« Comment peux-tu réfléchir avec ce bruit incessant ? »
Ce n’était pas réellement une question posée à l’Ombre, mais bien un ordre implicite d’arrêter de faire rouler la couronne. Cela faisait de longues minutes que le précieux objet glissait sous sa main et que les joyaux incrustés entaillaient progressivement le bois de la table dans un crissement irritant pour le chaman qui veillait sur elle. Cependant, l’Ombre n’avait que faire des sensibles oreilles de son ami et restait sourde aux plaintes du bois marqué à jamais. A défaut d’avoir une réponse de la jeune femme pensive, Zachariah attrapa sa main et la força à poser la couronne à plat, récoltant aussitôt un regard courroucé.

« Nul lien ne t’enchaîne à cette pièce ! Si cela te dérange, tu es libre de partir », lui rappela Aaliah, non sans avoir pris la peine de retirer la main du chaman de la sienne pour mettre rapidement fin au contact de leur peau. L’Ombre connaissait les sentiments du jeune homme à son égard et faisait bien attention d’éviter toutes situations qui auraient pu laisser croire à une possibilité d’approche. Les contacts physiques étaient donc souvent de très courte durée, au grand dam du chaman pourtant habitué à ce genre d’évitement. Il n’osa pas lui rappeler leur union, sachant d’avance la réponse pour avoir déjà bien ennuyer l’Ombre à ce sujet dans l’espoir d’une faille. Si l’Ombre avait accepté sa demande en mariage, c’était uniquement pour obtenir son aide. Il regrettait toutefois de n’avoir pas insisté plus pour que celle qu’il aimait l’épouse sous sa vraie identité. Le chaman espérait que le mariage seul suffirait à la faire changer un jour d’avis et d’accepter de se dévoiler comme sa femme. Ce moment n’était pas encore venu, mais le Chaman était aussi patient que l’Ombre pouvait être têtue. En attendant, cette situation inconfortable était souvent source d’ennuis et de disputes. Un vrai couple en somme, au bord du divorce…

Zachariah voyait bien que l’Ombre lui échappait progressivement, n’arrivant jamais à trouver les mots pour l’apaiser. La jeune femme s’était entichée d’un projet colossal dont les bases avaient du mal à se poser, ce qui avait tendance à progressivement la rendre instable dans ses décisions. Et si elle s’entêtait d’avancer à l’aveugle, le chaman souhaitait mettre à terme à ce qui semblait être désormais une utopie dangereuse. Pourtant, sa fidélité pour elle était si forte qu’il n’hésitait pas à maintenir la cohésion entre les différents membres qui avaient acceptés les rejoindre dans ce projet fou. S’il ne croyait plus au projet d’Aaliah et le lui faisait savoir de temps à autre, il se gardait bien de faire de même avec les quelques personnes qu’ils avaient réuni. Ce qui avait le don de frustrer plus encore la jeune femme qui avait l’impression d’être prise en pitié. Aussi, elle mettrait à point d’honneur de lui prouver le contraire en hésitant pas à se montrer agressive pour conserver son statut de meneuse. Pour les animaux et pour sa louve, elle se devait d’avancer dans ses promesses en faisant fi des obstacles qui se dressaient sur sa route. Ils n’étaient là que pour la faire douter et l’Ombre ne laisserait nulle chose  venir troubler le chemin qu’elle avait décidé emprunter, même si elle devait être la seule à en connaître la finalité du voyage.

