Comment réagir lorsque, sorti des néants et des abysses, surgit devant vous un être de votre passé pour restituer un lien disparu ? Comment le chasser si l'idée vous horrifie ou l'accepter sans qu'un enthousiasme aigu ne se livre sur votre visage trop transparent ? Sherry n'avait  pas moyen de rejeter ainsi une demande de la part de son maître, bien que celui-ci ne l'ait contacté que par ''lettre'' – qu'il avait déposé à son intention juste devant le logis dans lequel elle s'était installée – et qu'il n'ait servi que d'intermédiaire afin de lui remettre une mission de la plus haute importance. Quelle importance à ses yeux ? Comment savoir comment se reflétait-elle dans ses yeux lorsque des siens couleur miel elle le regardait dans toute sa sincérité ? Comment pourrait-elle le comprendre s'il refusait lui-même de s'ouvrir à ses confidences … ? En dépit de toute l'inquiétude dont il pouvait faire preuve à son égard, jamais ces sentiments n'atteindraient la jeune femme qui elle, interprétait cela comme un lâche délaissement ou un rejet exténuant …

Des années s'étaient écoulées depuis leur dernière rencontre, cette dernière n'avait rien d'enviable, rien qu'un repas à deux qui s'acheva de la plus rustre façon qui soit et qui dessina ensuite toute sa destinée. Jamais plus ils n'avaient échangé quelque parole que soit, et l'homme n'avait fait que l'observer dans l'ombre à l'abri de tous les regards, le sien inclus. Sans tourner autour du pot et espérer vainement qu'il finisse par venir à sa rencontre, elle se contenta d'accomplir cette fameuse mission impliquant directement son peuple et les siens, un peuple qu'elle désirait protéger, une nation qui était la sienne et que depuis des siècles elle hésitait à accepter comme telle mais qui au final était tout à ses yeux. Quand bien même elle aurait vécu à travers les âges, traversé des siècles d'histoire vivante, jamais elle n'aurait pu trouver autre être qu'un des siens pour comprendre les obstacles qu'elle avait eu à braver pour se faire accepter.

Elle n'avait rien : elle qui s'était vue opprimée, elle qui, malgré charnières et roseaux épineux, avait dû parcourir le jardin du destin ; elle qui avait grandit à l'écart de tout, rejetée, à l'abri des regards, renfermant son cœur, le protégeant d'une paroi de glace, haïe, battue, salie, blessée. Elle n'osait pas espérer un traitement de faveur et encore moins un quelconque mérite basé sur des responsabilités qu'elle endossait sans charge. En dépit de ses bienfaits irréprochables pour l'avenir d'une race qu'on croyait jadis inférieure, elle y trouvait un plaisir personnel non négligeable qui en plus de son grand sens de la justice, la poussait à aller de l'avant dans un but tout sauf sûr. C'était pour elle une raison de vivre. Un but dans la vie qui lui permettrait de subsister et de s'élancer dans une voie qui lui était propre, bénéfique. Si elle pouvait y trouver son compte par la même occasion, dans le règne de sa nation, ne serais-ce que par le statut de mercenaire d'occasion ou voleur de fortune, elle s'en réjouirait de manière égale.

Les hommes s'amassaient en tas, tentaient de rester discrets malgré la foule qui se rassemblait devant les navires marchants. Ces derniers, matelots de carrures marquées par leurs périples, les observaient sans grande surprise, d'un air  hautain, un regard froid, glacial comme si réellement – en tant que simples humains sans aucun pouvoir ni influence – ils pouvaient se sentir supérieurs à ces êtres immortels refoulés. Sherry reconnaissait cette façade lugubre qui hantait et déformait chacun de leurs visages. Elle s'en rappelait vivement, comme si cela ne datait pas plus que de la veille au soir … Elle se revoyait à leur place, crouler pour un peu de nourriture après que sa mère l'ait expédié pour quitter le foyer familial juste après et la priver même d'une figure maternelle, ne serais-ce qu'à distance ; une expression grave, d'enterrement, prête à se coucher dans la tombe et attendre le jugement du bourreau sans broncher ; se voir céder sous les coups de bâtons – dont elle avait la chance de ne pas avoir gardé de grandes séquelles – qu'on lui infligeait pour le plaisir. C'était là le regard des hommes résignés, ceux qui refusent de se battre tant ces derniers se virent rabaissés, contrôlés, chassés et ignorés des années durant, arrivant même au point de désirer la paix funèbre dans la mort plutôt que l'existence éternelle.

