Dans le ciel, au dessus de l'océan, un gros corbeau noir voletait, seul. L'on avait coutume de penser que les corbeaux ne se déplaçaient qu'en bande, à la recherche de chair fraîche à se mettre sous la dent. Le peuple chamanique les voyaient comme un présage de la venue de la mort, mais pas uniquement, également comme un bon présage. Celui-ci était, quoi qu'il en soit, un oiseau de mauvais augure. La famille Taiji était composée d'une longue lignée de femmes qui avaient brillé par leurs décisions et la faculté imperturbable que chacune avait déployé à se hisser au sommet de ce qui, pour elle, était important. Cependant, celle-ci, ce corbeau, était celle qui était la moins connue de toutes, du moins, dans la réalité. Mitsuko Elyzabeth Taiji avait décidé de conquérir le monde des contes de son vivant et d'y incarner le personnage principal. Méchante, ses rôles avaient toujours correspondu à son image. Jadis, ses pouvoirs lui permettaient de changer les écrits, de faire naître plusieurs versions d'un même conte et de tourner à son avantage l'histoire. Aujourd'hui, elle était obligée de vivre au Manoir Taiji, recevant les remarques déplacées des autres Mitsuko qui y vivaient. Elyzabeth aurait pu leur révéler son secret mais elle n'en avait pas envie, gardant tout ceci à clef dans un jardin qu'elle était la seule à pouvoir pénétrer : le jardin de son esprit. La Sorcière était ambitieuse mais ses ambitions ne concernaient en rien ce monde. Les contes étaient bien plus simples à détourner et à comprendre tant les personnages y étaient stéréotypés. Les rôles principaux étaient rares et la plèbe facile à convaincre. Ce qu'Elyzabeth souhaitait faire était simple : reprendre son empire passé et lier les contes afin de façonner un monde plus vaste où chaque princesse se côtoieraient, où chaque prince entrerait en rivalité. Elle imaginait un immense chaos mis en œuvre par ses soins. Malheureusement, pour le moment, elle devait se cantonner à la réalité de ces terres.

Morne existence qu'était la sienne depuis qu'elle était revenue parmi les vivants. Néanmoins, il semblait que le sort ait décidé de mettre un peu de gaieté dans sa vie. Lorsque les tremblements commencèrent à menacer le continent dévasté, comme chaque soir, elle était à la fenêtre de sa chambre, une bougie à la main, en train de lire un livre. Elle aurait pu se servir de la magie de l'endroit pour s'éclairer mais elle aimait l'ambiance que la lumière vacillante de la bougie créait. Le rythme de son cœur s'accéléra alors que l'Antre des Damnés se mit à gronder, comme si un monstre avait décidé de s'éveiller depuis les entrailles de la terre. Enfin il se passait quelque chose qu'elle pourrait vivre en attendant de recouvrer ses dons magiques, quelque chose d'intéressant. Toute la nuit, elle resta là à écouter le bruit des grondements du monde, la terre craquer, s'écarter ici et là. Le Manoir Taiji était protégé depuis des siècles et des siècles, comme si rien ne pouvait réellement arriver à la demeure familiale sans l'accord de sa propriétaire originelle. Elyzabeth n'en dormit pas, trop obnubilée par les possibilités qu'annonçaient les jours à venir.

Le lendemain matin, Mitsuko Aria Taiji n'était déjà plus là. Aussi, elle demanda au majordome s'il pouvait lui communiquer des nouvelles. Elyzabeth préférait cet homme à Seth à vrai dire, l'ancien titulaire du titre ne semblant pas fidèle à toutes les Taiji. Il avait fait son choix et entre Aria et Edelwyn, il avait choisi la seconde. La Sorcière, elle, n'avait pas l'intention de choisir. Manipulatrice de génie fut un temps, elle entendait prévoir sa propre réussite, indépendamment de celle de ses descendantes et ascendantes. « Il semble, Madame, que le continent dévasté en entier se soit mis à trembler. Mais, je pense qu'il y a quelque chose qui pourrait répondre à votre esprit scientifique outre les caprices de la terre et l'apparition d'un nouveau territoire. Dame Aria est partie dans l'optique d'en savoir plus sur ce dernier point mais je suis certain qu'il vous faille toute autre chose. ». « Parlez je vous écoute. » sourit-elle, sentant déjà que ce qu'il allait lui dire allait lui plaire. « D'étranges statues sont apparues. Personne ne sait d'où elles viennent et ce qu'elles sont. Certaines entourent la Citadelle Blanche et explorations missions scientifiques vont être menées là bas d'après mes sources. Vous devriez vous joindre à ces dernières... ». Voilà la raison pour laquelle la jeune femme volait à présent vers la Citadelle Blanche.

