Partenaire : Solo
Intrigue/Objectif : Une nouvelle Marche est lancée sur Linos. Latone s'aventure sur des sentiers encore inexplorés pour comprendre les rouages de la Voix. Néanmoins, de bien nombreux parasites rôdent encore sur le territoire.

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Musique

Nous y revoilà. Il s'était écoulé plusieurs mois depuis son dernier passage, plusieurs semaines où Latone se ressourça et apprit à repasser à l'attaque. Cette fois-là, elle avait encore perdu, réduite à néant par la puissante poigne de la chimère Linèsienne. Elle avait osé l'affronter avec sa propre enveloppe spectrale, sans soutien supplémentaire, confiante quant à sa Voix. Vertigo ne pouvait qu'être inarrêtable, elle l'avait ressentie dans ses souvenirs à l'Opéra. Et pourtant, son Chant n'avait point égalé la magnificence de la Kirzor. Le Bleu Roi n'avait fait qu'une bouchée d'elle et lui avait dévoilé son visage. Elle se souvenait encore de ses yeux azurés, de ce visage à la fois familier et inconnu, de cette tâche bleutée qui semblait persister sur sa face. De ses mots, avant de la renvoyer au berceau d'Ezechyel. Depuis sa résurrection, malgré elle, Latone appréhendait son retour en Linos. Inévitable, obligatoire. Non seulement elle se sentait toujours faible par rapport au Bleu Roi, mais les nombreuses questions en suspens s'accumulaient bien trop. Traiter chaque sujet, étape par étape, représentera un travail de longue haleine. En somme, un long voyage l'attendait les entrailles de la montagne, alors qu'elle passa la dernière porte. Elle eut une pensée pour ses proches, ces personnes qui comblaient les lacunes de son cœur, puis plongea dans la Marche.

Le passage sécurisé les fit s'enfoncer jusqu'aux profondeurs, par-delà la seconde porte. Les Marcheurs établirent un solide avant-poste à ce niveau, afin de contrôler toutes les sorties et toutes les entrées. Rien ni personne ne se sortait de Linos sans leur accord. Les plus vigilants Marcheurs veillaient au grain chaque heure et les rondes furent millimétrées. Latone balaya son attention un peu partout, même jusqu'en hauteur : les rustres montagnards s'étaient démenés pour barricader le moindre accès et des aménagements ont été réalisées depuis son dernier passage. Des réserves de vivres et d'arsenal, un acheminement des caravanes, un semblant de caserne. Toute la partie militaire immergée de la Marche refaisait surface et ancrait ses griffes sur les parois de la Cité Miroir. Un sentiment d'inconfort la traversa à cette réflexion : à son époque, Lolaha aurait exécré un tel spectacle, si froid et opiniâtre.

" Hurabis Latone. Le Marcheur frappa son propre poitrail d'un poing ferme, le salut des siens pour échauffer les poumons. La Bleue fit de même, son escorte se dispersant aux quatre coins pour s'adonner à leurs tâches. Les Hurabis sont réunis au quartier général, ils vous attendent. "

" Bien. " Il put retourner à ses occupations.

Latone ne se fit pas attendre et rejoignit ses francs camarades. Remise pleinement de sa convalescence, Prune Númendil n'avait guère perdu de temps pour reprendre la Marche en Linos. Elle ne cherchait pas une revanche, juste rattraper son retard. Une mission l'avait bien occupée sur les Terres Arides mais, selon son rapport final, il n'y avait plus rien à en tirer. Pour ce qui était de Narn, eh ben, il avait l'air encore bien en forme pour lui mettre des bâtons dans les roues, exactement comme lorsqu'elle s'attaqua à l'usurpatrice. Chaque fois que les deux se croisaient, une tension palpable s'installait. Prune revêtait alors le rôle du parti neutre, afin de s'assurer que tout se passera comme sur des roulettes. Kerby devait se présenter, mais le bal de Lagherta semblait bien plus lui plaire que les horreurs tapis dans l'ombre de Linos ; dommage.

" Latone. Elle lui sourit. Nous y revoilà. "

" Cette Marche se passera mieux que la dernière fois. " Elle prit place de l'autre côté de la table, les Hurabis ayant configurer une sorte de plan des lieux.

" Si tu ne te fais pas battre à plate couture, comme à chaque fois. " Elle grogna.

