La transpiration commençait à poindre sur ses tempes lorsqu’il déposa le dernier chargement dans la réserve.
-C’est tout bon.
Isaak frotta ses mains l’une contre l’autre, puis son front à l’aide de sa manche. Une commande d’une centaine de bâtons, c’était loin d’être rien à son échelle. Surtout lorsqu’on s’occupait de la livraison seul. Egil le gratifia d’une accolade et d’un sourire reconnaissant. C’était un grand gaillard qui le dépassait facilement d’une tête, un ancien frère d’arme avec qui il avait gardé contact. Egil portait l’uniforme. Cela ramenait Isaak à un sentiment de nostalgie, auprès de souvenirs de quelques décennies en arrière.
-Merci beaucoup de t’être déplacé. La garnison va être contente.
Il s’agissait autant de bâtons d'entraînement pour les nouvelles recrues, que de matériel plus spécifique pour les forces de l’ordre de l’île. Parfois, les armes classiques n’étaient pas nécessaires, voire mal vues lorsqu’ils effectuaient les patrouilles. Ces instruments d’apparence simple avaient quant à eux prouvé leur efficacité.
-Il n’y a pas de mal. Ça me permet de voyager par la même occasion, tu sais. Je ne vais pas m’en plaindre.
Il rit. Cette commande avait été un sacré coup de stress pour lui, mais il était content d’y être parvenu. Le prestataire avec qui il travaillait d’habitude lui avait fait faux bond, et pour honorer son contrat, Isaak avait choisi de faire le déplacement lui-même plutôt que de retarder la livraison. L’expédition avait également été un prétexte pour revoir son ami. Depuis qu’Egil avait été transféré à Iyora, ils ne s’étaient plus vus et avaient uniquement échangé par écrit.
-Et à quel prix ? Tu as dû voyager à perte, mon ami.
-Non, pas tant que ça.
Voyager seul, chargé, et sans les avantages qu’offraient ses contacts habituels avait eu un coût, il était vrai. Isaak n’avait pas vraiment compté, mais il se garda bien de le dire. La vente lui avait probablement financé le voyage, ce qui était amplement satisfaisant. Il avait dû trouver un convoi et un charretier pour le conduire jusqu’à la côte. Il avait ensuite pris la mer à bord d’un vaisseau splendide et avait prêté main forte à l’équipage. Isaak n’avait pas navigué depuis des lustres. Même s’il avait été malade, il avait adoré. Ce nouveau travail physique lui avait fait du bien, autant que le vent et les embruns sur son visage. Il s’était coupé de son quotidien pour quelques jours et ça lui faisait le plus grand bien. Pour la première fois depuis des années, il était parti à l’aventure et il s’était rendu compte que cela lui avait manqué.
-J’espère que vous serez contents des produits.
-C’est sûr. Isaak, sans malentendu : tu es un très bon ami, mais je n’aurais pas autant insisté auprès de mes supérieurs si je n’avais pas été convaincu de la qualité de ton travail.
En reprenant l’entreprise de son chef, le commerçant n’avait jamais parié sur une popularité grandissante dans la confection de ses armes si particulières. Bien que les Anges en eussent le monopole, les bâtons étaient anecdotiques par rapport au marché des épées ou des arcs.
-On te redoit ça. Insista Egil. Ça me fait plaisir que tu sois venu. D’ailleurs, tu parlais de voir du pays. C’est que tu as l’intention de rester plusieurs jours, n’est-ce pas ? Isaak acquiesça. Dans ce cas, ne te tracasse plus. Je t’offre la chambre et les repas.
Le blond haussa les sourcils avec surprise. Il avait déjà repéré une auberge où séjourner et les lieux où manger. Il n’avait prévu de déranger personne une fois sa part du travail effectuée.
-Non, franchement ce n’est pas la peine, je…
-C’est le moins qu’on puisse faire pour toi. Coupa le soldat. Allez, viens. C’est bientôt la fin de mon service alors ça tombe bien.
Il lui asséna une tape amicale sur dans son dos, qui ébranla le commerçant. Il n’était pas frêle ; au contraire, son corps témoignait d’un entraînement physique régulier. La trop grande générosité de son ami était ce qui le frappait davantage, alors que lui n’avait fait que son boulot.
-Tu as des affaires ? Donne, je vais te les porter. Tu dois être fatigué.
-Non, ne t’inquiète pas, c’est…
-Isaak. Le coupa Egil. Il posa ses deux mains caleuses sur ses épaules. Détends-toi. Au risque de me répéter, tu es en vacances maintenant. N’est-ce pas ?
-Oui…
-Et moi étant au travail, je prête main forte aux honnêtes citoyens. N’est-ce pas ?
-… Oui.
-Bien. Alors donne-moi ta valise.
Isaak récupéra le sac au fond de la charrette. Il paya le conducteur en lui indiquant qu’il pouvait partir. Egil s’empara du bagage et l’invita à le suivre.
La musique elfique se mêlait aux conversations qui battaient leur plein. Ils étaient si nombreux que le restaurant semblait avoir été réquisitionné par l’armée entière. Ce n’était pas le cas, toujours était-il que la majorité des clients étaient des soldats. Ils avaient rassemblé les tables afin de former deux grands banquets. Isaak s’était fondu dans la masse de militaires. Il était assis à côté d’Egil et entouré des collègues de ce dernier. En face de lui, il y avait notamment cette fille qui mangeait avec appétit. Elle n’était pas très grande pourtant. Elle parlait beaucoup et n’avait pas peur de donner son avis lorsqu’on le lui demandait. Elle s’appelait Sarah et ses cheveux châtains étaient attachés en queue de cheval à l’arrière de son crâne.