«  Ton entêtement te mènera ta perte…
— Ton but n’est-il pas d’éviter cela ? lui fit-elle simplement remarquer, lassée par son manque de vaillance.
— Je suis là pour t’aider et t’apporter tout mon soutien…
—  Bien ! lâcha-t-elle laconique sans lui laisser le temps de terminer sa phrase. J’eus un instant de doute. Et l’Ombre se leva alors d’un geste tout en prenant soin d’agripper la couronne pour l’emporter dans son sillage. Sans même regarder le chaman qu’elle obligea à faire un pas sur côté pour la laisser passer, elle quitta la pièce.
— Où t’en vas-tu encore? l’interrogea-t-il, appréciant de savoir où l’Ombre allait. Ces derniers temps, elle voyageait souvent sans même l’avertir ce qui avait le don de l’inquiéter. La jeune femme avait un talent innée pour mettre son nez dans les ennuis et il préférait être à ses côtés pour éviter ce genre de situation et contenir son tempérament. La jeune femme ne répondit pas à sa question, mais il aperçut le mouvement de son bras qui annonçait des ennuis à venir. Ne fais pas cela ! »

Têtue, l’Ombre resta sourde à son interjection et continua son geste, amenant la couronne jusqu’à sa tête malgré la douleur qu’elle lui procurerait. Elle avait décidé d’aller jusqu’au bout, même si cela devait paraître déraisonné.

769 mots

Le Chaman n’appréciait pas le désert, l’air y était chaud, sec et incommodant lorsqu’il n’avalait pas en plus du sable rugueux qui collait autant à sa langue qu’à ses lèvres. A plusieurs reprises, il  s’essuya la bouche, étalant le sable humide sur son visage tout en pestant sur l’endroit désertique. Ce qui l’énervait le plus, c’était également la présence de l’Ombre que la couronne rendait humaine et sa capacité à détruire sa magie. Cette sensation de fragilité était désagréable, d’autant plus qu’il avait pour mission de protéger la jeune femme, elle aussi rendue vulnérable par sa nouvelle condition. La couronne avait tendance à la rendre nauséeuse et oubliait de s’alimenter correctement. Des siècles passées sans devoir se nourrir par nécessité lui faisaient omettre l’essentiel pour la survie d’un corps dans un désert. Il lui tendit une gourde, lui rappelant au passage que s’hydrater était important dans un tel endroit. Aaliah ne lui répondit pas, mais pris la peine de boire une gorgée. Elle appréciait de moins en moins les remarques du Chaman qui lui donnait l’impression de chercher par tous les moyens un argument valable pour la faire reculer. Cependant, elle était très têtue. Autant que lui. Et c’était probablement pour cette raison qu’ils restaient fidèles à leur position de départ là où des personnes sensées auraient déjà mis fin à leur collaboration. Aaliah ne souhaitait pas révoquer le Chaman qu’elle avait elle-même été chercher jusqu’à chez lui. Cela serait revenu à dire qu’elle était incapable d’effectuer les bons choix et surtout, de s’entourer des bonnes personnes. Aussi, malgré l’irritabilité constante dont faisait preuve le Chaman, elle continua de serrer les poings pour ne pas l’étouffer sous une dune de sable.

« Cesse de geindre, c’est toi qui souhaites me protéger, finit-elle par répliquer après un énième grognement.
— Faut bien qu’une âme charitable se dévoue pour cette tâche ingrate. Tu avances de manière irréfléchie ! Tu vas lui dire quoi à cette femme ? Bonjour, je crois que l’enfant que vous portez est la réincarnation de ma louve, puis-je vous le prendre ?
— Ce n’est pas ma manière de parler…
— J’étais sarcastique Aaliah. »

La jeune femme secoua la tête, lassée par le sarcasme du Chaman qui ne comprenait décidément rien à ses décisions. Elles étaient toutes irréfléchies et vouées à l’échec. L’Ombre souhaitait lui prouver l’inverse. Cette femme qu’elle s’apprêtait à rejoindre ne portait par la réincarnation de Luuna, sa fidèle louve, mais bien l’âme qui renfermait son esprit jadis. Bien sûr, il y avait peu de chance que l’enfant à naître porte les traces, même infime de l’animal. L’âme et l’esprit était deux choses différentes. Mais si elle avait laissé la Grande Faucheuse lui prendre la vie de sa louve, elle ne laisserait pas s’éparpiller son esprit et son âme sans veiller sur leur avenir. Si elle ignorait encore ce que devenait l’esprit de la louve, elle avait découvert dans de vieux parchemins qu’il était possible que les âmes des animaux servent à l’esprit d’homme et de femme. D’anciennes Ombres avaient déjà remarqué que certaines femmes tombaient enceinte avant même qu’une âme ne soit déposée dans leur ventre. Comme si une autre race inconnu maîtrisé cet art. Les écrits étaient vieux et la plupart frappé d’interdit, comme s’il j’agissais de pur folie. Mais la jeune femme indiscrète avait récupéré ses vieux manuscrits et souhaitais croire en ce cycle animalier. Il était écrit qu’un animal mourant au champ d’honneur pour sauver son maître voyait son âme s’inscrire dans le cycle de la vie des Hommes pour y connaître une nouvelle existence.