" Pardon mais, c'est qui qu— "

" Au nom du Panthéon tout entier, ne commencez pas, s'il vous plait. " Ils se turent, même si leurs œillades démontraient une attitude revancharde.

Il n'y avait plus une minute à perdre. Pour commencer, la Númendil voulut confier l'absence des autres Hurabis pour diverses raisons ; leurs réunions à la Vigilante s'étant, après tout, raréfier depuis le meurtre de l'usurpatrice. C'était bien pour cela que Latone en profita pour faire avancer les autres projets, dont cette fameuse soirée à Sequela. Selon les dernières nouvelles, Koe était restée en territoire Orine depuis le festival d'Aïkisu, Ykürr s'occupait toujours de cette histoire d'esclaves apparus de nulle part avec Charras, Blarorkh s'était aventuré jusqu'au Désert de Näw pour le poste frontalier. Il ne restait plus que Katraht pour tenir les rennes de Ciel-Ouvert en l'absence de tout le monde. Trois Guides suffisaient amplement pour une Marche en Linos, dans l'éventualité que le Bleu Roi ne se lançait pas dans un carnage en bonne et due forme.

Latone avisa le fruit des cartographes, ces derniers s'étant cassé la tête à établir la carte la plus fidèle possible en accord avec leurs propres observations et les confessions de la Bleue. Le lien entre cette dernière et Linos ne s'avérait pas officiel, mais pour le peuple, il lui semblait de plus en plus évident qu'une belle alchimie se tissait entre la Hurabis et Linos. En outre, il voyait en elle la cheffe idéale, y compris au sein des Guides. Selon les dernières avancées, la Marche était parvenue à sécuriser l'ensemble du premier quartier. L'exploration plus minutieuse des ruines et bâtiments encore debout s'éternisait sur cette conclusion : ils avaient affaire à la partie résidentielle de la cité, accompagné du fameux parc Kangela que les Marcheurs connaissaient bien. Aucun danger notable. Ils avaient localisé une autre porte scellée au Sud de leur position. Pour ce qui était du quartier supposé noble où se tenait l'ancienne place Kartara, la découverte les attendait encore à bras ouverts, car les nuisibles s'y amoncelaient davantage.

" Voici donc nos pistes, mais il y a encore beaucoup à faire… "

" Ma meute – il voulait dire sa caravane – a tenté de remonter le fleuve, mais un éboulement aurait coupé les accès au Nord, même si l'eau continue de s'écouler à plus faible débit. En suivant le cours d'eau, ils arrivent jusqu'à une cascade. Personne ne s'est encore rendu là-bas. " Prune darda Latone.

" Serait-ce utile de s'aventurer là-dessous… ? "

" Ils appelaient ce fleuve la "Temempho", mais je ne sais pas sur quoi il donne. Un regard vers Narn. Ni d'où il vient. "

" Dans l'éventualité où il y aurait une autre porte, nous aurions pu la contourner… " L'intention de Narn, malheureusement avorté.

" Autant se concentrer sur ce qu'on a à portée de main, non ? " Prune acquiesça.

" Très juste. Nous avons plusieurs découvertes par-ci par-là qui demeurent en suspens. "

" Cette histoire "d'arme-instrument" ? "

" L'équipe de recherche l'a découverte en amont du pont qui surplombe la Temempho. Elle est restée sur place et ne l'a pas rapatriée. Puisque nous n'avons aucune nouvelle de ladite arme, nous supposons qu'ils sont encore en train de l'étudier. "

" Ou qu'ils ont des ennuis. " Pour une fois, les deux autres Hurabis fut bien d'accord avec la réflexion de l'Eversha.

" D'ailleurs, ce sont eux qui ont demandé un approvisionnement en instruments ? "

Pour appuyer son propos, Latone extirpa l'un des tambourins qu'elle possédait. À la base, ces percussions représentaient une occupation durant son confinement à la roulotte, l'un des "cadeaux" pour la tenir à carreau. Par habitude, elle avait fini par les garder, mais elle avait encore quelques progrès à faire pour mieux les maîtriser. Pour n'importe quelle force armée, embarquer une pléthore d'orchestre risquait de faire hausser des sourcils, ce qui ne ferait que souligner le problème principal : on ne battait pas l'art de la Voix par les moyens conventionnels. Durant son propre duel, la coalescence, dont Latone fut la source, fut soutenue par des musiciens pour affaiblir les chœurs du Bleu Roi. En soi, cet effort avait porté ses fruits, un tant soit peu lorsque l'ancienne Esprit s'était elle-même essayée avec sa Voix.