-Combien de temps souhaite-tu rester sur Iyora ?
-Je ne sais pas exactement. Quelques jours. Ça ne sera pas très long.
-Il ne s’agirait pas de te retenir trop longtemps. Fit Egil. J’adorerais, mais tu as un commerce à tenir.
Isaak rit. Il riait souvent, même parfois quand la situation ne s’y prêtait pas. Il remit le nez dans son regard. Le rôti de ce restaurant était délicieux. Il faisait chaud.
-Ne t’inquiète pas. Personne ne m’attend aux Jardins.
Il avait eu une famille. Il avait eu une fiancée. Elles étaient mortes longtemps auparavant. Rien ni personne ne le retenait nulle part. Son travail était tout compte fait son seul point d’accroche, mais Isaak avait confiance en ses employés. Ces derniers avaient prouvé à plusieurs reprises qu’ils étaient parfaitement capables de se débrouiller plusieurs jours en son absence. C’était ce qu’il aimait dans son travail : ne pas avoir à se soucier de ce genre de détail.
-Eh, Isaak. Il parait que tu étais coiffeur avant ?
Il releva les yeux. Egil avait parlé de lui à ses frères et sœurs d'armes. Il ne pouvait pas cacher que ça lui faisait plaisir.
-Coiffeur et barbier, en effet.
-Je vous jure, il fait des super coupes ! S’écria Egil. A l’époque, il s’occupait de toute la garnison. Même des chefs.
-C’est vrai ? Il pourrait te les refaire à la brosse alors ?
Sarah mordit dans sa cuisse de poulet tout en assénant à Egil un regard moqueur.
-Ha ha, très drôle. Et toi alors, arrête de manger comme ça ou tu vas finir à l’Agbara.
-Nan, jamais plus haut que le bord. Répliqua la jeune femme en reposant l’os rongé dans son assiette. Elle essuya ses doigts dans une serviette, puis tapota son estomac. J’ai plus faim et je prendrai pas de dessert.
Egil roula des yeux. Si Sarah pensait qu’il y avait de quoi être fière, elle pouvait toujours courir.
-En-dehors de ses heures de travail ou lors d’expéditions, poursuivit-il, Isaak partait sur les grands et les petits chemins pour offrir ses services à ceux qui n’en avaient pas les moyens.
-C’est vrai ? Waouh. Et t’es parti jusqu’où, comme ça ?
-Les terres angéliques et quelques territoires magiciens principalement. Egil en avait rajouté des tonnes. Ses expéditions n'avaient pas été aussi épiques qu'il voulait le conter. Nous étions plusieurs à faire ça, mais nous n’avions pas les moyens d’aller très loin.
Sarah se pencha en avant et posa ses coudes sur la table. Ses yeux pétillaient.
-C’est dingue. Et ça ne te manque pas parfois ?
Isaak haussa les épaules. Son métier ne lui manquait pas. Sa vie d’avant, un peu plus. Mais il ne pouvait rien y faire. Le passé était le passé. Il avait fait la paix avec ce fait depuis des années.
-Qu’est-ce qui t’as fait changer de voie ? Le Génocide ? Poursuivit l’intrépide.
-Sarah !
Leurs voisins de table se turent quelques secondes, regardèrent en leur direction, puis reprirent leurs conversations.
-Bah quoi ? Bouda la fille en croisant les bras. Il faut dire les choses comme elles sont et appeler un chat un chat.
-Ne l’écoute pas Isaak, elle a du sang de Réprouvé.
-Ce n’est même pas vrai !
Elle se rendit compte qu’elle s’était emportée, car ses voisins de table cessèrent encore de parler. Elle se rappuya contre son dossier.
-Excuse-moi Isaak. Si ça te met mal à l’aise, tu n’es pas obligé de répondre.
-Non, ça va. Il sourit et marqua une pause. Il ne parlait pas de tout ça habituellement. Les gens verbalisaient rarement ce qui avait généré un tel traumatisme pour tout leur peuple. C’était maudit. Mais oui, c’est à cause du Génocide.
Il avait compris, à ce moment-là, que la vie ne consistait pas qu’en donner aux autres. C’était aussi, et avant tout, commencer par donner à soi. A être trop généreux, il avait survécu. Mais à être trop généreux, il avait perdu tout le reste.
-Ensuite il a voulu entrer dans l’armée, mais ça ne lui a pas plu. Poursuivit Egil.
-J’étais mauvais. Corrigea Isaak.
-Rho, ne dis pas ça. Tu maîtrises l’art du bâton comme personne à présent.
-C’est différent.
-Pas tant que ça.
Il ricana. Il appréciait les efforts d’Egil pour le valoriser, mais il n’en avait pas besoin. Ce qu’il était et ce qu’il avait lui convenait.
-J’y vois davantage, justement, la dimension artistique.
-Vraiment ? Se moqua le soldat.
-Vraiment.
Egil retomba sur son dossier. Il avait fini de manger.
-Eh bien. Tant que tu y trouves ton compte. Quoi qu’il en soit, ton art nous aide beaucoup, sache-le. Tu devrais donner des cours.
-Tu nous feras une démonstration. Exigea Sarah.
Isaak acquiesça. Si elle le souhaitait. Ça ne le dérangeait pas.
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