée. Toki avait reculé un peu. Elle aurait aussi aimé éviter ce contact, qui termina de la mettre mal à l’aise. Les doigts de la Démone se terminaient par des griffes. C’était sec, sale, rugueux. L’impression qu’une épaisse couche de crasse se déposait sur sa joue au fur et à mesure du contact. Toki se rendit compte que Kitoe avait des yeux de vipère, ce qui la rendait toujours plus terrifiante et inhumaine. Ils étaient rouges, injectés de sangs. Elle fronça le nez bien malgré elle. Dégoûtant. Un choc vînt mettre fin à son analyse. Elle n’avait pas vu venir la gifle. Elle frissonna puis se redressa. Elle mourrait d’envie de s’essuyer la joue, mais ne le fit pas. Avait-elle peur de paraître impolie ? Ce serait le comble.
-Papa et maman sont morts, annonça-t-elle plutôt que de répliquer, tout en retenant les trémolos dans sa voix. Cette information, Kitoe était en droit de la savoir. C’était la première chose qui lui était venue en tête lorsque cette dernière avait parlé de changement. Car après tout, Kitoe marquait un point sur cela. Elle non-plus n’avait pas l’impression d’avoir changé. Comme quoi, il était vraiment temps… Beaucoup de nos amis sont morts, en fait.
Tout avait changé sans elle. Son caractère avait été le même, son physique, sa condition, ses activités… Elle avait été une statue au beau milieu d’un tumulte chaotique. Elle avait passé son temps à se dire que ce monde allait décidément mal sans s’apercevoir qu’elle aussi allait mal. Ce n’est pas normal de rester figé lorsqu’on est vivant.
-Je n’ai tellement pas changé que je n’ai même pas sombré dans le péché.
L’idée la fit sourire tristement. Et elle en était fière. Il y avait de quoi, selon beaucoup, mais à quel prix ? Quand on regardait bien, elle en avait gâché des journées à fuir l’anxiété. Quand on regardait bien, elle n’avait pas changé pour ne pas déchoir. C’était quand même drôle, quand on voyait où elle était maintenant : prête à devenir Démone. Au final, elle n’avait fait que louper une étape, et certainement que cela ne rendrait sa nouvelle copie que plus complexe. En cherchant à résister, à la poursuite de l’ultime bonté angélique, elle avait perdu. C’était si évident maintenant. Le monde était cruel. Ou avait le sens de l’humour, à voir. Peut-être que Kitoe l’avait compris avant elle, ce qui démontrerait d’autant plus son incompétence ?
-Ta copie n’est pas bonne ? Elle la considérait comme si la faille d’un plan qu’elle avait cru inébranlable venait de lui apparaître au grand jour. Mince, voilà qui est embêtant. Elle avait pris un ton compatissant. Evidemment, ce n’était que de la comédie. Sa petite voix intérieure, elle, était hilare. Elle était conne ou quoi ? Mais dans ce cas… qu’est-ce que tu as bien pu foutre pendant toutes ces années ? Et pourquoi tu t’es emmerdée à me retrouver ?
Pour ne pas être amnésique, elle se doutait de la réponse, mais elle voulait l’entendre de sa bouche. Elle se souvenait de l’amour fraternel et inconditionnel qu’elle avait éprouvé à l’égard de son double. A l’époque, elle aurait fait n’importe quoi pour la protéger, elle et leur secret. Elle se souvenait aussi de cette persévérance qu’elle avait. Elle aimait aller au bout de choses. C’était une qualité qu’elle n’avait pas perdue. Cependant, en Enfer, cette caractéristique avait pris un aspect beaucoup plus dangereux et inconscient.
-Une connaissance, tu dis… Hm, ça ne me dit rien… Ah si, peut-être. Ah si ! Il connaissait Kyra, non ?
C’était tout ce dont elle se rappelait. Le lien qu’il pouvait entretenir avec son ancienne amie et la forme de son visage lui échappaient complètement. Il fallait dire, c’était il y a des lustres. D’autant plus que Kitoe était très sélective. Une aubaine qu’elle se souvienne vaguement du sujet de leur discussion. En temps normal, elle évitait de se rappeler des gens inutiles. Ça embrouillait trop son cerveau au bout d’un moment. A croire qu’elle avait perdu une partie de ses neurones après la mort.
-Donc t’étais amie avec lui ? Bon sang, j’avais vraiment des goûts de chiotte. Mais attends… ça veut dire que… il sait ?
Si c’était le cas, c’était à sa connaissance la seule personne à savoir. Intéressant. Si tant est que cela eut de l’importance. Elle passa. Elle ne comptait pas s’attarder sur le cas d’un attardé. Ni même sur le décès de ses parents. Non seulement des Anges, mais en plus des parents ! Combo ! Elle balaya la nouvelle d’un coup de main. Bon débarras. De toute manière, elle n’avait jamais été très proche de ses parents. Bien sûr qu’elle les avait aimés en ces temps révolus, mais la jeune emplumée qu’elle avait été, malgré son jeune âge et sa naïveté débordante, avait eu vite fait d’exprimer sa volonté d’indépendance. L’on disait parfois d’elle qu’elle était plus proche de son chat ou des gens qu’elle aidait, que de sa propre famille, ce qui était loin d’être faux. Elle ignorait pourquoi elle n’avait pas eu tant d’affinités avec ses parents. Ces derniers avaient pourtant été bons avec elle. Peut-être un peu trop sévères… C’était une caractéristique qu’elle n’avait jamais trop appréciée. Finalement, malgré sa grande bienveillance et sa docilité, elle avait tout de même connu des années rebelles face à l’autorité parentale. Ils avaient dû en être les premiers étonnés, avec tous les discours élogieux dont on avait dû les servir lorsqu’on les croisait. Et dire qu’ils n’avaient jamais su pour sa déchéance. C’était tout de même un sacré coup, qu’elles avaient monté toutes les deux, sans pourtant que ni l’une ni l’autre ne se soit une seule seconde attendue à ce que la situation prenne un tel tournant. Kitoe ne s’en souvenait plus très bien. Le fait d’avoir leur propre maison avait aidé. Ou pas. Peut-être qu’elle n’en serait pas arrivée là si elle était restée vivre chez ses parents. Peut-être qu’ils l’auraient empêchée de sombrer dans le péché. Bon sang, tant de facteurs avaient joué. Hm…
La remarque de Toki la fit rire. C’était bien vrai. Au final, elle devait avoir raison : elle était prédisposée depuis le début à sombrer. Elle n’avait jamais cru rire un jour à la blague d’un Ange. Cela l’inquiéta. Non, ce n’était pas par moquerie qu’elle avait ri, mais bel et bien parce que Toki avait voulu plaisanter. Pour se rassurer, elle se dit que ce n’était pas véritablement une Ange et que l’atmosphère de l’Enfer était en train de s’infiltrer en elle. Ça soulagea son orgueil et la Démone put reprendre sa contenance avec bonne conscience. Elle faisait les cent pas dans la pièce, longeant l’un des murs. Elle réfléchissait. Beaucoup de souvenirs lui revenaient en continu en tête, et malgré le fait qu’elle aurait voulu s’en foutre, elle ne parvenait pas à les ignorer. Elle tenta plusieurs fois de revenir à l’instant présent, mais se retrouvait à chaque fois emportée vers l’arrière. Toki était la source du courant. Elle leva des yeux sévères et révulsés vers le Reflet. Celle-ci était encore en train de pleurer.
-Bordel de merde, tu comptes chialer encore combien de temps ? D’ailleurs, tu peux arrêter avec cette tronche ? Si tu veux me copier, qu’est-ce que tu fous encore avec cette apparence ?
