Déformation professionnelle

Wao cligne des yeux. A-t-il rêvé ? Une lettre vient d'apparaître sur son pupitre, et elle ne provient pas de quelqu'un qu'il connaît. Fait-il l'objet d'une mauvaise blague ? A Onikareni, Wao se serait réjoui de résoudre une telle énigme. Aujourd'hui, au cœur des manigances des Alfars, l'enthousiasme est douché par le pessimisme. Et si c'était une personne déguisée en un ennemi d'Eöl ? L'Orine a décidé de l'ignorer. Il descend dans le jardin et commence sa journée par une méditation dans le jardin puis un entraînement au xun. Au fil des heures, son anxiété grandit alors que son bal masqué, prévu pour le soir, approche. Le mystère de la lettre rôde dans son esprit et il finit par céder. Avant d'aller au bal, Wao prend délicatement le parchemin et s'installe en tailleur sur son futon. *Cela ne coûte rien de lire...* Il tressaillit quand il apprend que l'émettrice est localisée à Drosera. Alors c'est bien une histoire d'Alfars... il soupire. Pourquoi lui ment-elle au lieu d'aller droit au but ? Que veut-on encore lui faire croire ?

Wao sait qu'il devrait en parler à son Aisuru potentiel ou l'ignorer. Mais il ne peut résister à l'envie d'en savoir plus. Décidé, il se lève et s'installe pour lui répondre. Il caresse son menton avec sa plume, pensif. Quel ton employer ? Il ne sait à qui il s'adresse et donc, quel niveau de formalisme conviendrait. *Hum... je n'ai pas eu de conversation naturelle depuis longtemps*, songe-t-il. A Drosera, la hiérarchie est au cœur de tout. Il s'est tellement habitué à cette différence culturelle qu'il en oublie la spontanéité de son peuple. Wao secoue la tête et trempe sa plume sans plus réfléchir. Il y a quelque chose d'excitant dans l'absence de préjugés. Il lui semble que connaître quelqu'un par l'écriture permet de se rapprocher de l'âme. Les mots et la calligraphie dévoilent souvent plus d'informations sur la personnalité de quelqu'un que son comportement en public. Si cela se trouve, cette Jadélynka n'est pas aussi dynamique et pleine de vie qu'elle paraît dans la lettre. Qui sait ?

Jadélynka Déléis-Voëhdan,

Le Destin a de curieuses manières de tisser ses lianes. Néanmoins, je constate déjà que nous partageons un point commun : la curiosité. Je ne sais point qui a apporté ce matériel sur mon pupitre. Est-ce une connaissance à vous ? Ou est-ce apparu sans raison ? Je vous avoue avoir hésité à en disposer. Je ne laisse point d'objets d'origine inconnue traîner dans ma chambre... mais votre lettre m'a décidé.

Depuis que je me suis installé à Drosera, à Enedhgardh pour être plus précis, je n'ai point rencontré de productrice. Je suis intrigué. Quels genres de projets aidez-vous à propulser ? Comment en vient-on à devenir productrice ? Ce n'est pas commun. Mon domaine est bien différent du vôtre. Mais avant de décliner mon identité, je ne puis résister à vous soumettre une énigme. C'est une tradition fortement ancrée dans mon peuple. La voici :

Je saigne sans douleur
Et je raconte sans voix
L'aile est mon trône
Et le livre, mon royaume.
Qui suis-je ?

Une seule réponse renvoie à mon intention. Mais si vous en trouvez une autre qui correspond tout autant à l'énigme que j'énonce, je considérerai que votre solution est valide. C'est là l'intérêt du jeu !

Un sourire étire les lèvres de Wao. Il sent ses battements de cœur s'accélérer à l'excitation de recevoir la réponse de la prétendue productrice. Et si elle trouvait une réponse encore meilleure que la sienne ? Soudain, un doute l'envahit. Et si c'était trop difficile ? Eöl lui a déjà remarqué que ses énigmes n'étaient pas assez accessibles. Chez les Orines, l'exercice est devenu un sport national. Mais tous n'ont pas les mêmes habitudes. *Hum... je devrais donner un autre indice.* Wao trempe sa plume dans l'encrier et poursuit :

La réponse vous échappe encore ? Alors voici un autre indice. Je suis présente sous deux formes dans cette lettre. Relisez bien mes phrases précédentes... ne vous pressez pas. J'attends votre correspondance avec une vive impatience.

Votre destinataire secret.

Wao se redresse et affiche un air satisfait. Quand il se lève, le parchemin disparaît comme si elle avait reçu un ordre secret. Il prend son masque et inspire un grand coup. Cette soirée est d'une importance capitale pour Rubèn, le fils de son Aisuru potentiel. Par extension, elle l'est aussi pour lui. Wao a mémorisé l'apparence de l'auteur qu'il devra aller voir. Rubèn a même trouvé quel masque il porterait au cours de la soirée. *Cela gâche quelque peu l'intérêt d'un bal masqué... mais enfin, les Alfars n'aiment pas les hasards, j'ai l'impression. Tout ce qui ne peut être contrôlé, d'ailleurs*, songe-t-il en sortant de sa chambre. Jadélynka est-elle différente ?

