- Dis-moi Jishin, que nous arrivera-t-il de bon à l'avenir ?

Ses orbites bleu clair me fixaient de son air impassible, incapable ou peu désireux de me répondre. Je n'attendais à dire vrai aucune réponse. J'avais simplement pris cette mauvaise habitude de lui parler, revenant en quelque sorte à composer quelques soliloques pour passer ce temps si loin, si plat.

Cela faisait des mois et des mois que j’étais devenu une Ombre, une ombre d’un vivant dépourvu de tout sentiment, émotion, désir. Je comprenais chaque jour un peu plus la signification du mot « malédiction », au point de me haïr, et de haïr ce qui m’entourait à chaque lever et coucher de soleil.

Quand je n’allais pas tuer, je restais cloîtré ici, à l’abri des regards et des indiscrétions. Le peu de monde qui errait dans ce coin reculé se fichait éperdument de ce que je pouvais bien faire ici, et je ne demandais pas mieux.
Quand un Shimi arriva à ma hauteur, je cherchai immédiatement son propriétaire, pour constater qu’il était seul. Il tenait un parchemin relativement petit, qu’il me tendit de son tout aussi petit appendice. Soupirant déjà à l’idée de me retrouver bête à ne rien comprendre, j’ouvris le fin vélin pour constater qu’il n’y avait qu’un seul mot. Je me concentrais dessus, et le décomposait dans mon esprit.
A-S-I-L-E.

Il y avait des lettres que je connaissais, des deux seuls mots que j’avais appris : W-R-I-I-R et C-A-S-S-I-O-P-É-E.
- « A-S-I … É » Asié ? répétais phonétiquement à voix haute, le ton interrogateur en direction de mon Shimi qui, fidèle à lui-même, restait impassible. Asile !! finis-je par comprendre, mais pourquoi le « S » se prononce « Z » quand il est seul, mais « SS »quand il y en a deux ?... Devant cette inconnue existentielle dont je n’eus pas sur l’instant la réponse, je me rendis en forme brumeuse seul, mon Shimi ayant apparemment décidé de ne pas m’accompagner.

Traverser l’Allée des Brumes revenait à traverser un musée des horreurs, même pour l’Ombre que j’étais. L’endroit était oppressant et la légende qui planait sur ce labyrinthe recelait une grande part de vérité. Je connaissais heureusement le chemin pour me rendre à l’Asile, et ne pas me perdre à jamais dans les méandres de ce lieu funeste.

Une fois devant les grille de la bâtisse, je me souvins que les lieux ne m’avaient décidément pas manqué, tant il y régnait une atmosphère de peur, d’inquiétude, venant se superposer à celle de la folie omniprésente depuis que le bâtiment avait retrouvé un second souffle. D’un regard extérieur, j’avisais les protagonistes de l’Asile comme des fourmis où l’on avait donné un coup de pied dans leur antre. Au milieu d’une simili coordination, chacun semblait vouloir palier à l’urgence du moment. En y regardant de plus près, il s’agissait plus d’un chaos confiné dans un étau.

Je restais à l’entrée du bâtiment, où totale indifférence se mêlait aux regards incrédules d’un type calme au milieu de la tempête. Finalement, une infirmière que je reconnus être de la même race que moi, arriva en trombe dans ma direction, m’invectivant en guise de salut :

- Pourquoi restes-tu planté là comme un poisson séché à la broche ?! Tu ne vois pas l’agitation ici ?!!
- Je la vois, mais ça ne veut pas dire que je sache ce qui se passe. Contrairement à elle, je restais calme, n’ayant aucune raison de m’énerver, mais également parce que ce maelstrom m’indifférait totalement. J’ai été visiblement appelé à me rendre ici, sans m’en dire plus.

La femme soupira avant de reprendre la parole.
- Avec les derniers événements qui ont coûté tant de vies sur les différents continents, il a été décidé dans les plus hautes sphères de …. Hé bien purger un peu les résidents habituels de l’Asile pour venir grossir nos rangs. Nous avons suffisamment de Grands Faucheurs pour ce qui est de les … « encourager » à mourir, mais pas de Passeurs. C’est pour cela que tu es là n’est-ce pas ?