L’Ombre avait étudié chaque mot avec minutie, s’isolant des heures pour que rien ne puisse altérer ses pensées. Elle avait pris la plume et gratter bons nombres de rouleaux de parchemin pour regrouper ses informations à la mort de sa louve. Celle-ci avait sacrifié sa vie pour sauver celle de Lisseth, un acte qui lui permettait normalement de se hisser plus haut dans la hiérarchie de la réincarnation. Sa nature même de louve, l’élevait au dernier rang et par conséquence, la mettant dans les conditions ad hoc pour rejoindre le monde humain. D’après ses recherches et ses calculs, seules la dénommée Maha répondait aux critères. Elle portait un enfant mystère, engendrée par aucune Ombre et les dates pouvaient correspondre avec la mort de Luuna. Et pour une fois, le destin semblait être avec elle, car la jeune femme était malade et éprouvait des difficultés dans sa grossesse. Une chose pour l’Ombre de l’approcher et de lui voler l’enfant… La manœuvre était simple en théorie, la pratique serait probablement plus ardue, mais la jeune femme restait convaincue qu’elle trouverait des solutions sur place.

« Tu es déjà venue, n’est-ce pas ? »

La question du Chaman la sortie un instant de ses réflexions qui lui filait la migraine. Etre humaine, c’était complexe. Lorsqu’elle tourna la tête vers lui, elle comprit que ce n’était pas une question. L’homme avait l’air sceptique face à sa capacité à se retrouver dans les déserts et à connaître les campements qui permettait de s’accorder un bref repos et surtout, à trouver celui dans lequel demeurait celle qu'Aaliah cherchait. Sa nature humaine ne pouvait pas expliquer un tel talent. Il fronça les sourcils lorsqu’il croisa le regard d’Aaliah, hésitant entre l’énervement et déception. Enervé par les risques pris de s’être déjà lancée seule dans le désert et déçu de ne pas avoir été averti de ce précédent voyage. L’Ombre n’eut pas à fournir d’explication, car un homme arriva à leur hauteur, l’air ravi, bien qu'inquiet.

« Dame Aaliah, vous êtes de retour, enfin ! La santé de Maha ne s’améliore guère. Puis, il se retourna vers un enfant, son fils. Va annoncer l’arrivée du docteur, vite . Lorsque l’homme qui les invita à les suivre vers la tente de la jeune femme fut quelque peu éloigné, le chaman se pencha alors vers la jeune femme.
« Docteur ? J’y crois pas ! Tu es allée la voir sans rien me dire et tu t’es fait passer pour un médecin ?!
— Il me fallait bien trouver un moyen pour être proche de cette femme sans éveiller de soupçons et vérifier que mes déductions sur son enfant étaient justes. Elle était malade, médecin m'a paru tout indiqué comme choix