" Exact. Cette requête faisait partie de leurs dernières communications. "

" Via une Hihtyx. " Précisa Narn, ce qui intrigua l'Aäsho.

" Les Marcheurs maîtrisent de plus en plus la Voix. " Elle en était fière, en tant que pionnière.

" Depuis son avènement, le Khitarr s'entremêle avec nos chants quotidiens, tout comme le Tonohr accompagne nos assauts. Quant au Hihtyx, c'est un art encore jeune et très subtil. Ceci dit, il nous sera très utile pour nos futures manœuvres, même à l'extérieur. Prune prit place sur l'un des bancs, songeuse face à toutes leurs cartes en main. Tu n'obtiens des visions que par ce biais ? " Latone capta la question sous-jacente ; Prune connaissait le Cycle, du moins une partie. La présence de l'Eversha dérangeait.

" Plus ou moins. J'ai l'impression que des Hihtyx sont attirées à moi, ou apportées par des Kangelas. Elle baissa les yeux. Parfois c'est en rêve, ou ça arrive sans prévenir, comme un flash. " Narn grogna, bestial, soudain sanguin.

" Sache une chose, Latone. Je n'ai que faire que tes histoires de vision soient vraies ou que tu sois une miraculée de cette cité. Tu auras beau insister sur ton importance pour Linos, cela ne confirmera pas ta légitimité. Si c'est moi qui abats le Bleu Roi, c'est moi qui aurai sa couronne. " Elle rit, bien par moquerie.

" Tu causeras quand tu arriveras à lui tenir tête. "

" Suffit… Les journées seront longues pour la jeune Hurabis. Aurais-tu eu vent d'un autre art de la Voix ? "

" Hmm… Une partie des soldats se faisaient nommés "Siffleurs", mais je ne comprends pas encore très bien ce qu'ils pouvaient faire. " Lors de la danse avec Gandr, ce dernier l'avait transportée et manipulée. Latone était sûre de l'avoir entendu siffler à ce moment-là.

" Et ta Voix démoniaque ? " Touchée.

" Ce n'est pas démoniaque… Enfin, je n'en sais rien. Elle soupira. C'est le Tonohr Velthar. Les yeux assassins de Navyu lui revinrent en mémoire. Mais tout le monde ne l'a pas. " Avant que Narn ait encore une chance de mettre son grain de sel, Prune se releva.

" Nos guérisseurs n'ont pas réussi à sauver l'usurpatrice. Le plus important pour toi serait de comprendre cette variante de la Voix, avant qu'un être mal intentionné ou un maladroit s'en serve à tort. Elle s'avança vers la carte. C'est pourquoi nous t'invitons à cette Marche. Je pense que retourner sur les traces de ton passé t'aidera à comprendre ces visions. Latone acquiesça doucement, cela faisait naturellement parti de ses intentions. Ta famille… tu penses que la demeure se trouve encore quelque part ? " Elle haussa les épaules.

" Elles vivaient dans ce quartier, je pourrais reconnaître l'endroit si on le trouve. "

Peut-être que Lolaha Kirzor avait laissé un indice. Elle priait pour.

" On commence par-là ? "

" Ouais, visitons les alentours. "

" Bien, nous aviserons pour la suite. "

La Marche démarrait.

1878 mots ~

Musique

C'était forcément ici. La façade lui rappelait l'antre des Lèvres Noires, du peu que Latone avait pu entrevoir durant ses souvenirs explorés. Au-delà de cette impression de déjà-vu, un sentiment de conviction l'envahissait face à cette demeure-ci. Rien n'indiquait explicitement que les Kirzor vivaient ici autrefois, mais cela ne l'arrêta point pour autant. De l'extérieur, le fameux domicile se confondait avec le reste du quartier, si banal pour des yeux nullement attentifs. D'ici, il y régnait une ambiance particulière, comme si l'Orisha déposait un pied dans le passé. L'habitation noircie et délabrée par le temps, Latone n'avait que peu d'espoir de retrouver un fragment matériel de l'époque, mais qui ne tentait rien n'avait rien.