748 mots

Mitsuko Elizabeth Taiji se trouvait à présent aux alentours de la Citadelle Blanche. En survolant l'Océan, elle avait remarqué à quel point ce dernier était belliqueux, comme si les flots projetaient secrètement de recouvrir le monde, de l'annexer au moyen de bêtes monstrueuses et immondes. Cela ne la dérangeait pas, loin de là. Son domaine à elle était celui des contes, non celui de la réalité. Cependant, pour le moment, elle se contenterait de cette réalité. Et puis, ces statues l'intéressaient, comme elles auraient éveillé la curiosité de n'importe quel scientifique digne de ce nom. En atterrissant, elle remarqua d'ailleurs qu'un bon nombre d'individus se trouvaient déjà là. La Citadelle Blanche, elle la préférait quand elle était encore en haut de cet escalier interminable. Là, entourée des flots, elle n'était, selon la femme, pas à l'abri. Il était fou de vivre sur une île en sachant à quel point les Ondins étaient maléfiques. Enfin, peu importe. Certains osaient même s'établir près de la Prison ou de l'Enfer. A croire que le mal ne faisait plus frémir personne. Loin était le temps où la simple vue d'un Démon suffisait à faire trembler d'effroi. A présent, on les voyait comme des individus aux idéologies différentes mais qui pouvaient, sans doute, se montrer raisonnables. Mais qu'importe, ce monde n'était pas sa réalité. La jeune femme fit un pas sur le sol bordant l'île, sa robe noire de jais la suivant. On aurait jamais cru qu'elle venait ici pour étudier les statues mais plutôt qu'elle s'apprêtait à conquérir une terre, puissante reine. Enfin, on l'aurait cru si les personnes présentes avaient remarqué sa présence. C'était toujours une épreuve de sortir du Manoir Taiji car si les serviteurs étaient au petit soin à l'intérieur de la demeure, l'extérieur ne se souvenait plus d'elle et lui renvoyait simplement la triste vérité : elle avait perdu sa puissance. Elle n'était plus rien, qu'un simple reflet qui n'attirait plus l'attention. Serrant les poings, elle s'avança néanmoins, observant ceux qui s'adonnaient déjà à la tâche. Plus aucune puissance mais une arme redoutable. « Bonjour, je suis Elizabeth Taiji. Je viens vous prêter main forte. ». Un homme détourna le regard pour le poser sur elle. Il la regarda de la tête aux pieds avant de reporter son attention sur le plan qui était posé sur la table. Il attendit quelques secondes avant de lui répondre d'un ton las. « Nous acceptons n'importe qui pour nous aider, vous n'avez pas besoin de mentir sur votre identité. Je ne suis pas idiot, je connais l'histoire puisqu'elle est mon domaine de prédilection. Mitsuko Elizabeth Taiji est morte il y a de cela bien longtemps. ». Il rit brièvement. « Et puis, entre nous, vous auriez pu choisir une Taiji plus puissante, cette dernière n'a pratiquement jamais fait parler d'elle. ». Les poings de la jeune femme se serrèrent un peu plus. Comment cet impertinent osait-il lui parler sur ce ton ? Seulement, que pouvait-elle faire, concrètement ? « Et quel est votre nom, mon cher ? ». C'était le seul moyen qu'elle avait. Il lui dirait ce qu'il en était et quand sa puissance lui serait rendue, elle le retrouverait pour lui faire payer amèrement l'outrage. « Wielfried Taïmon. ». Elle rit. « Un nom qui a traversé les siècles en effet. Très bien Wielfried Taïmon, je m'en souviendrais. ». L'homme la fixa un moment avant de continuer. « Je vais vous aider pour votre prochain mensonge. Cette femme, Mitsuko Elizabeth Taiji, elle était mariée à un de mes ancêtres, Loki Taïmon. ». « Certainement. ». Oh oui, elle se souvenait parfaitement de son « cher » mari. Heureusement qu'elle n'avait pas encore conscience de la traîtrise dont ce dernier s'était rendu coupable à son égard. « Mais peu importe, à vrai dire. Ces histoires appartiennent au passé. Je vous propose donc de nous attarder sur le présent. ». Et elle se chargerait de changer son futur bientôt. « Que représentent ces points sur votre carte ? ». L'homme fixa le document. Il était énorme et maintenu sur la table grâce à des poids qui empêchaient le vent de l'éloigner au large. « Ils représentent toutes les statues que nous avons aperçu à ce jour. Autant vous dire qu'il y en a beaucoup. Néanmoins, pour le moment, elles sont inertes. ». De l'autre côté de la table, une femme, fixait Elizabeth en silence. Ce Taïmon était simplement idiot de ne pas avoir reconnu la Taiji se disait-elle.

