Arrachant l'aile d'un délicieux poulet qu'il porta à ses dents blanches, le démon planta ses canines dans la chair délicate de la volaille. Il profitait d'un succulent repas en compagnie d'une démone qu'il avait rencontrée quelques semaines plus tôt. Krog était encore et toujours présent, siégeant sous la grande table en bois de chêne, suffisamment haute pour pouvoir l’accueillir. Il rongeait hargneusement les os que son maître lui glissait par dessous, sa puissante mâchoire les brisant comme s'il s'agissait d'une vulgaire biscotte. Les deux récents « amis », s'il fallait les appeler ainsi, discutaient à propos de tout et de rien, mettant sur le tapis des sujets divers et variés ; sur le pouvoir mis en place, sur la diplomatie, sur la prédominance des races au sein des terres. Ce ne sont pas les sujets qui manquaient à vrai dire. La jeune femme qui dégustait un appétissant rôti en face de lui disposait d'une interminable chevelure verdoyante, luisante et soyeuse. Tandis qu'elle prenait un fécond plaisir à tirer sur la viande décharné, ses yeux, aussi bleus que le ciel emplissait l'hostilité envers ce repas de roi. « Tu sais Zane, je pense qu'il est grand temps que tu fasses tes preuves. Ton évolution n'est pas passée inaperçue dans les hautes sphères. J'ai entendu plusieurs fois parler de toi en me perdant malencontreusement dans les couloirs. » Déclarait non sans goguenardise, la démone qui, au moindre mouvement faisait rebondir son imposante poitrine dont le corset pourtant serré de la belle.

Elle parlait le plus familièrement du monde en prenant à gauche et à droite les aliments qui appelaient à finir dans son estomac. De son côté, l'homme terminait de déglutir son morceau de pain tout en allongeant le bras pour saisir la coupe de vin posé sur un plateau en argent. « J'y ai songé Alazée, et j'y songe encore. Il me faut faire quelque chose qui corresponde à mes compétences, et qui attise l'intérêt de mes supérieurs. Tu as sûrement des propositions à me faire. » Évidemment qu'elle en avait. Il était convaincu qu'elle n'abordait pas le sujet par hasard et qu'elle avait dû potasser la question bien avant de lui en avoir parlé. Outre son physique incroyablement avantageux qui attirait indéniablement les regards avec la même interaction qu'un aimant contre le métal, c'est surtout son indéniable intelligence qui avait épaté le ténébreux. S'il devait la décrire en optant pour le moins d’adjectifs possible, il se contenterait de dire qu'elle était son alter ego féminin. Car oui, ça ne s’arrêtait pas à des broutilles sans nom telles que le contenu de la cervelle et l'aspect physique. Son tempérament était comparable au sien, d'autant plus lorsqu’elle en venait à s'acharner sur les pauvres victimes, auquel elle réservait toujours une mort perverse et humiliante, loin de ce que pouvait imaginer un être aussi malsain soit-il. « Tu es sournois, malin et redoutable psychologiquement parlant. Même si tu n'es pas encore installé dans la hiérarchie, beaucoup te craignent pour ça. » Ce qu'elle lui avouait ne l'étonnait pas plus que ça. En règle générale, et ce quelque soit la race, les uns pensaient que la force brute régissait toutes les lois du monde, alors que d'autres entraînaient leurs magies sous garantie qu'ils deviendraient les éternels maîtres grâce à ça. Grave erreur de penser que l'une ou l'autre constituait une vérité absolue et immuable. La réponse à la question de savoir : qu'est-ce qui nous rend forts ? Est beaucoup plus complexe. Mais elle tenait un début de réponse en la tenant par la réflexion, par l'idée de rechercher et de trouver ce qui permettait à autrui de se surpasser.