Logique imparable. Le chaman soupira, les ennuis allaient bientôt commencer…

1050 mots

Penchée sur la lourde bassine en argile, l’Ombre peinait à masquer son malaise et avait volontairement tournée le dos à la jeune femme dont elle s’occupait afin que passât inaperçue sa défaillance passagère. Cependant, le silence prolongé et l’immobilité de l’Ombre intrigua la malade. Elle l’appela à plusieurs reprises pour attirer son attention et la questionner sur son diagnostic. Aaliah tenta d’apaiser sa respiration tant bien que mal. Morte depuis des siècles, elle avait souvent feint ses aspirations et expirations pour mieux se mêler à la masse. Il fallait croire que son imitation n’était pas proche de la réalité, tant elle éprouvait par moment des difficultés à maîtriser cet acte que son organisme réclamait à chaque instant. Elle faisait des apnées de manière bien trop régulière et son cerveau s’engluait dans une lenteur qui la fatiguait. La jeune femme bâilla sans pouvoir se contenir et plongea les  mains dans la bassine d’eau froide en espérant que la différence de température parvînt à la sortir de son état d’épuisement. Elle tordit rapidement le tissu et passa une main fraîche sur son front pour dissiper la brume qui envahissait ses yeux. Lorsqu’elle se retourna vers la jeune Maha pour lui tamponner le visage avec le linge humide, Aaliah arqua un sourire désolé pour s’excuser de l’inquiétude provoquée.

« Ce n’est rien, un peu de fatigue passagère » se contenta-t-elle d’affirmer pour seule explication.

Celle-ci était tout à fait plausible, puisque l’Ombre avait veillé toute la nuit sur la jeune femme qui avait formulé de vives douleurs la veille. D’ailleurs, le mensonge passa très bien, car la future maman s’excusa aussitôt de causer autant de tourment autour d’elle. Si Aaliah était à bout, la jeune femme devant elle n’était guère dans un état plus enviable. La grossesse influençait ses émotions et elle pouvait passer des larmes à l’irritation sans prévenir. Etrangement, seule la présence d’Aaliah semblait être capable de l’apaiser et de stabiliser son mental. Maha était persuadée d’avoir à ses côtés un médecin talentueux, ce qui influençait fortement son jugement. L’Ombre avait fabriqué ses références de toutes pièces pour se forger un solide passé de femme médecin. Elle avait pu compter sur quelques alliés pour soutenir ses compétences ainsi  quelques vieux séniles pour voler leurs souvenirs et les remodeler en sa faveur. Lorsque le père de Maha avait enquêté pour mieux connaître la jeune médecin, d’anciens amis de l’homme avaient soutenu sa candidature, persuadés d’avoir un jour reçu ses soins. Il était si facile d’oublier un prénom ou un visage… Même l’Ombre en fut surprise. Aucune zone d’ombre n’avait mis en péril sa récente identité en tant qu’humaine. Zachariah avait hurlé devant ses explications, de fureur d’abord pour ne pas avoir été mis dans la confidence, de colère ensuite devant l’imprudence de l’Ombre. Aaliah n’avait pas cherché à changer de prénom, un détail qui inquiétait le Chaman. Il soutenait qu’elle était juste chanceuse dans la confidence accordée par la famille de Maha. L’Ombre s’en moquait, elle n’avait pas l’attention de s’éterniser dans ce coin désertique, ni prolonger sa nature humaine au-delà du nécessaire. Son plan théorique était simple : prendre l’enfant et disparaître de la vie de Maha. La pratique était tout autre et l’Ombre pinça les lèvres lorsque son regard se posa sur le ventre de la jeune femme et de son enfant turbulent dont les mouvements se voyaient sous sa fine peau. Une vague d’émotions intenses l’envahirent. Etre mère, elle en avait rêvé lors de son vivant. Son suicide et le fardeau qui l’avait frappée ensuite eurent raison de cette envie. Incapable d’enfanter, d’aimer ou d’éprouver du désir, elle avait mené une vie d’Ombre solitaire.