745 mots

« Vous voulez dire que ces statues sont apparues comme cela, sans crier gare, que personne n'a rien vu et que, depuis, elles reposent dans le silence complet ? ». « C'est cela. » dit l'homme. C'était légèrement inquiétant. Elizabeth n'était sans doute pas la seule à le penser. Des apparitions inexpliquées n'étaient jamais un très bon signe. « Les avez-vous étudié de près ? ». « Non pas encore, nous allons nous y mettre. Nous voulions couvrir le périmètre avant pour être sûrs de les avoir toutes répertorié. ». Il valait mieux. « Je voulais également voir si un signe pouvait ressortir de la position de ces statues. Parfois, sur certains sites, l'emplacement a une importance capitale, il dessine quelque chose qui permet de devine quelle race est à l'origine du mystère. ». « Et là ? » demanda Mitsuko en regardant la carte. Il lui semblait ne rien voir de particulier. L'emplacement des statues n'était pour elle qu'un nuage de points parfaitement hasardeux. Après, elle n'avait pas vécu longtemps sur les Terres du Yin et du Yang de son vivant, mais en tant qu'esprit, elle les avait parcouru à bien des reprises. C'était d'ailleurs étonnant que les manigances de son époux lui soient encore aujourd'hui inconnues. Quoi qu'il en soit, elle n'avait pas souvenir d'avoir déjà vu un dessin ressemblant. La réponse de l'homme la conforta d'ailleurs dans ses idées. « Non rien. Je ne vois rien. Tout ceci n'a été qu'une perte de temps. ». Il semblait légèrement agacé. « Enfin, au moins nous savons où elles se trouvent. Pour le reste, tout ceci est encore à bien des égards un mystère. ». Les mystères plaisaient toujours aux Taiji, c'était un fait. « Hé bien, qu'attendons-nous pour aller découvrir ce qu'il en est véritablement ? ». Elizabeth n'avait plus assez de prestance pour convaincre les foules. Si Wielfried ne l'avait pas voulu, il n'aurait pas bougé. Néanmoins, puisque c'était justement ce qui était prévu, il finit par lâcher la carte du regard. « Je vous propose de nous diriger vers le nord. Il y a déjà d'autres races qui observent les statues au sud et je n'ai aucune envie de me mélanger à des peuples qui me sont étrangers. ». « C'est étrange. Comment avez-vous deviné que j'étais une Sorcière ? ». « Et vous ? ». « Les Taïmon le sont tous. ». « Vous seriez étonnée. ». « Ne vous moquez pas de moi. Ceux qui portent ce nom préférerez mourir plutôt que de changer d'essence. ». « Parlez moi sur un autre ton. Qui êtes vous pour prétendre connaître ma famille ? ». Les paroles étaient sans appel et l'homme avait le charisme nécessaire pour faire taire la jeune femme. Il ne perdait décidément rien pour attendre. Se faire haïr d'une Taiji était le meilleur moyen de mourir dans d'atroces souffrances car peu importe le temps que cela prendrait, la vengeance sonnerait. En attendant, elle devait capituler. « Bien. Vous devez très certainement connaître bien mieux les vôtres que moi. ». C'était sans doute faux. Ce gamin n'avait pas un dixième de son âge, comment pouvait-il être au courant de choses bien plus anciennes que lui ? Anciennes mais également secrètes. Elle lui ferait manger sa carte. « En route . » conclut-il sans revenir au sujet principal. Pourtant sur son faciès, l'on pouvait aisément voir qu'il prenait plaisir à se faire obéir et à montrer qu'il était plus puissant qu'Elizabeth.

Près des statues, Elizabeth resta un moment en retrait, regardant Wielfried s'avancer vers les créatures hideuses qu'elles représentaient. Ce fut à ce moment là que la femme silencieuse jusqu'ici vint à la rencontre de la Sorcière. « Je sais qui vous êtes. Je vous informe également qu'à votre mort, votre époux a repris votre travail. Il a créé un groupe secret auquel je fais partie. Nous vous contacterons bientôt, votre présence parmi nous nous honorera. » murmura-t-elle pour finir. La Taiji tourna la tête vers elle doucement, dévisageant son visage. Un fin sourire apparut sur ses lèvres. Elle allait dire quelque chose mais Wielfried parla avant elle. « C'est étrange, je ressens une force émaner de ces choses... C'est comme si elles avaient un pouvoir spécial... Mes sens sont troublés et ma tête devient douloureuse... ». Il s'en éloigna un peu, fixant les objets, intrigués. Ce fut à ce moment qu'Elizabeth souffla à l'inconnue : « Si ma présence vous honorera dans le futur, alors je suppose que vous ne verrez aucun inconvénient à attacher pour moi ce stupide personnage à l'une de ces statues à présent. Dans un but purement scientifique bien sûr... ». Elle sourit, son regard mauvais se posant sur Wielfried.