L'intellect n'était pas ce qui fleurissait le plus en enfer, et ce même parmi les hauts gradés. Zane balança une cuisse d'ours à terre, la destinant au loup qui rampa pour s'en emparer. « Accouche Alasée, j'ai un emploi du temps chargé. » Dédaigna-t-il en s'enfilant un godet entier composé d'un liquide rassemblant les alcools les plus forts du continent. Il essuya ses lèvres avec le revers de sa manche, ne prenant pas la peine d'utiliser le torchon à proximité. Il venait de terminer son repas, alors il posa ses coudes sur le plat de la table, entremêlant ses doigts pour poser son menton dessus. Il fixait les prunelles de sa camarade dans l'attente d'une alléchante proposition. Celle-ci imprégna un chiffon humide sur le pourtour de ses lèvres. « J'ai entendu des rumeurs comme quoi un ange déchu voudrait regagner la confiance des emplumés à ailes blanches. Tu sais à quel point ce genre de comportement est inadmissible pour nous autres. Si tu parvenais à lui faire comprendre qu'il est en train de filer un mauvais coton, je suis convaincue que tu empocherais le gros lot. » Comme d'habitude, la démone était très perspicace. De plus, elle avait planifié une mission qui lui correspondait tout à fait, c'est pourquoi il ne put se retenir de glousser en frappant joyeusement des mains et en tapant du pied à terre, brusquant au passage le loup qui poussa un râle. « Tu es épatante ! Je vais finir par me méfier de toi ma grande » plaisanta le démon qui se leva brusquement de sa chaise. Alazée le suivit du regard alors qu'il époussetait ses vêtements salis par les miettes et autres restes du repas. « Je vais avoir besoin de toi. Suis-moi, je t'expliquerais tout en chemin. »

Zane conduisit son compagnon et sa partenaire en dehors de l'enfer. Il avait fait part de son plan à la démone, lui expliquant tout ce qu'il comptait faire pour garder ce précieux allié du côté obscur de la force. Inutile de dire que les péchés capitaux étaient la clé pour verrouiller la porte de l'extérieur, et qui empêcherait à nouveau le déchu de sombrer dans la folie en voulant retourner avec les idiots de la lumière. Pour mieux réussir son coup, il entendait faire appel à tous les vices. En multipliant ses chances, la victoire lui serait à portée de main, encore fallait-il qu'il ne dise pas n'importe quoi. C'est là qu'Alazée avait eu raison de lui proposer ça. Les mots avaient un pouvoir presque plus grand que la magie elle-même, elle permettait selon le bon emploi de ceux-ci, de manipuler à sa guise les fils qui reliait chaque personne entre les doigts du ventriloque. La première chose à faire avant tout consistait à trouver l'exilé en question qui agaçait les démons. Là-dessus, il pouvait faire appel au flair de Krog, auquel il donna quelques directions à suivre, lui précisant dans les moindres détails le comportement qu'il devait adopter s'il venait à repérer la cible. Il partagea aussi divers emplacements avec sa consœur, car pour dénicher rapidement un oiseau, le plus évident restait de se diviser mutuellement le territoire, sans quoi ils passeraient toute la journée à effectuer des recherches sans conséquence. Dorénavant seul, Zane se haïssait de ne pas disposer d'un pouvoir de détection avancé. Quand on pouvait simplifier les tâches ingrates comme celles-ci, il était toujours bon d'opter pour ce genre de complaisance. Bah, il finirait par s'en sortir sans de telles tours magiques, comme d'habitude.


