Dans un léger soupire presque vaincu, je me mis à caresser du bout de mes longs doigts blêmes le pourtour de mon verre encore plein, l'ocre de mes yeux rivés sur les gestes lents et circulaires que j'effectuais avec une infinie précaution. J'avais la nette impression de commettre une grossière erreur, en cette maussade heure de la nuit que je dépensais dans une petite taverne que j'appréciais particulièrement, pour les aubergistes plus que sympathiques que je connaissais bien. Je sentais peser sur mois le regard perplexe d'Alice, cette infernale Sirène que j'aimais tant, compagne de mes aventures depuis si longtemps. Elle n'était cependant pas la seule à me fixer avec insistance. Ren, douce et capricieuse Orine, me contemplait avec une pointe d'appréhension, tout en entortillant nerveusement ses longs cheveux bleus. Yseult, drôle quoique charmante petite Ange, me scrutait avec une moue agacée sur ses lèvres roses. Myosotis était la seule à sourire. Cette étrange magicienne qui se prenait pour un chat s'était auto-proclamée comme étant ma sœur. Elle ne craignait ni mes dires ni mes réactions et attendait simplement que je sois assez confiant pour prendre la parole. C'est pour ça que, lorsque je relevais mes prunelles claires, c'est dans le turquoise de ces grandes mires que je plongeai. Son sourire chaleureux était contagieux, et la commissures de mes lèvres frémirent. « Mesdemoiselles ...» commençais-je dans un souffle, ce qui eut l'effet immédiat de les faire se redresser pour tendre l'oreille. Et je souris alors plus franchement. Au risque de passer pour un tortionnaire, je pris le temps d'observer les femmes qui m'entouraient, qui avaient décidé de me suivre presque où que j'aille, toutes plus magnifiques les unes que les autres. Cela attirait sur ma pauvre personne des regards envieux que je ne pouvais que comprendre, même si j'avais expressément demandé à Marianne une table à l'écart pour que l'on puisse être tranquille. Cette tentative dérisoire ne décourageait pas les ivrognes du coin de reluquer les demoiselles et de m'assassiner sauvagement dans le fantasme de leur pensée macabre. C'est donc autour d'une petite tablée ronde que nous nous trouvions, avec nos boissons où seule la mienne était alcoolisée. J'en bus une gorgée dans l'espoir de regagner un brin de courage pour enfin me lancer.

« La situation est bien simple, et vous n'êtes pas sans l'ignorer, mes belles. Je suis père.» Je ne pus m'empêcher de sourire à la douce pensée de mon enfant qui me manquait tant. Je n'avais qu'une envie, m'en retourner à Maëlith pour retrouver ma splendide bien-aimée et ma chère fille. « Ma vie a bien changé, et il est l'heure pour vous de choisir l'existence que vous voulez alors mener. Vous vous en doutez, je m'en vais vivre au village des Orines avec Lily. La question que j'ai à vous poser est d'un naturel déconcertant. Souhaitez-vous m'accompagner, continuer ce brin d'aventure avec moi, ou préférez-vous partir. Voilà.» Myosotis tendit les bras pour saisir ma main. « Moi je reste avec toi grand frère.» Je m'en doutais. Ce n'était pas une surprise pour moi, mais j'étais ravi d'entendre de sa bouche qu'elle respectait mes choix de vie. Ren demeura muette une ou deux secondes, le regard vide. Puis elles cligna frénétiquement des yeux et me poignarda de ses yeux bleus. Et elle finit par hausser les épaules. « Je ne vais rien t'apprendre.» L'Orine me sourit. Bien évidemment, elle ne pouvait se détourner de ma route. Yseult rit. « Je ne pense pas que ce soit l'horreur de vivre chez les Orines.» Il ne restait plus qu'Alice. J'étais un lâche. En réalité, il n'y avait qu'elle dont je n'étais pas certain de la réponse. Mais dans l'optique de rester en vie, ou tout simplement de ne pas déclencher une énième dispute, j'avais préféré organiser une petite réunion dans un lieu public. Le regard sur le sol, elle ne disait rien, mais j'avais tout le loisir de suivre le cours de ses pensées. « Comment ça se passerait ?» demanda-t-elle, prudente. Sa décision n'était pas encore prise. « Myosotis vivrait au manoir de la Reine, avec moi. Toi, Ren et Yseult vous partageriez une petite maison non loin.» Elle soupira. « On peut toujours essayer.»

C'était un réel soulagement que de garder les demoiselles auprès de moi. Les discussions closes, je laissais les jeunes filles choisirent la façon dont elles voulaient terminer la soirée. D'un pas tranquille et aérien, je me dirigeais vers le comptoir où Marianne m'attendait en souriant. « Comment ça s'est passé joli cœur ?» - « Mieux que ce à quoi j'aspirais.» Je fouillais dans mes poches pour en tirer quelques pièces. « Une bière, s'il te plaît ?» - « La meilleure que je possède pour toi beau gosse.» Je ris. En deux temps trois mouvements, elle saisit une choppe et la remplit, rattrapant au vol la pièce que j'avais lancé. « J'ai cru comprendre que tu organisais une soirée à thème ce soir.» Évidence même en vue du décor.  « Et oui...» - « Quelque chose ne vas pas ?» - « Regarde le monde, Caleb. Trop de clients n'ait jamais très bon pour les affaires. Shun tente de trier à l'entrée. Il est surmené. Et je crains le débordement ici.» Mon regard balaya les environs. « Tout est calme. Pour l'heure.» - « Oui pour l'heure.» Elle fronça les sourcils, puis finit par sourire. « Appelle moi si tu as un problème, Marianne.» - « Merci. Tu es un homme en or.» Elle mima l'envoie d'un baiser de sa main, avant de tourner les talons dans une envolée de cheveux blonds. Et elle retourna s'occuper d'autres clients. Nouveau verre à la main, je me tournais à mon tour pour contempler la salle. Il est vrai que tout pouvait dégénérer à tout moment. L'alcool coulait à flot. Peut-être un peu trop. Des hommes semblaient avoir bien trop de vin dans le sang. Mais ce n'était pas un ivrogne qui attira mon attention, mais la délicate silhouette d'une toute jeune fille qui semblait perdue. Elle n'était pas très loin, mais je ne la voyais pas très bien.