Le campement chamanique s’affairait sous ses yeux rêveurs, les tentes se montaient, les feux s'allumaient, chacun s'occupant de sa tâche avec attention. Les prunelles vertes de Devaraj fixaient la fourmilière sans vraiment la voir. Il se trouvait plus en hauteur, sur la branche d'un vieil arbre, car oui, il avait découvert que monter aux arbre lui permettait d'agrandir son agilité et que c'était en somme, une chose très amusante à faire… On pouvait surplomber les autres, observer sans être vu, se mettre un peu à l'écart et rêvasser en fumant de l'herbe de vie, quoi de mieux ? Balançant ses pieds dans le vide comme l'aurait fait un véritable enfant, ses yeux suivaient les bras de fumée qui commençaient à s'élever dans les airs. L'énorme rassemblement prenait toute la clairière et débordait même dans les bois, à l'entrée de l'Antre des Marais. Bientôt, la nuit tombera et la pleine lune se lèvera pour les éclairer. Ce sera l'heure de la fête, le début d'un avènement annuel que certains avaient attendu avec impatience ou ferveur pendant des mois, le commencement de trois jours et nuits de fête sans interruption. En attendant le début des festivités, le chaman estimait qu'il méritait de s'accorder une pause dans la tempête. Il voulait contempler son œuvre avant qu'elle se désintègre petit à petit au fil des heures jusqu'au petit matin du troisième jour. Car à l'aube, il ne restera plus rien des mois de préparations qu'il avait organisé au préalable.
Deux mois auparavant, une lettre lui était parvenue, signée par le Suprême de l'Au-Delà et le chargeant des préparations pour l'événement ainsi que de son bon déroulement. N'ayant jamais participé à ce genre de préparatifs, le chaman avait d'abord paniqué. Finalement, il été allé trouver son prédécesseur pour connaître les procédures habituelles qui s'étaient instaurées au fil des années. Ne voulant rien faire mal ou à moitié fini, il avait scrupuleusement écouté et reproduit exactement tout ce qu'on lui avait décrit, chose qui s'était avéré parfois compliquée et fatigante.
Il avait fallu commencer par trouver le lieu adéquat, un endroit facilement sécurisé et suffisamment grand et plat pour accueillir toutes les tentes, avec de l'eau à proximité, de l'herbe pour les bêtes -et les hommes-. Il fallait que la pleine lune soit visible, que la nourriture ne soit pas dure à trouver à proximité, que le territoire n'appartienne pas ou ne se trouvent pas proche des chiens de Sympan… Tant de contraintes qui lui firent parcourir le continent dévasté de haut en bas avant de trouver un ensemble de champs plus ou moins convenables à l'orée de l'Antre des Marais. Là il s'était installé avec Kewanee et le groupe d'organisateurs dont on lui avait confié la charge. Les différents chefs de tribus avait été prévenus du lieu à l'aide de messagers. Par prudence, le chaman avait envoyé ses propres esprits compagnons, Khaal et Slanguen. Les morts étant intangibles, personne ne pouvait les empêcher d'arriver à destination et de revenir.
Pendant environ deux semaines, ils avaient bâti une réserve dans laquelle ils avaient emmagasiné de la nourriture -principalement des aliments séchés pour la conservation- et de l'alcool de bonne qualité dans des jarres. Parfois cela venait des fermiers et villages alentours, mais une minorité des biens venaient de plus loin, d'endroits renommés, dont le goût était capable de satisfaire le palais des plus hauts invités. Ensuite, Devaraj avait pensé aux herbes, peintures et drogues qui seraient nécessaires. Le tout étant toujours à base de plantes ou d 'ingrédients animaux, il avait demandé à sa mentor Isabelle le nom des plus grosses boutiques d'herboriste pour y passer commande. La somme qu'on lui avait donné pour les préparations était alors déjà bien entamée… Le chaman avait cessé les dépenses pour se consacrer à la construction du lieu en lui-même. On délimita un grand cercle pour le futur feu de joie, on fit des réserves de bois, on construisit un tipi spécialement conçu pour les chefs, ainsi qu'une hutte dans laquelle des pierres étaient chauffées puis mouillées pour produire de la vapeur purifiante, on peignit les bois avec des symbôles choisis avec soin. Tout était exécuté avec une minutie maladive. Devaraj vérifiait tout, ce qui lui valu rapidement le surnom de Tyran ou de Parano. Les autres chamans se moquaient gentiment de lui, car ils savaient que c'était sa première fois. Au bout d'un mois, l'endroit ressemblait enfin à quelque chose de plus concret, bien que ce ne soit encore qu'un maigre croquis de la réalisation finale. Devaraj confia à Kewanee la suite de la logistique pour les provisions et la construction, cette dernière possédant un esprit beaucoup plus organisé et efficace que le sien.