Ils la répugnaient. Eux et leurs méthodes déloyales qui n'avaient fait que blesser les siens, les torturer par les mots comme par les actes, les humiliant, en faisant leurs martyrs, faute de divertissement de plus grande ampleur. Eux et leurs pratiques inhumaines qui clamaient défendre la nation alors qu'ils ne faisaient qu'une chose, l'imbiber du sang de ces prisonniers réprouvés qui n'avaient d'autre choix que de se battre, à mort si besoin est et n'ayant pour récompense que quelques heures d'existence en plus de ceux qui échouèrent juste avant. Cependant – et elle peinait à l'admettre voyant sa deuxième personnalité surgir sur celle déjà plus neutre – les réprouvés eux-mêmes la répugnaient. Ils ne manifestaient aucune révolte, aucune indignation. Ils ne montraient que faiblesse et résignation, les signes mêmes de l'abandon.

Elle voulait pleurer mais vociférait une rage tout aussi intime simultanément. Elle n'avait rien pas à les départager, tout comme elle se retenait de les assaillir par un accès d'agacement. « Pourquoi ? » s'écria-t-elle tout d'abord pour voir se dessiner sur leurs visages un rictus d'incompréhension que même en n'étant pas dotée d'empathie ou lectures des esprits, elle avait pu discerner. « Pourquoi acceptez-vous de tels traitements ? Qu'ont-ils de plus que vous ? Pourquoi vous dis-je ?!! » continua-t-elle avec une certaine émotion qu'elle n'essayait pas de cacher, ne voyant pas dans l'assistance quelqu'un se manifester. Elle restait à leur niveau, les regardait dans les yeux pour essayer de leur faire parvenir toute l'étendue de sa conviction mais rien ne semblait y faire. Ils étaient terrifiés, enchaînés par des chaînes sentimentales qu'on leur avait enfilé de force et qu'ils se croyaient incapables d'ôter malgré leur taille imposante. Elle les comprenait, savait de quelles mœurs on les avait instruit et de quelle perspective ils voyaient le monde. « Pourquoi vous faire esclaves quand la liberté vous attend derrière cette porte ? Tendez la main, vous pourrez l'effleurer. Elle est à votre portée alors pourquoi vous en abstenir ? Vous faire souffrir de ce manque ? » s'enquit la jeune femme pleine de doutes, de questionnements auxquels elle, qui avait su échapper aux démons de son passé et de la fatalité, avait su répondre sans guide. Mais eux, âmes errantes qu'elles étaient, la nécessitaient. Elle se devait d'être là, pour eux, pour leurs maux, pour leur répondre, les pardonner, leur montrer la voie et espérer d'eux que celle-ci les amènera à la réalité, une douce réalité l'espérait-elle seulement.

Révélant ses ailes, disparates de par leur apparence, elle se permit de prendre une position plus haute, n'osant pas une seule seconde prétendre à un statut plus haut-gradé ou quoi que ce soit mais espérant ainsi se faire visible et audible à tous ceux que ses cris de douleur en leur nom, parviendrait à atteindre. « Il est temps de changer. De renaître de nos cendres comme nous le ferrons toujours. Nous avons une part d'ombre et une part de lumière. Nous ne sommes pas un péché, mais une bénédiction. Nous ne sommes pas des anges ni des démons mais bien des REPROUVES ! Nous n'avons rien à leur envier ! Nous avons nous propres coutumes, nos propres fêtes, nos valeurs ! En avez-vous honte ?? Tournez-vous le dos à votre patrie ? Insinuez-vous que vous voulez abandonner vos semblables alors que tant d'autres sauraient vous accepter tels que vous êtes ? » cracha-t-elle en exagérant, sans pitié car si cela n'avait pas le mérite de les faire réagir, au moins elle leur donnait une bonne raison de mettre définitivement fin à leurs jours de malheur et d'intense infortune.