" Laissez-moi y aller seule. "

Prune n'y vit aucune objection, consciente que ce devait être un grand moment pour la miraculée de Linos. Quant à Narn, il avait bien d'autres pistes à fouiller que les affaires de la Kirzor. Les Marcheurs se dissipèrent davantage afin d'étudier le reste du secteur, jonché de résidences encore debout ou de ruines antiques. Laissée pour compte, la Hurabis en chef poussa avec précaution la porte d'entrée. Verrouillée. La Bleue ne se fit pas prier pour forcer la serrure avec un bon coup d'épaule. Le hall donnait directement sur les escaliers pour les étages. Sur sa droite, elle repéra la fameuse table où s'était réunie la famille lorsque Cresrie fut de retour. Elle entra dans le salon et constata avec un certain étonnement que tout le mobilier était encore en place, simplement pourri par le temps, corrompu par la magie passagère du Bleu Roi. Ses ressouvenances s'emboîtaient à la perfection avec sa vision actuelle. Elle se rappelait s'être assise là, sa place attitrée. Le goût des plats et la chaleur des rires lui échappaient pourtant encore. Rien n'avait changé, comme si les Kirzor étaient restées au moment de la Chute de Linos. Qu'avaient-elles pu bien faire lorsque le Bleu Roi scella la cité ? Que s'était-il passé ?

D'un pas lent et lourd – son palpitant tout aussi pesant – la jeune femme explora le rez-de-chaussée, dans une vaine tentative de dégoter un indice fondamental. Malheureusement, le Temps s'était chargé d'endommager les tableaux, du verre était renversé dans le salon principal, probablement à cause de la chute du buffet dont les pieds ne tenaient même plus debout. Son attention se porta au plafond : la chance lui sourira peut-être davantage. Prudente, Latone gravit les marches et se confronta au premier étage, l'agencement des pièces lui faisant comprendre que les chambres se trouvaient ici. Plus haut encore, ce devait être un grenier ou un atelier. Elle préféra s'enfoncer dans le couloir du premier étage, lorgnant les portes fermées. Si j'étais Lolaha… Sa chambre se trouverait ici. Elle saisit la poignée et l'espace d'un instant, elle crut que la lumière du jour illuminait son cocon personnel et redonnait un coup de jeune à ce vestige. Elle le sentit au plus profond de son être que c'était bien ici : la chambre de Lolaha Kirzor. La Marcheuse referma la porte derrière elle, comme pour s'isoler de tout ce qui l'attendait en Linos. Ici, c'était une chance de se découvrir et d'en apprendre plus sur son passé tragique. La pièce était spacieuse, un grand lit à baldaquin l'attendait sur sa gauche, ainsi que ce qu'elle devinait être une maquilleuse et une garde-robe. Dans cette dernière, les tissus furent rongés par les insectes, irrécupérables. Dans la maquilleuse, une odeur pestilentielle la rebutait de s'en approcher. De l'autre côté de la pièce se tenait un bureau, ainsi qu'un espace où se tenait un grand miroir à moitié brisé. Latone fouilla les meubles de ce côté et ne trouva rien de notable, les parchemins à moitié détruits ou illisibles. Le miroir l'attira, son reflet lui tonnant qu'elle n'avait rien de Vertigo, ainsi accoutrée et armée de la sorte. Elle toucha le verre et un fragment se décrocha. Soudain, son regard fut attiré par un renfoncement derrière le miroir. Avec sa lame, elle dégagea une partie du verre réfléchissant et découvrit une sorte de double fond. Lorsqu'elle l'ouvrit, un manuscrit tenta de s'extirper, comme s'il étouffait depuis belle lurette. Intact, ledit papier trouva refuge entre ses mains. De vives pulsations bombardèrent son esprit au toucher. Une partition, comme celle de Berholt… Ils avaient alors vu juste : il existait plusieurs de ces parchemins en Linos. Latone ne remarquait aucune différence avec celle du Gandr, mais si elle demandait aux jumeaux…

Des Voix s'élevèrent en chuchotements, de plus en plus proches. La Kirzor mit aussitôt la partition à l'abri et s'attendit à l'inévitable : il était temps de retourner dans la peau de Vertigo grâce au Hihtyx.