Une nouvelle existence était désormais possible, mais elle ne serait pas aisée à mettre en place. Aaliah le savait. Personnes ne changeait de vie, ni les choses sans en subir de répercussions. Des épreuves bien plus dures encore l’attendaient, mais elle préférait les ignorer pour ne s’attarder que sur les obstacles actuels. De toute façon, ses migraines ne lui permettaient pas de réfléchir dans le temps et chaque jour était un peu plus pénible. Lorsqu’elle n’était pas aux côtés de Maha pour lui apporter des soins, elle déambulait dans le petit village pour y puiser l’inspiration. Du moins, lorsqu’elle trouvait de la tranquillité. Si elle n’était pas persécutée par le Chaman qui ne cessait de lui rappeler son erreur, c’était les villageois qui l’abordaient pour une demande de soin ou de diagnostic donnant raison à Zachariah. Se faire passer pour un médecin n’était pas le meilleur des choix pour échafauder un enlèvement de nourrisson. Elle visualisé mille et une façon de procéder, mais aucune n’était vraiment concluante. Elle ne pouvait pas quitter cet endroit avec un bébé dans les bras sans attirer l’attention et le Chaman ne semblait pas enclin à effectuer cette manœuvre à sa place. Le Ma’Ahid des humains présents rendait l’homme peu conciliant et plutôt irritable. Il ne restait que par solidarité pour l’Ombre et espérait chaque jour la faire changer d’avis. L’Ombre le savait et leur alliance  devenait de plus en plus friable.

« Tu devrais te reposer un peu, lui murmura le Chaman en s’installant près d’elle. Enfin, ce n’est qu’un conseil. ajouta-t-il en voyant le regard réprobateur de son amie
— Ce n’est pas ce genre de conseil que j’attends de toi, répliqua-t-elle avant qu’une nouvelle migraine la rendît plus clémente. Mais soit, je l’accepte. »

Elle n’avait pas vraiment le choix. La fatigue revenait et lui fallait retrouver la forme avant de retourner au chevet de Maha. C’était devenu comme une routine depuis sa venue dans le désert. Consultations et répits forcés sous sa tente. Si le Chaman n’était des plus enthousiasme pour la mission, il mettait au moins de la passion dans ses actes pour soulager les douleurs de l’Ombre. Elle savait qui lui apporterait des remèdes hérités de ses ancêtres pour atténuer le mal provoqué par sa couronne.  Entre autre. L'Ombre espérait pouvoir faire pleinement confiance au Chaman pour ingurgiter ses décoctions sans mauvaises surprises...

1000 mots

Deux doigts sur chaque tempe, Aaliah effectuait des petits massages rotatifs dans l’espoir de faire disparaître la migraine qui ne cessait de accroître dans son crâne. C’était aussi irritant qu’éprouvant. Ses maux de tête pouvaient disparaître progressivement pour revenir l’instant suivant, comme si une Ombre cherchait à lui percer la tête avec une lame fine et tranchante. La douleur pouvait devenir si intense qu’elle lui provoquait nausées et étourdissements. Il lui fallait de la force pour ne rien laisser paraître devant les autres et faire passer ses tremblements pour un stress passager sans aucune incidence sur ses capacités.

Après sa visite auprès de sa patiente temporaire, elle appréciait le calme et l’intimité de ses quartiers pour se laisser aller à ses douleurs et ses faiblesses d’humaine. La faim la tiraillait autant que ses maux de tête, mais avaler la moindre ration d’un plat n’était pas une option en cet instant. Elle sentait bien que son estomac désapprouverait toutes tentatives et même l’odeur lui donnait des haut-le-cœur non négligeables. Elle avait déjà largement donné dans ce combat et le perdre était plutôt répugnant. L’Ombre avait encore un arrière-goût âpre du dernier vomissement. Il était décidément bien difficile d’être humaine.

Aaliah tourna légèrement la tête, passant une main sur sa nuque pour tenter d’apaiser ses douleurs lorsqu’une seconde main se fit sentir. Ce n’était pas la sienne. Le Chaman venait d’entrer silencieusement et tentait une fois de plus de rendre service à l’Ombre en la massant pour lui faire oublier les migraines qui l’agressaient régulièrement. L’Homme voyait bien que chaque jour qui passait, ses tentatives étaient rejetées avec moins de fougues.  Il s’inquiétait pour l’Ombre. Vraiment. Cependant, ses instincts naturels prenaient toujours le dessus sur ses intentions médicales. Il aimait ardemment la femme et pouvoir la serrer passionnément dans ses bras pour lui faire oublier ses douleurs était une envie qui ne le quittait pas. S’il parvenait à rendre le quotidien de l’Ombre moins pénible, peut-être serait-elle plus avenante à son égard. La jeune femme souleva légèrement son épaule pour faire dégager la main gênante et soupira devant cette tranquillité perdue.