Mots: 835

Réponse à l'énigme:

Déformation professionnelle

Wao déplie la lettre de Jadélynka et la relit une dernière fois avant de lui répondre. Plusieurs jours sont passés depuis qu'il l'a reçue, le temps qu'il puisse trouver des informations sur sa destinataire. Il n'a dit à personne la véritable raison de ses recherches. Ces échanges font partie de son jardin secret à lui. C'est une précieuse chose dont personne ne peut s'emparer, l'une des rares qu'il a l'impression de contrôler à Drosera. La situation s'est tellement envenimée entre les investigations interdites de Rubèn et l'humiliation du Bal... une tension empoisonne l'air du foyer Lièn. Depuis, Wao est tiraillé par des envies contraires.

Mais ces échanges obéissent à leurs propres règles, loin de la méfiance des Lièn à son encontre et de l'opportunisme des autres Alfars. Il a découvert qu'il y avait bien une Jadélynka et qu'elle était bien inscrite comme agente. Il a également appris sa situation matrimoniale, mais s'en est senti gêné. Il ne lui est pas naturel de procéder ainsi. Peut-être l'évoquera-t-il plus tard. Wao inspire longuement et trempe sa plume dans son encrier. Il la tapote contre le verre et commence à écrire.

"Chère Jadélynka,

Je vous félicite pour votre perspicacité. Résoudre l'énigme d'une Orine est le meilleur moyen de gagner sinon sa confiance, au moins son respect. Ainsi, je me vois dans l'obligation de décliner mon identité."

Wao sourit. Sa destinataire est bien perspicace. Il lui a suffi d'une énigme pour déduire beaucoup d'informations sur lui. Elle mérite qu'il lui offre des informations, mais jusqu'où dévoiler les mystères ? Il ne peut pas non plus tout lui donner. Où serait le jeu, alors ? A-t-elle déjà fait ses recherches, sait-elle qu'il loge dans la famille Lièn ?

"Je me nomme Wao Ming. En tant qu'adorateur de la peinture, le voyage à Drosera m'apparaît comme une opportunité immanquable. La ville est un puits d'inspiration, tout comme ses habitants. Je dois dire que mes peintures ont drastiquement changé depuis mon arrivée ici. J'ai également commencé à apprendre le piano, que j'ai découvert ici en même temps que les concerts symphoniques. Je pourrais écrire des paragraphes infinis sur ces spectacles... mais je ne vous apprendrais rien. Et vous, Jadélynka, êtes-vous une artiste ? Et connaissez-vous les terres Orines ?"

Drosera est belle, c'est vrai. Mais en réalité, son inspiration est devenue aussi sèche que le désert. Son voyage à Avalon n'a fait qu'empirer ses doutes, et ils dévorent son art comme des gloutons affamés. Il songe qu'il lui faut une bouffée d'air, quelque chose pour rompre le cercle vicieux. Mais Eöl refuse encore et toujours de l'emmener avec lui dans ses voyages d'affaires. Peut-être devrait-il partir dans les environs, comme cette mystérieuse femme lui a conseillée au Bal... Jadélynka saurait-elle être de bon conseil ? Wao se perdit dans ses pensées, en imaginant ce qu'elle pourrait lui répondre. Il lui inventa une voix et des lèvres. Son apparence et son ton se métamorphosent au fil de ses tergiversations. Mais l'Orine finit par rejeter cette envie. S'il veut confesser ses inquiétudes, il a toujours Chuan à qui écrire.

"Je comprends que votre ambition est noble. Ce que vous décrivez me rappelle mes propres mentors d'Onikareni. Nous sommes un peuple très uni et nous accordons une importance toute particulière à l'âge. Le rôle que vous décrivez, c'est celui qui incombe naturellement aux plus âgés, peu importe leur envie. Transmettre le savoir aux générations futures est une priorité. Alors que chez vous, la notion du mérite me semble très différente. Une personne plus jeune peut parfaitement être respectée et vue comme responsable, selon les situations... vous avez très certainement des clients plus âgés que vous ? Comment déceler le talent, selon vous ? Un œuf qui n'est pas éclos est en tous points semblable à d'autres, après tout."

Wao pose sa plume et hésite. Il brûle de curiosité. A quoi ressemble-t-elle ? Veut-il vraiment garder du mystère ? Il s'imagine déjà lui parler de la culture Orine, lui montrer ses toiles et lui demander son avis. Mais c'est aussi ce mystère qui rend ces correspondances aussi plaisantes. Non, il doit résister. Il secoue la tête et termine sa lettre.

"Avez-vous des recommandations de lieux à visiter, d'artistes à découvrir ? Je dois avouer qu'ici, le temps me manque pour découvrir de nouveaux horizons artistiques, au-delà des goûts de la famille chez qui j'habite. Vous pourriez également évoquer l'artiste le plus prometteur parmi vos clients. Je suis fort curieux d'en savoir plus.

En l'attente de votre réponse,
Wao Ming, promis d'un Galeriste"

Un sourire énigmatique fleurit sur ses lèvres alors que le parchemin disparaît. Il n'a pas pu résister à donner plus d'indices à Jadélynka. S'il connaît son mari, alors elle pourra au moins découvrir son promis à lui. Ce n'est qu'un juste retour des choses.

Mots: 867

Lièn: