-Sois prudente !-Oui maman, toujours.Erin referma l’huis avec précautions tandis que je terminais de me hisser sur la branche de l’arbre qui bordait l’allée de la maison. Pivotant vers l’horizon, elle cala ses pouces derrière les lanières de son sac à dos, puis redressa son port de tête pour profiter des rayons de soleil matinaux et respirer un grand bol d’air frais. La voir m’arracha un sourire. Elle m’attendrissait autant qu’elle m’émerveillait et mon coeur se gonflait de douceur. J’avais le sentiment que chaque fois que je retournais la voir, elle était un peu plus belle. Je connaissais son calendrier scolaire par cœur, ainsi je savais quand je devais me diriger du côté de Coelya ou de la campagne des Terres du Lac Bleu, chez sa mère. Il était hors de question que je ratasse une seule occasion de la voir. Ces moments volés étaient trop précieux.
Alors que je l’observais prendre la direction du bosquet, j'aperçus quelque chose sur son épaule. C’était une sorte d'insecte, sombre et longiligne, qui gesticulait à l’aide de ses longs bras et de ses grandes pattes arrière. Je plissai les yeux face à la drôle d'allure de la bestiole puis, après quelques secondes d'inspection, je manquai de m'étouffer. Ce n'était pas un insecte ; c’était un minuscule être humain… Comme moi. Pris d’une bouffée panique, je déployai mes ailes et m'élançai. Grâce à un vol plané drôlement impeccable, j'attrapai l'individu en plein vol en m’agrippant à ses épaules et notre élan nous propulsa jusqu'au sol, moins d’un mètre soixante-trois plus bas. Mes battements d’ailes avaient amorti notre chute.
-Hé ! C'est quoi ce bordel ? Je me sentais mal, mais ce n’était pas à cause de notre atterrissage catastrophique. Je compris l'origine de cette nausée lorsque je posai mes yeux sur l'énergumène. En tant qu’Ange, quand on en croisait un, il était impossible de se tromper : l’intru était bel et bien un Démon. J'époussetai mes vêtements, propres de ce matin. Ce n’était pas son cas à lui. Son accoutrement m’inspirait la saleté et je n’osais pas m’approcher de peur de détecter une odeur prouvant que son dernier bain datait de plusieurs semaines. Ses cheveux châtains formaient un casque ébouriffé encadrant un visage allongé et marqué par l’âge. S’il n’avait pas été doté de l’Éternité, je lui aurais facilement donné dix ans de plus que moi.
-Je vous retourne la question. Haletai-je.
Que faisiez-vous sur l'épaule d’autrui ?Les yeux ébahis du trublion me détaillèrent à leur tour.
-Mais je t'emmerde en fait ! Brailla-t-il de sa voix crayeuse en me dévoilant ses paumes usées.
Je fais ce que je veux ! C'est pas tes affaires.-Justement, ce sont tout à fait mes affaires. Renchéris-je
Je posai mes poings sur mes hanches, redressant tout à fait mon port de tête pour faire face à l’impudent. Quoi qu’il eut voulu faire, son méfait s’arrêtait ici et maintenant.
-Ah ouais ? T'es qui ? Il avala la faible distance qui nous séparait, violant mon espace vital tout comme je l’avais techniquement fait avec lui trente secondes plus tôt. Je retins mon souffle pour n’avoir à être victime d’aucun relent. Il tapota mon buste de son index. Ses yeux ternes étaient injectés de sang.
Son Ange Gardien peut-être ? C'est une Magicienne, ducon. -C'est ma fille ! Mon intonation eut le mérite de le faire reculer. Il s'esclaffa. Il ne semblait pas me croire et malgré l'agacement, je tâchai de lui en montrer le moins possible.
-Elle, c'est ta fille ? Ses gloussements étouffés devinrent éclats de rire et il se tordit. Mes lèvres se pincèrent. J'avais piètre allure.
-C'est compliqué. Justifiai-je.
C’était surtout que ça n'était pas ses affaires.
-Mouais. Bah écoute, j’ai que ça à foutre, alors tu pourrais me raconter.Déployant ses ailes de chauve-souris, le bougre remontait déjà les étages que je lui avais fait descendre. Erin nous avait semés d’une vingtaine de mètres, ce qui représentait une distance dix fois plus grande pour nous.
-Ne vous avisez pas d'y retourner ! Tonnai-je en m’élançant à sa poursuite, toutes plumes dehors. Il m’esquiva prestement.
-Sinon quoi ? Je fronçai les sourcils. Sinon quoi ? Je n'en savais rien. Ça allait barder, voilà tout !
-Si vous touchez à un seul cheveux de ma fille, je vous tue ! M'écriai-je soudain pour élucider la question.
-Ben voyons. L'impudent continuait son ascension. Il avait malheureusement raison : il avait beau être un gredin de la pire espèce, je n'étais pas capable de le tuer.
-Je ne vous laisserai pas seul avec elle, c’est hors de question.Je garderai l'œil aussi longtemps que ce ruffian roderait autour du sang de mon sang. Je n’avais pas le choix.
-Si tu veux. Fit-il sans conviction, en haussant les épaules.
Je le fixai. Il me rendit mon regard.
-Quoi ? Croassa-t-il.
-Vous ne dites rien ? -Dire quoi ? C'est ta fille. C'est toi qui l'espionne comme un pervers à la base, et t’as une histoire à me raconter, alors fais-toi plaisir. Si c’est cette vie que t’as envie de te coltiner, libre à toi. C’est même très honorable.Cette vie ? Il exagérait. Si j’étais suffisamment pénible avec lui, le désagrément de sa présence ne durerait qu’une journée tout au plus.
-Comment vous appelez-vous ?-Bacchus. Mais mes amis m’appellent Bran, alors va pour Bran.Nous étions arrivés sur le sac à dos de ma fille. Nous nous accrochâmes à l’anse de cuir pour nous réceptionner, suite à quoi le diable s’assit et se mit à inspecter l’état de ses ongles. Je ricanai, en tentant de faire diversion du curage qu’il entreprenait à coups de dents.
-Vous avez des amis ? Il n’y avait pas que lui qui pouvait se montrer provocateur.
-Hmm. Pas vraiment. Pourquoi ?Je pensais qu’il me faisait marcher, mais il me considéra avec un air sincèrement étonné.
-Et toi, l’angelot, c’est quoi ton sobriquet ?-Jemimah.Le souffle qu’il émit siffla comme une bouilloire laissée trop longtemps sur le feu. Je réalisai qu’il se moquait de moi.
-C’est une blague j’espère ? C’est quoi ce prénom de gonzesse !Il se plia en deux et se tapa la cuisse. Je croisai les bras. J’aimais bien mon prénom et sa réaction, je devais l’admettre, me vexait.
-Pour commencer, parlez-moi autrement. Nous n’avons pas élevé les cochons ensemble, à ce que je sache.Il se redressa, tout à coup très sérieux, en me pointant du doigt.
-Et toi l’emmerdeur, j’ai pas gueulé sur ta condescendance depuis tout à l’heure, et pourtant je vois qu’un Orgueilleux pour être foutu de me causer comme ça.Cela eut le don de fermer mon clapet. Il fourra ses mains dans ses poches.
-Bon. Jemimah-bebou, je vais t’appeler James. Sinon putain, je vais pas arrêter de rigoler dès que je te parle. Jemimah. Pouffa-t-il, la larme à l'œil.
Fiouuu, bordel.Je ne trouvai rien à y redire. C’était peut-être pour le mieux.