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" Je peux partir, maintenant ? "

Gandr termina de gribouiller derrière son bureau. Il avait noté l'impatience de Lolaha depuis son arrivée. La coqueluche détestait ces rendez-vous et ces interminables interrogatoires. Au moins attirait-elle l'attention à chaque retour dans la caserne ; les Siffleurs seraient presque habitués à sa présence, plutôt que seulement l'entrevoir aux alentours de l'Opéra. L'agent de l'Aulos soupira et tria sa paperasse à la va-vite pour se lever. D'un bref sifflement, des boissons lévitèrent jusqu'à eux et il lui proposa son poison favori. Depuis leurs entrevues, seul à seule, ils avaient pris l'habitude de déroger au bon sens pour se délecter d'une faible quantité d'alcool. Ainsi, Lolaha était domptée par la boisson, qu'elle buvait généralement d'une traite pour se réveiller.

" Partir, vous le pouvez. Il s'assit sur le rebord du bureau, verre en main. Pour mieux revenir dans quelques jours. "

" Cela fait des mois que ce manège dure. Est-ce que cette enquête avance, à la fin ? "

" Je ne suis pas tenu de vous répondre. "

Vertigo plissa des yeux. Il tournait cela comme un défi, mais elle pouvait capter qu'il était bouche cousue. Toutes ces informations devaient être confidentielles. Il but en silence, les yeux levés au plafond. Ses longs cheveux noirs retombaient sur son armure, aussi serrée au corps que son costume lorsqu'il dansa avec elle, ce soir-là.

" Cyian Dubliz n'existe pas. Une fouille complète de la bibliothèque Strar ne nous a guère avancé. De même pour les témoignages du personnel. Il posa son verre et reporta son attention sur elle. Pour moi, il ne fait aucun doute que vous aviez eu affaire à Navyu. Son portrait sera utile et nous permettra de l'appréhender plus facilement. Il repensa à leur rencontre sur la piste de danse. Oser se pavaner sous ma vigilance… "

Vertigo ne rajouta rien, plutôt inquiète à vrai dire. Au fil de ses convocations, elle avait fini par comprendre que Gandr s'en était voulu de s'être fait berner par le tueur. Il était juste là, à portée de main, et il n'avait rien pu faire.

" Il nous a tous manipulés. Elle se mordit la lèvre. Ne soyez pas dur avec vous-même : je ne vous en veux pas. "

Le Siffleur réarrangea une mèche rebelle. Il sembla être fait de glace, mais la précision le toucha. D'un sifflement inaudible, il débarrassa son invitée de son verre vide.

" Que vous soyez au courant de la menace est une chose. Que vous refusez ma protection en est une autre… " Elle haussa les épaules.

" Vous ne convaincrez jamais ma mère. Et nous avons Cresrie. "

" Non, Lolaha. Elles vous ont vous. "

Les yeux dans les yeux, la Kirzor s'attendit au test-surprise. Il pouvait parfois se montrer imprévisible, mais d'autres fois il cherchait vraiment à soutenir son regard, afin de la jauger. Il siffla soudainement, sa dague s'extirpant de son fourreau sans qu'il n'ait à bouger le petit doigt ; en guise de réplique, Lolaha concentra sa Voix et entama le sifflement propre à la main armée de l'Aulos. Akaris. La lame s'immobilisa avant d'être complètement au clair, leurs magies respectives s'étant entrechoquées pour intimer à l'arme de bouger ou de rester à sa place. Satisfait, Gandr cessa son Akaris et lui sourit, la dague alors rangée par les soins de la chanteuse.

" Vous continuez de vous entraîner de votre côté. " Elle se leva, fière comme jamais.

" Vous abandonnez l'idée de "danser" à nouveau avec moi, alors j'ai décidé de parfaire mon art sans votre aide. "

" Vous avez… un professeur ? " Il parut méfiant, ce à quoi elle se permit de cultiver le mystère en se dirigeant vers la sortie.

" Le meilleur de tous. Elle lui laissa digérer la nouvelle, avant de sourire à son tour. Vous. Je n'ai pas oublié vos conseils. "

Gandr se tut quelques secondes, se sentant soudain idiot de s'être fait tourner en bourrique par l'Alfar. Il réprima un rire et se redressa pour l'accompagner jusqu'à la sortie.

" Si cette leçon imprévue vous ait tant plu, nous devrions songer à organiser de nouvelles sessions. "

" Avec plaisir, Maître Siffleur. "

C'était donc acté. Sous son aile, Lolaha sera une nouvelle lame acérée des Kirzor.