Il avait soudainement une petite idée derrière la tête. A l'abri des regards indiscrets, en s’enfournant dans une ruelle dénuée de vie, le démon à la longue chevelure retira le haut de sa tunique puis le jeta à terre. Petit à petit, la peau de ses omoplates se déchira de chaque côté, laissant sa majestueuse paire d'ailes noire émerger discrètement. En plaquant sa main sur ces dernières, il modela la texture et la couleur de son plumage afin que ceux-ci s'apparentent à ceux des déchus. Il plaça ensuite ses deux mains devant son visage pour recouvrir l'intégralité de celui-ci. En les ôtant, ses yeux, son nez et sa bouche avaient quelque peu changé de forme. En revanche, il préserva sa chevelure, c'était inutile de la dégrader. Sa démarche était simple, une fois qu'il trouverait ledit ange, il se ferait passer pour l'un des siens et tenterait le tout pour le tout en le séduisant de ses belles paroles. S'élevant en hauteur, le démon s'invita au bal aérien en ondulant son corps entre les volatiles et autres créatures volantes. Il scanna ainsi le périmètre durant une bonne heure avant d'avoir enfin ce qu'il souhaitait. Le déchu était assis sur une chaise, laquelle était posée sur un toit. Ce dernier basculait la tête en arrière, lorgnant visiblement les nuages à la recherche d'un signe de ses anciens camarades. Le démon transformé en banni vola comme un oiseau en perdition dans l'intention d’atterrir sur le toit. Il s’entremêla cependant les pattes et chuta grossièrement au sol, la tête la première. Haletant de fatigue, il força sur ses mains pour se redresser, mais fut gentiment aidé par l'ange aux ailes noires qui lui tendit la main. Zane l’agrippa délicatement en se hissant, passant son autre bras sur le dos de l'inconnu. « Merci mon ami. Content de voir l'un des miens. » Son interlocuteur avançait tout en prenant bien soin de diriger son homologue sur la chaise qu'il lui confia. « Qu'est-il arrivé ? On te pourchassait ? » Oh, oh, c'est exactement ce qu'il avait voulu faire croire en jouant la comédie. Il avait donc été suffisamment dans son rôle pour que cela soit crédible. « Me pourchasser ? Si seulement c'était que ça. Depuis que j'ai été consumé par un péché, les anges me chassent jour et nuit afin de mettre fin à mes jours. Laisse-moi te conter mon histoire... » Le récit du démon débuta dans une harmonie de mots, qui bien ficelées entre elles racontaient l'histoire d'un pauvre ange qui avait été au service des siens pendant de longues décennies. Il n'omettait pas de décrire tous les détails comme si ça s'était vraiment passé, passant de ses plus belles périodes aux plus sombres. Il décrivit le jour où il fut attiré par cette femme, subissant la beauté de l'acte en jouissant d'un plaisir qu'il n'aurait jamais imaginé ressentir.

En contant sa fausse histoire, Zane comprit que le déchu était tombé dans le même vice en plus de celui de l'envie. Il partageait à son tour son aventure, en venant aux faits lorsqu’il disait regretter ses actes et vouloir retourner auprès d'eux. « Tu fais fausse route si tu veux mon avis. Nous en sommes la preuve tous les deux, les anges sont sensibles comme tous à la transgression. Je ne dis pas que les démons ont tout compris, je dis qu'ils existent, car nos envies subsistent. Je ne pense pas que les réprimer est la meilleure solution. Je suis bien plus épanoui maintenant qu'auparavant. » Il n'était pas aisé de faire comprendre aux obstinés que la valeur ne se distinguait pas à de vulgaires vertus. En jouant avec la pointe du couteau qu'il dissimulait sous sa tunique, Zane fut très heureux d'entendre la voix de la sublime Alazée. Heureusement qu'elle avait fini par le trouver, ils allaient pouvoir mettre leur plan à exécution. Les deux hommes se tournèrent spontanément vers la nouvelle venue, attardés par les charmes qu'elle dégageait. Aguichant les deux mâles, elle glissait sensuellement l'index le long de ses lèvres pulpeuses. « Eh bien, mes mignons, vous paraissez si tristes. Et si on s'amusait tous les trois ? » Le démon se força à retenir un rire, il devait rester sérieux en toute circonstance, et ce malgré le tableau qui l'amusait. La prêtresse du désir ne s'arrêtait pas là. Comme convenu, elle devait le faire chavirer, nul doute qu'elle y parviendrait si elle restait sur sa lancée. Zane donna un coup de coude amical à la personne se tenant à ses côtés. « Allez, ose me dire que ça ne te tente pas. Personnellement j'en ai très envie. » Elle fit volontairement valser sa plantureuse poitrine puis marcha vers eux, une démarche féline et incroyablement sexy. Elle claquait le sol de ses talons tout en passant sensuellement sa main sur elle, glissant plus sensuellement encore vers son bas ventre. Même un aveugle aurait compris que ça plaisait fortement à l'expatrié, qui au-delà de plusieurs minutes d'observations et de supplices, se laissa finalement aller à la tentation. Ange ou bien dieu, il restait un homme, avec les mêmes faiblesses que ces derniers. La luxure était sûrement la pire de ces dernières, en tout cas du point de vue du démon. « Partez devant, je vous rejoins » leur intima-t-il, même s'il ne comptait évidement pas le faire. Profitant du fait qu'il leur tournait le dos, Alazée et Zane s’échangèrent un clin d’œil. Il lui devait une fière chandelle, et n'oublierait pas ce qu'elle avait fait pour lui.