Elle avait baissé le ton, un peu honteuse, mais aussi parce qu’elle avait senti que son propos était inutile. Pourtant, encore une fois, elle avait cru nécessaire de préciser. Bien sûr, Kitoe n’en avait rien à faire. Elle n’avait fait que penser tout haut. Elle était passée à autre chose, à présent. Le Reflet nota cette manière d’émettre ses pensées, laissant l’interlocuteur incertain sur le fait qu’il faille répondre ou non. Le fait de lui avoir dit tout cela révéla en elle un profond soulagement. C’était comme si un poids s’était enlevé de ses épaules : le secret était connu, mais ce n’était, à priori, pas grave. Il était vrai que cette information n‘avait rien de capital. En réalité, il ne s’agissait que d’une histoire d’habitude, et, il fallait l’admettre, d’un certain orgueil. Un secret, outre le fait d’être lié à une responsabilité et une peur quant à la réaction des autres s’ils venaient à savoir, donnait également l’impression d’avoir un privilège : celui de savoir quelque chose que les autres ignorent. Un privilège dont elle avait surestimé l’importance, ou alors, qui avait perdu en prestige en arrivant en Enfer.
Néanmoins, la légèreté de ce sentiment fut lesté quelques secondes plus tard par la réaction de la Démone envers ses parents. Bien que compréhensible de par ce qu’elle était devenue, Kitoe n’en était pas moins blessante. Toki ne s’était pas attendue à des torrents de larme de sa part, loin de là, mais le fait d’en parler avait ravivé une émotion forte chez l’Ange. Elle n’aurait peut-être pas dû y faire tout de suite allusion. Leur perte était reliée à bien trop de choses. Elle aurait dû attendre d’avoir commencé sa nouvelle copie. Toki essuya son visage, presque à contre cœur. Pourtant Kitoe avait raison. Il fallait cesser de pleurer et se reprendre en main. Elle était stupide. Elle n’avait plus rien à ressentir, car cela appartenait au passé, et surtout, à une autre vie. Elle prit une inspiration pour se reconcentrer. Elle dévisageait Kitoe tandis que son corps semblait s’évanouir doucement. Elle observait sa posture, sa démarche, sa manière de la considérer avec dégoût. Elle se remémorait ces mots qu’elle avait adressé à son double du passé, son timbre, son accent, ses manières.
Kitoe avait une voix plus grave. Un ton plus rude, bien qu’une articulation claire. Elle avait un regard dur. Un visage fatigué, tiraillé par un manque évident de sommeil. Une silhouette si squelettique qu’on aurait pu dire qu’elle était plus grande que Toki. Mine de rien, Kitoe avait un physique assez complexe, et qui, d’après ce qu’elle avait vu jusqu’ici, différait de son caractère. Kitoe aimait s’amuser. Elle avait confiance en elle. Elle jouait, elle et son attitude désinvolte et je-m’en-foutiste. Elle ne se préoccupait pas de son apparence, ni même de son langage, ou alors, que les autres le pensent la faisait sourire. Toki ne savait pas trop. Elle était difficile à cerner, et ça la troublait. Néanmoins, le Reflet avait abandonné la peur et le dégoût pour maintenant ressentir une profonde joie. Kitoe lui avait ordonné de la copier. Kitoe l’acceptait. Pourquoi ? Avait-elle été prise par la nostalgie ? Avait-elle des plans en tête ? Allait-elle se servir d’elle à des fins malsaines ou macabres ? Ou était-ce simplement de la pitié ?
Le Reflet hésita encore un instant, puis soudain, sa peau se dessécha. Elle maigrit, prit une apparence squelettique, plus monstrueuse qu’humaine. Ses ailes avaient perdu leurs plumes. Elles étaient à présent noires et rachitiques. Le Reflet avait aussi perdu son regard doux au profit d’une expression plus sévère. Elle jeta un œil à la date de sa mort et sourit. C’est bon. Elle avait le temps. Contrairement à la première fois, Kitoe ne pourrait pas tomber plus bas en plein milieu du processus de copie. Il y avait également très peu de chances qu’elle remonte. Cette fois, c’était la bonne. Alors que le Reflet continuait d’affiner ses traits, une question vint lui effleurer l’esprit. Kitoe était une Démone. De ce fait, elle s’attendait à devoir copier d’autres apparences. Quelles étaient-elles ? Ah ! Si elle savait… Ce n’était pas seulement une question d’apparence, dont la copie était de loin la plus simple. La personnalité et le caractère étaient des choses bien plus complexes et qui nécessitaient un travail fastidieux. Le problème, c’était que Toki avait beau avoir le temps, elle ne savait pas encore qu’elle allait se retrouver à devoir copier son modèle… quatre fois.