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Nini ? La sœur aînée ne s'était pas attendue à trouver sa cadette dès la sortie de la caserne. Gandr lui aurait dit si elle avait été aussi convoquée. Depuis la soirée chez les Dontheilea, leurs rapports furent plutôt froids ; la plus jeune n'ayant point encore digérée leur secret, et surtout de l'avoir caché aussi longtemps. Heureusement pour Eposi et elle, Nizanza avait accepté de ne pas révéler une telle information à leur mère, ce qui serait plus que catastrophique étant donné le climat actuel de Linos. Ce qu'on faisait subir aux Kyri était tu et les agissements de Navyu ancraient une profonde peur au sein des esprits.

" Je suis simplement passée au Temple pour voir Lasudri. Se défendit sa sœur à son arrivée. Mais les Cantateurs ne m'ont pas laissée passer. Elle ne serait pas encore "prête". "

Lolaha acquiesça doucement, ce fut tout autant son intention de prendre des nouvelles de sa cadette directe. Lasudri avait été intronisée au Temple de Senere peu de temps après l'incident, comme prévu par les religieux. Depuis, elle y était terrée jusqu'à nouvel ordre, loin des siens, loin de tout, plus proche de leur Æther. Ce qui se passera ensuite ne dépendra que d'elle…

Puisque plus rien ne les retenait ici, les sœurs décidèrent de rentrer chez elle. Sur le chemin, Vertigo ressentait encore cette tension que l'ambitieuse refusait de relâcher. C'était un sentiment assez barbant de son propre côté : d'une simple maladresse ou d'une mauvaise intention, Nizanza pouvait l'envoyer au bûcher. Elle ne le fera sûrement pas, mais depuis cette soirée, Lolaha craignait son propre destin. Si elle ne sera pas le bourreau, qui le sera ? Sa mère ? Gandr ? Navyu ?

" Pourquoi n'ai-je pas des marques ? " La Kyri fut médusée.

" Des quoi ? "

" Si tu as brûlé Orevra, pourquoi m— " Les yeux de l'aînée s'écarquillèrent ; elles étaient en public, par Senere !

" Chu-chu-chut ! Elle l'emporta à l'écart, là où les rues étaient moins bondées. Elle s'assura que rien n'ait fuité avant de murmurer avec un regard noir. Tu es folle ?! Pourquoi tu en parles dehors ?! "

" J'essaye de vous comprendre, toi et Eposi, mais vous ne m'en laissez pas l'occasion. "

Nous comprendre ou comprendre les Kyris ? Lolaha resta silencieuse plusieurs minutes, absolument pas à l'aise à l'idée d'en parler. Elles lui avaient déjà conté toute l'histoire : au cours de son enfance, Lola' avait développé son Velthar et avait blessé Orevra par accident. De vilaines brûlures avaient attaqué le bras de la cadette, ce que leur mère remarquât assez vite. D'un accord tacite, les trois témoins de l'événement mentirent à leur génitrice, marquant dans le marbre leur complicité autour de ce secret. Depuis ce jour, Orevra avait réussi à apprécier ses deux aînées, malgré leur différence. Vertigo ne pouvait être sûre que ses autres sœurs se montreront aussi compréhensives. Malgré elles, Nizanza rentrait dans l'équation… mais c'était ça ou assister à l'enlèvement de leur sœur, juste sous leurs yeux.

" C'était un accident. Insista-t-elle enfin lorsque les oreilles se montrèrent moins attentives. Les années suivantes, nous avons appris à réfréner notre Voix gutturale. " Seules contre le Velthar.

" Est-ce que tu penses qu'il y en a d'autres parmi nos sœurs ? Que ce serait génétique ? " Lolaha fixa Nizanza, ses yeux témoignaient d'une forte détresse.

" Je ne vous le souhaite pas. "

Sa cadette ne pourra jamais comprendre. Imaginer sa propre Voix comme un poison, un feu destructeur, relevait de l'hérésie. Le Prima, tout comme ses prédécesseurs, ne tolérait aucun porteur de la Voix gutturale, ce qui ne pouvait que signifier que Senere les avait rejetés. Pourquoi ? Vertigo aimerait tant que ses prières soient entendues pour le découvrir, puisqu'elle continuera d'être comparée à une telle ordure que Navyu.

" Où vas-tu ? " Nizanza s'était déportée du trajet habituel.