Le chaman se focalisa plutôt sur la sécurité. En ces temps houleux, c'était un sujet assez important. Ils ne pouvaient pas passer inaperçus et faire disparaître tout le rassemblement sous une barrière invisible. Les préparatifs avaient déjà du faire parler les langues et lancer des rumeurs, tout le monde pouvait savoir que le peuple chamanique allait se rassembler à l'orée de l'Antre des Marais à la prochaine pleine lune, il suffisait simplement d'aller demander à la taverne d'un des villages autours. Cela inquiétait d'autant plus Devaraj que la menace pouvait venir de plusieurs endroits à la fois. Principalement des groupuscules hostiles aux Aetheri, mais aussi des profiteurs et fauteurs de troubles. La tache était ardue, car il fallait aussi surveiller les morts. Son prédécesseur lui avait expliqué que l'année d'avant, il avait même eu à se débarrasser de groupes d'esprits parasites ayant cherché à s'incruster parmi eux. Le chaman ayant lui-même vécu sa première expérience en terme d'esprits parasites peu de temps avant, il savait que ce n'était pas un sujet à prendre à la légère. Il ne fallait pas sous-estimer les morts.
Alors il avait parcourut les différentes tribus nomades, à la recherche des chamans réputés pour être valeureux, forts et expérimentés, puis les avait ramené avec lui. Le jour J, Devaraj en avait placé la moitié tout autour du campement, ces derniers devant surveiller l'entrée de tous les arrivants, vivants comme morts. Puis il avait éparpillé l'autre moitié aux alentours pour surveiller plus en amont que personne ne cherchera à les attaquer.
Tout semblait près. Les tambours résonnaient déjà sur un rythme lent et répétitif. Le son qui s'en échappait guidait les arrivants plusieurs lieux à la ronde, comme un phare dont la lumière rameutait les marins perdus. Chacun arrivait tour à tour, posait ses affaires, montait sa tente dans un petit coin et racontait son voyage aux autres. Devaraj n'avait cessé de se demander dans sa tête s'il n'avait pas oublié quelque chose, mais rien ne lui était venu à l'esprit. Alors, le chaman sauta de sa branche pour atterrir au sol et traversa les allées de tipis où chacun se peignait le corps en discutant des dernières nouvelles des quatre coins des continents. Il était temps d'aller accueillir les invités, de les mener à la grande tente et de laisser Edel et Ezechiel les conseiller sur les décisions dont ils devaient discuter. Devaraj se sentait à la fois épuisé, très excité et aussi inquiet que quelque se passe mal et détruise ses précédents efforts.