Le premier qui osa se manifester marqua non seulement le début d'un échange civilisé mais aussi d'une émeute étrangement sauvage que personne ne saurait contrôler. « Qu'est-ce't'en sais de nos problèmes ? Croit pas nous duper 'spèce de menteuse ! Tu veux  juste profiter de nous comme tous les autres. » La colère et la peur pouvaient parfois changer le caractère d'un individu, la folie y étant pour quelque chose à son tour également puisque les cœurs des hommes sont toujours en proie à des nouveaux défis, de nouvelles épreuves mais aussi des nouveaux sentiments qui accablent, insultent et peuvent parfois même tuer s'ils en perdent un semblant de contrôle. «  T'es aveugle ou quoi ? T'vois pas qu'elle essaye de nous aider ? Arrête d'te prendre pour le centre du monde ! » réclama son prochain dans toute la rage et l''impatience que le moment leur permettait, un mouvement de rébellion étant toujours sujet de beaucoup de disputes et de débats d'opinion.

Sherry, elle, restait en spectatrice à assister à leurs échanges enflammés, se croyant – d'une part avec raison – la cause de toutes ces altercations qui éclataient de toutes parts dans le navire, les matelots n'osant pas intervenir malgré les quelques individus s'étant déjà rassemblés sur le pont pour assister à un spectacle plus que réjouissant : celui de voir leurs ''esclaves'' s'entre-tuer mutuellement sans qu'il ne leur incombe de les en charger. Incapable d'assister à ce levé de rideau macabre et insensé, elle poussa l'homme de droite tandis que l'autre, elle l'entraîna dans son envol. « Il a tort. Je ne suis pas ici pour vous embrayer dans mes plans ni pour essayer de vous amener dans un chemin dangereux. Je cherche simplement à vous aider, c'est mon métier, mon désir, ma mission. C'est à ça que je vouerai ma vie au lieu de m’apitoyer sur son sort. Je ne veux plus me trouver impuissante devant la mort d'un de mes semblables et je ferai tout en mon pouvoir pour ne jamais me retrouver face à des remords que je ne pourrai pas effacer. Libre à vous de faire le bon choix ou au contraire de mourir en créatures pitoyables que vous avez toujours été. » s'exclama-t-elle de ce ton d'orateur qui cherche non seulement l'attention de son public, plutôt que le calme plat, mais aussi son accord, ses applaudissements, son consentement.

S'approchant du sol et prenant par le col un des employés du navire, un des bougres lui fit avouer leur présente destination. « Nous ignorions où notre destin nous mènerait. Nous ne savions pas et ne voulions pas savoir où s'achèverait notre existence. Mais regardez-nous et regardez-la. Croyez-vous sincèrement qu'elle nous mente ? » fit-il en désignant ses yeux emplis de larmes qu'elle s'empressa alors d'essuyer comme si elle refusait de vaincre, d'achever sa mission avec des tactiques aussi peu louables que les larmes d'une femme. Il reprit. « Voulez-vous toujours aller au bout de ce voyage ? Voulez-vous aller mourir dans ce qu'on appelle le  « désert de glace » connu aussi pour avoir été le tombeau, la sépulture de tant de braves guerriers ? Ne voulez-vous pas vivre pour cet avenir qu'elle nous promet ? Que nous promettez-vous ? » Le silence se fit, les regards se braquèrent dans leur intégrité sur la jeune femme réprouvée, une jeune rousse à la fleur de l'âge qui pourtant de par sa beauté pure et ses convictions, brillait plus qu'elle ne l'aurait dû. Elle ouvrit la bouche et « La liberté » elle prononça.

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