« Je t’ai apporté ta tisane »

Il accompagna sa parole d’un geste et déposa un verre fumant devant elle. Le parfum lui était familier. Bien trop. Les senteurs étaient fortes, signe que le Chaman avait eu la main lourde sur les plantes médicinales. La jeune femme n’avait jamais bu autant de tisane de sa vie. C’était l’une des rares choses qu’elle avait appris à apprécier depuis qu’elle était humaine. Des tisanes chaudes, apaisantes, capable de mettre temporairement un terme à ses douleurs frontales. Mais ces derniers temps, elle avait dû en consommer en grande quantité pour en ressentir l’effet. L’accoutumance probablement. Il n’était pas étonnant que le Chaman se soit senti obliger d’augmenter les doses. Le principal souci des tisanes rester les envies mictionnelles que l’Ombre ressentait après chaque consommation. A croire que le Chaman y rajoutait des herbes diurétiques pour le plaisir. Aussi, elle hésita un instant avant de porter la boisson à ses lèvres. Les latrines étaient loin d’être ses amies, surtout dans le désert. Depuis qu’elle était humaine, le mot confort avait retrouvé toute sa signification.

« Sans la couronne, tu souffrirais moins
— Entourée d’humains ? Je ne crois pas, non !
— Prends du recul alors. Tu n’as de toute façon pas de plan. »

L’Ombre aurait souhaité se mettre en colère, mais celle-ci ne trouvait pas la force d’exprimer son agacement. D’autant plus que le Chaman n’avait pas réellement tord sur le fond. Elle n’avait pas de plan vivable pour le moment pour s’extirper de la situation dans laquelle elle s’était volontairement enlisée. Si la jeune Maha éprouvait bien des difficultés à porter son enfant, l’Ombre savait pertinemment qu’elle ne mourait pas de sa grossesse. Bien au contraire. Elle en retrouverait la santé. Et la tuer n’était pas une option envisageable de par son statut d’Ombre. Il lui fallait donc trouver un moyen de repartir avec le nourrisson sans s’attirer la colère de tout un village. De préférence, avant la naissance de l’enfant. Ses maux de tête constants ne l’avaient pas aidé à trouver l’inspiration. Ni le Chaman d’ailleurs.

« Tu ne m’as pas non plus aidé à en trouver un, lui fit-elle alors remarquer
— Les miens, tu ne les écoutes pas. Tu ne peux pas repartir avec un enfant qui n’est pas le tien, juste parce que tu suspectes que l’âme qui renferme son esprit soit la même âme qui renfermait l’esprit de ta louve. Même un Chaman sous herbes hallucinogènes n’aurait pas émis une théorie aussi fumeuse, enfin si peut-être le Suprême de l’Au-Delà Devaraj…
— Soit plus bref, j’ai déjà assez mal de tête, le supplia l’Ombre qui éprouvait des difficultés à le suivre
— Pas de plan, fin de l’aventure. C’est assez bref ?
— Tu es exaspérant ! C’est ainsi que tu me soutiens ? s’énerva l’Ombre qui se demanda alors pourquoi elle était allée un jour toquer à la porte du Chaman. Elle avait accepté de se  marier avec lui pour le convaincre de la suivre et en échange, il ne cessait de tenter des approches séductrices, plus que de l’encourager dans son projet. Je suis ton épouse, tu pourrais au moins respecter cela et m’apporter un soutien sans faille quelles que soient mes décisions.
— Parlons-en de notre mariage. Pour ça, tu as su changer de prénom ! Mais pour jouer les femmes médecins, ça non, Aaliah elle ne s’encombre pas d’une nouvelle identité.
—  Tu parles de moi à la troisième personne, maintenant ?
— C’est ce que tu voulais, que nous soyons alliés sans être intime. D’ailleurs, si ton projet flanche, ça t’arrange, tu n’auras pas à jouer les Padischah, car je te rappelle que c’est elle mon épouse aux yeux de ceux qui étaient présents à la cérémonie. »