- Je suis Grand Faucheur, pas Passeur donc je ne suis pas certain que je sois utile pour ce à quoi vous me destinez.

- Quel est ton nom déjà ?...

Intéressant d’être mandaté sans que l’on connaisse mon nom. Bref ….

- Wriir, répondis-je simplement. Je suis déjà venu ici vous savez, pour …. purger un peu certaines cellules.
- Oui, et c’est pour cela que nous t'avons appelé, car tu connais les lieux pour y être venu, hmmm …. deux fois apparemment est-ce exact ?
- Effectivement. Je ne voyais pas en quoi c’était important, mais passons. Que se passe-t-il concrètement, au point de devoir demander des renforts au sein des Grands Faucheurs sur des attributions que nous n’avons même pas ?
- Tu vas épauler les Passeurs, et temporairement disposer de leurs capacités, notamment celle de collecter les âmes pour les emmener à la Rivière.

J’haussais les sourcils, une surprise non dissimulée s’affichant sur mon visage.
- La situation est-elle désespérée à ce point pour que l’on en arrive là ? Je veux dire, n’y a-t-il pas assez de Passeurs pour gérer cette situation, qui ne m’a pas l’air outre mesure incontrôlable.
- Tu penses que nous te donnons ce haut privilège par charité ou pour passer le temps ? Si tu deviens temporairement Passeur, c’est que nécessité fait force de loi. Alors exécution !
- Sauf qu’en toute logique, vous comprendrez que je ne suis pas capable de faire ce que les Passeurs font, même avec le pouvoir que vous me donnerez. Pour la simple et bonne raison que je ne l’ai jamais fait auparavant.

La femme me regarda un instant, réfléchissant à ma dernière remarque avant d’admettre silencieusement que j’avais marqué un point. Quant à l’avouer, c’était autre chose.
- Il n’y a rien de compliqué en théorie comme en pratique. Votre rôle tel qu’il est actuellement, consiste à donner la mort indirectement à un être vivant. Une fois votre mission accomplie, un Passeur prend le relai pour se saisir de cette boule lumineuse, qui n’est autre que l’âme du défunt. Son esprit se détache de celle-ci, et il convient au Passeur de ramener l’âme au Fleuve des Âmes. Au moment où vous vous saisirez de l’âme, l’esprit se détachera de celle-ci, de son plein gré, ou avec …. un peu d’aide dirons-nous. Chaque âme est différente en ce que son esprit, celui du défunt, l’est également. Certains seront dociles, d’autres bien moins. Mais leur sort reste le même, elles doivent être conduites au Fleuve des Âmes.

A l’entendre, tout cela semblait effectivement très simple, trop simple même pour que le rôle d’un Passeur, le rang le plus haut avant Gardien du Sceau, se résume à cela. Je m’égarais dans mes pensées quand la femme me ramena rapidement dans la réalité.

- Prends cette sphère, elle te conférera temporairement le pouvoir d’un Passeur. Et cesse de rêvasser, la situation est critique ici !

Je pris sagement cette sphère aux teintes sombres, que la lumière ne semblait pas pouvoir percer, comme absorbé par ce tourbillon d’ébène. Je sentis ce changement s’opérer en moi, comme si je prenais une hauteur, un détachement que je n’avais pas encore eu auparavant. Au lieu d’être écrasé par le fardeau de la Mort, j’entrevoyais son pendant de Vie.
La malédiction était toujours là, et pourtant, elle n’était plus un Tout, un « Un », l’unique objet de mon existence. J’avais beau être dans un endroit où folie côtoyait le macabre, pour toutes ces personnes mortes ou mourante, ce ne serait pas la fin.
Comme un contrecoup de cette meilleure vision de ce que nous étions, nous, Ombres, cela me rappela à quel point je passais à côté de cela, un peu à l’image d’un messager victime d’une mauvaise nouvelle dont il n’était ni l’instigateur, ni le responsable. Pourtant, je tenais à profiter de cet instant pour comprendre l’évolution vers ce nouveau stade. Je sentais toujours la mort autour de moi, et ces boules lumineuses prêtes à être cueillies. M’assurant qu’aucun non-Ombre n’était dans les parages, je m’approchais d’un corps inerte dont ne restait vivotante que cet orbe invisible pour les profanes.
Posant ma main ombreuse sur celle-ci, je sentis une résistance, une opposition alors que l’esprit se détachait de son hôte. L’esprit se matérialisa devant moi, un peu à la manière de notre forme vivante quand nous prenons une apparence tangible et hurla à pleins poumons. Me retournant aussitôt, craignant que cela fasse rappliquer trop de monde, personne au contraire ne vint. Visiblement, ses cris n’étaient pas audibles pour le commun des mortels. Ce qui en soi était logique : Si tous les esprits défunts se mettaient à hurler sans arrêt, partout, tout le temps, le taux de suicide serait tel qu’il y aurait plus d’Ombres que d’âmes à récolter.