Il était aussi heureux de voir autant de frères et sœurs rassemblés dans l'union au même endroit. Ici, il se sentait comme chez lui, dans son cocon, là où rien de mal ne pouvait l'atteindre, là où il était compris de tous et pouvait librement partager ses sentiments, même les plus intimes. Là où il pouvait côtoyer sans honte ceux avec qui il s'était forgé toute une vie avec les douleurs et les joies qui vont avec, ceux avec qui et pour qui il s'était battu. Là dans ce camp, où vénérer la Mort ou la Vie n'était pas mal vu, interdit ou synonyme d’éréthisme. Voyager, croiser, écouter et combattre ceux qui s'étaient convertis à Sympan l'avait émotionnellement blessé et fatigué. Parfois, il se sentait très triste de voir toutes ces populations sombrer vers le mauvais chemin. Ce rassemblement lui faisait l'effet d'un baume au cœur, mais à l'arrière goût amer. La guerre était le sujet favori qui apparaissait sur toutes les lèvres alors qu'il parcourait la foule. Certains racontaient même que des chamans s'étaient convertis, que d'autres avait été torturés en martyr. Si l'idée de s'offrir en sacrifice pour une bonne cause ne lui faisait pas peur, savoir que d'autres souffraient car on voulait les empêcher de croire et de prier le mettait dans tout ses états.
Le chaman arriva à l'entrée de la grande tente. Il salua respectueusement Ahtunowhih'omatchitehew et Mantotohpaheetawau pour les mener à l'intérieur. Parmi les chamans, certains racontaient que plus les noms était long, plus le rang hiérarchie et la sagesse étaient grands. Devaraj ne savait pas si cette légende était véridique mais dans tous les cas il portait un profond respect pour la hiérarchie de sa propre race. Accueillant et accompagnant les autres chefs à la grande tente, il ordonna d'un signe de main que l'on allume l'immense feu de bois spécialement préparé pour cette occasion. On jeta plusieurs herbes sacrées dans les flammes lumineuses et les danses commencèrent. On fit plusieurs sacrifices, pour la Vie et pour la Mort, Devaraj ayant aussi recherché des hommes ou des femmes réputés parmi les chamans pour être de grands religieux respectés et honorés par les Aetheri. Car c'est à travers leurs prières que les dirigeants pourront implorer aide, soutien et courage en ces temps difficiles.
Plus tard dans la nuit pendant que les chefs discutaient et que les prêtres dansaient, il était aussi prévu de fêter la morts de plusieurs chamans au combat. cet acte étant un départ comme une arrivée, il nécessitait qu'on le célèbre doublement, parfois dans la tristesse d'avoir été tué par des hérétiques, parfois dans la joie d'être mort en les éliminant. La foule vivante et morte criait, chantait, dansait, buvait, priait et faisait l'amour dans un grand brouhaha qui résonnait dans la nuit. Le noir et le blanc se mélangeait sans gêne, sous le regard argenté de la lune.
Devaraj n'avait quand à lui, pas le loisir de profiter de l’avènement ou de se poser une seule minute pour boire. C'était un des défauts du métier d'organisateur. Il parcourait les quatre coins du camp sans s'arrêter, prenant des nouvelles de l'un, vérifiant que tout allait bien chez l'autre, que les Raoni ne manquait pas d'alcool et que les Alséa n'avaient pas fumé toute l'herbe, que les éclaireurs dispersés dans la forêt n'avait rien vu d'alarmant, que les chefs étaient satisfaits de l'accueil donné… On séparait les éventuelles disputes dues aux tensions passées, à l'alcool, au relâchement. On surveillait ceux qui étaient déjà saoulés, les plus jeunes, les plus faibles, pour qu'ils ne se fassent pas posséder par un esprit parasite. Les trois jours et nuits ne furent qu'une vaste course précipités pour Devaraj et son équipe.
L'aube du troisième jour fut synonyme de repos et de soulagement. Chacun se réveilla et reparti de là ou il était venu, attendant patiemment le prochain rassemblement prévu pour l'année prochaine. Des décisions avaient été prise, des familles s'étaient revus, des nouvelles avaient été échangées. Épuisé, le chaman remercia chaudement tout ceux qui l'avait aidé. Il y avait eut des débordements mais ils avaient réussi à les contenir sans que cela ne gêne trop l'assemblée. Dans l'ensemble, tout le monde était satisfait et la mince minorité de grincheux avait quand même trouvé son bonheur dans l'alcool, l'herbe de vie ou entre les seins d'une jolie donzelle.