Le ton montait, progressivement. Mélange de colère et de frustration. L’homme ne vivait que pour l’amour d’Aaliah et s’il savait qu’elle ne pouvait ressentir d’émotion de par sa nature d’Ombre, il avait toujours espérait qu’elle userait d’illusion pour se convaincre d’une réciprocité sentimentale. Certaines Ombres le faisaient pour mieux se mêler à la masse, mais Aaliah n’avait encore jamais fait le moindre effort pour montrer de l’attachement au Chaman qui pourtant sacrifiait beaucoup de son temps pour l’épauler. A part le mariage, bien évidement. Cependant, celui-ci prenait plutôt une allure de mascarade que d’un véritable effort de la part de la jeune femme. Elle n’avait depuis plus jamais réendossé l’identité de Padischah.

«  Si tu souhaites revoir ton épouse, tu n’as car faire en sorte que j’avance dans mon projet au lieu de te plaindre constamment. L’Ombre s’était levée, offusquée par les accusations pourtant tout à fait fondées du Chaman.
—Et en plus, tu rejettes la faute de ton échec sur moi ! Tu t’es mise dans cette situation sans même me demander mon avis, pourquoi ce serait à moi d’intervenir ? N’aurais-tu donc personne d’autre à qui demander de l’aide ? »

La dernière question se voulait volontairement blessante. Le Chaman espérait ainsi rappeler à l’Ombre combien elle était seule et que si elle souhaitait réellement avancer il lui faudrait mettre de l’eau dans son vin. Beaucoup. Il était le seule homme capable de la supporter et d’avoir envie de l’aider. Du moins, le croyait-il. Car le regarde penché de l’Ombre lui indiqua qu’elle venait de trouver une alternative à son problème. D’ailleurs, elle se retourna aussitôt pour prendre une cape afin de se protéger du sable, signe qu’elle comptait traverser le désert. Le Chaman resta ahuri un instant. Ce n’était pas le retournement de situation auquel il s’attendait. Il imaginait plutôt l’Ombre s’excuser et devoir la réconforter aux creux de ses bras. Assurément, il avait omis un critère crucial dans son calcul, mais lequel ?

« Où vas-tu ? s’inquiéta-t-il en oubliant toute rancœur. S’il pouvait haïr la jeune femme, il se refusait toutefois de la perte.
— Demander de l’aide à mon futur mari, répliqua-t-elle aussitôt sur un ton désinvolte, sachant que le Chaman ne mettrait pas longtemps pour faire le lien. Ils avaient déjà vaguement abordé ce sujet, un jour où l’Ombre avait souhaité attiser la colère du Chaman. Cependant, Aaliah n’aurait jamais cru qu’elle tiendrait sa promesse. Rassures-toi, je ne suis pas rancunière. Je t’inviterai à la cérémonie. Elle se fera sur les terres de mon empire et selon les rites de mon empire ! conclua-t-elle, afin de démontrer qu’elle mènerait sa quête jusqu’au bout. Puis, elle tourna les talons
— Aal ! Reviens ! Il lui attrapa le bras pour tenter de la retenir et de la raisonner. Je serai ce mari, je serais cet homme à tes côté pour bâtir ton empire.
— Soit, reste ici et veille sur mon enfant. Je verrai à mon retour si je change d’avis. L’Ombre repoussa la main du Chaman en hochant la tête pour affirmer son départ catégorique. Ma décision de partir est prise. Lui me fournira une solution... »

Du moins, l’espérait-elle. Mais cet homme avait déjà montré son inspiration pour répondre à ses demandes, même les plus étranges. Nul doute qu’il trouverait un moyen de répondre une fois encore par la positive afin de la surprendre.  

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