- Il semblerait que nous ne soyons que deux sur ce coup-là, le regardais-je d’un air neutre, quoiqu’un peu de compassion devait se dégager de mon visage.
- LAISSEZ MOI TRANQUILLE, QU’AVEZ-VOUS FAIT, MONSTRE !
Je soupirais légèrement, cherchant mes mots avant de lui répondre entre deux cris.
- Tu as raison, je suis un monstre, mais pas celui auquel tu crois. Je suis ici, alors que tu viens de mourir, pour apporter la vie à un autre. Et ce grâce à toi.
Alors qu’une nouvelle vocifération allait surgir de l’esprit, aucun mot ne sortit, tant mes paroles semblaient l’avoir troublé. Je repris aussitôt.
- Je ne maîtrise pas encore les pouvoirs qui sont les miens, aussi je n’ai pas de temps à perdre. Je dois emmener cette orbe vois-tu, afin qu’une naissance puisse avoir lieu. Tu vas insuffler la vie.

Sans attendre de réponse, positive ou négative, j’enveloppais de mon corps ombrageux l’âme du malheureux qui était désormais à l’abri. Comme par un instinct enfoui qui ne demandait qu’à resurgir, je quittais la pièce pour me diriger vers le Temple, à une vitesse dont seule les Ombres étaient capables dans pareil moment. Le chemin était une évidence, je savais où je devais aller.

Je fus rapidement dans le Temple, et empruntait un chemin qui m’était normalement interdit. Sans même m’en rendre compte, je me trouvais agenouillé devant ces statues d’Aether qui me dégoûtaient habituellement, pour qu’un passage s’ouvre à moi. Nulle entrave, nulle personne pour me barrer le chemin. Tout n’était qu’évidence. Je descendais, encore et encore, me plongeant dans les profondeurs de la terre. Jusqu’au choc visuel qui fut le mien.

J’arrivais dans une cavité, nue, sans la moindre fioriture propre aux vivants et pourtant, tout cela aura été inutile. L’aura qui se dégageait de cet endroit se suffisait à lui-même. Je pris le temps pour admirer cet endroit, regrettant presque qu’il m’ait été dissimulé tout ce temps. Jishin aurait dû m’accompagner, il aurait probablement apprécié ce lieu.

Sans même m’en rendre compte, je m’approchais lentement de ce fleuve calme et impétueux à la fois. Nulle cataracte, nul remous, et pourtant, une force s’y dégageant qui aurait fait fléchir le plus courageux des héros. Ce fleuve était destiné aux âmes, mais qui pouvait dire ce qu’il se passerait si un inopportun y tombait ? Un sort moins enviable que le mien, j’en avais la certitude.

Arrivant au bord, je me saisis de cette boule lumineuse, et presqu’à regret, je la posais puis tombais juste à la surface du Fleuve, qui prit le relais et l’accueillit dans ses flots. Elle disparut de mon regard, et je m’interrogeais l’espace d’un instant sur l’avenir de son porteur. Serait-il un simple paysan à la vie aussi tranquille qu’anonyme ? Ou bien le réceptacle d’un esprit qui fera trembler le monde ? Mystère.

A cette question insoluble, je quittais l’endroit, l’Asile avait besoin de moi. Cette fois, j’avais envie d’y retourner, juste pour avoir une fois encore la possibilité de revenir ici.

1968 mots.