781 mots

Elle n'aurait jamais pu faire une telle chose seule, c'était certain. Néanmoins, la femme inconnue qui lui avait adressé la parole dégageait quelque chose de mystique, quelque chose de puissant et elle était sûre que cette dernière pourrait tout à fait vaincre le Taïmon. Puisqu'il s'agissait d'une adepte des contes, elle devait également lui vouer une certaine admiration, même si sa puissance était médiocre. Les travaux scientifiques, quels qu'ils soient, avaient de la valeur, même si leur auteur était un illustre inconnu ou un faible de la pire espèce. « Je vois que votre esprit est toujours aussi maléfique. Je suppose que cela fera de vous une adepte de notre façon de fonctionner. Et puisque vous le demandez si gentiment... ».

Le Taïmon était à présent attaché à la statue. Il n'avait pas fallu beaucoup de temps à l'inconnue pour réaliser des liens de métal qui le maintenaient accroché à cette dernière sans que nulle fuite ne soit possible. Mitsuko s'approcha, fixant l'homme qui se débattait avec des yeux mauvais. « Oh il me semble qu'un adage s'applique à ce genre de cas. Quel est-il déjà ? Ah oui : qui est pris qui croyait prendre. ». Le toisant de haut, elle n'avait aucune prestance mais il était bien obligé de la regarder. Elle était la seule source possible de son salut. « Comme je vous l'ai dit, mon nom est Mitsuko Elizabeth Taiji, effectivement revenue d'entre les morts, femme de Loki Taïmon, un Sorcier puissant qui crut visiblement bon de s'approprier mes travaux. Et sachez pour votre gouverne, cher Wielfried, que ma puissance était bel et bien effective. Seulement, elle l'était dans un monde que les faibles d'esprit tels que vous ne peuvent envisager. ». Elle rit, mauvaise. « Vous vouliez étudier ces statues, et bien je vous accorde votre souhait. Vous serez le cobaye qui nous servira à examiner leurs effets. ». Il ne pouvait pas parler, pas répliquer, lui donnant une certaine aisance dans ses paroles. Face à un homme capable de se défendre, elle n'aurait sans doute guère eu autant d'assurance. L'orgueil aidait toujours mais tout de même, la réalité l'écrasait souvent assez facilement, donnant à l'orgueilleux des allures ridicules.

Les effets ne tardèrent pas à se manifester : douleurs diverses, folies, hallucinations sans doute. « Ces statues ont un pouvoir effrayant. ». « Oui, néanmoins il semble que si nous en restons éloignées, ils ne fonctionnent pas. Peut-on cependant en conclure que leur magie a une faible portée ? Il pourrait s'agir que du commencement. Après tout, elles sont apparues il y a peu... ». « Vous pensez qu'elles pourraient être bien plus néfastes ? ». « Sans doute. En attendant, je vais relâcher cet homme. Il a assez payé. » « Vous n'y pensez pas ? » demanda Elizabeth incrédule. Cela l'aurait arrangé qu'il meurt là. Un ennemi de moins sur sa liste. Néanmoins, l'inconnue ne l'entendait pas de cette oreille. « Je vous ai aidé à vous venger. Si vous voulez le tuer, vous devrez retrouver votre puissance. Entre nous, je ne suis pas sûre que vous puissiez survivre longtemps dans ce monde telle que vous êtes devenue. ». Elle marqua une pause. « Et puis, il semblerait que vous n'ayez pas le choix. L'histoire vous voit comme la pire Taiji ayant jamais existé, la plus faible, la moins créative. Vous devez laver votre honneur. Vous savez, les individus appartenant à mon groupe ne vous connaissent pas. Loki s'est approprié votre travail. Je suis au courant grâce à certains dons qui sont miens. Mais vous êtes une inconnue dans bien des domaines. Votre destin sera sans doute de laver les affronts que l'on vous a fait. ». Les liens de métal ne retenaient plus l'homme depuis quelques secondes, celui-ci se dirigeant déjà vers les deux femmes pour obtenir vengeance. « Essayez de trouver à qui appartiennent ses statues, cela fera déjà un pas de plus vers le pouvoir. En attendant, je serai vous, je quitterai les lieux avant que cet homme ne vous tue. ». Elle avait raison. Elizabeth eut juste le temps de se transformer en corbeau, évitant par le plus pur des hasards un coup de couteau meurtrier. Quelques battements d'ailes et elle fut haut dans le ciel. De là où elle était, elle put voir une douce lumière se projeter des statues. Le mystère restait entier. Elle savait simplement à présent qu'il fallait se méfier de ces avatars.

739 mots