" J'ai un rendez-vous. " Avant que sa grande sœur ait pu répondre quoi que ce soit, elle s'était déjà volatilisée.

En réalité, Lolaha aussi devait voir quelqu'un.

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Le Hihtyx s'épuisa sous ses yeux et se dissipa dans le silence morne de Linos. Ses yeux recouvrirent l'obscurité habituelle de la cité déchue et la voilà de nouveau dans la chambre. Elle s'était attendue à assister à un isolement de Lolaha dans ses quartiers, ou autre chose qui illustrait la vie des Kirzor à huit clos… Malgré tout, toute Voix du passé était bonne à prendre.

Alors que sa main se porta sur sa sacoche et qu'elle constata que celle-ci avait disparu, ses iris bleutées se focalisèrent sur une silhouette à la fenêtre. Ouverte, celle-ci dévoilait un petit être cornu, avec un grand sourire espiègle, qui elle secouait la fameuse sacoche dans sa main. Une fille sortie de nulle part venait juste de lui dérober la partition de Lolaha !

" Qu— Rends-moi ça ! Seul un rire lui répondit, une hilarité qui s'éteignit dans la fuite de la voleuse. REVIENS ICI ! "

2404 mots ~

Musique

" À quoi ressemblait-elle ? " Leurs pas étaient soutenus, déterminés.

" Une petite gamine avec de longs cheveux blonds, de grands yeux jaunes. Elle porte une cape rouge et elle a des cornes sur la tête. " Le cliquetis de leurs équipements semait un vacarme sans nom sur la piste.

" Des cornes ? C'est peut-être une Réprouvée comme Charras. "

" Ou une Démone. " Ce qui était encore pire.

" Dans tous les cas, que fait une enfant à Linos ? Mis à part le Bleu Roi et les créatures, nous n'avons rencontré personne ici-bas. "

" Je m'en fiche pas mal pour le moment : je veux récupérer ce qu'elle m'a volée ! Si c'est une diablesse, on aura qu'à l'éliminer. " Elle était en colère et n'appliquerait sans doute pas ce qu'elle déblatérait.

Leurs avancées les menèrent jusqu'à la place Kartara, leur destination initiale de toute manière. L'équipe restée sur place devait se trouver non loin de la rive aux dernières nouvelles. Il leur suffira de longer d'un côté ou de l'autre de la Temempho pour tomber sur eux. Les Hurabis convièrent quelques Marcheurs à rejoindre la fameuse équipe pour leur apporter les instruments qu'ils demandassent. Quant aux autres, ils assisteront leurs chefs sur les traces de la voleuse. La présence de cette dernière ne devait pas être prise à la légère : soit elle avait réussi à passer leurs défenses, ce qui les obligeait à l'intercepter au plus tôt, soit elle est liée de près ou de loin à Linos… et par conséquent au Bleu Roi. Peut-être cherchait-elle de la nourriture avec la sacoche de Latone, même si cette dernière en doutait fortement. Il y avait une sorte de connexion avec cette fille qu'elle ne saurait encore expliquer, une sorte de lien qui lui rappelait plus ou moins les Hihtyx.

Plusieurs minutes s'écoulèrent durant cette chasse, sans succès jusqu'à maintenant. Les Marcheurs envahissaient les ruelles convergeant jusqu'à la place et parvenaient à pénétrer quelques bâtiments libérés de cette corruption semée par la chimère de Linos. Latone retourna au centre de la place et lorgna les quelques édifices importants qui rythmaient le quotidien des Linèsiens : le Temple de Senere, les Archives de Strar, l'Opéra Mehlio, tous les trois voilés par les ténèbres du Souverain. Tout comme les Portes, il se pourrait qu'un Chant les libérera de son emprise. Maintenant qu'ils avaient pu creuser jusqu'ici, les occasions se présenteront très bientôt. Si seulement elle mettait la main sur cette petite garce…

Poussée par son instinct, la Bleue s'élança aux abords de l'Opéra. Elle ne s'approcha pas plus du fait de l'emprise du Bleu Roi, mais elle en profita pour étudier davantage la façade. C'était à l'intérieur que son tout premier souvenir de Lolaha opéra ; la cantatrice Vertigo qui scandait son Chant si particulier aux spectateurs, sa Voix récompensée par les ovations de ces derniers. Latone désirait tant goûter à nouveau à ce don du public. Enfin, ce n'était pas encore l'heure de faire preuve de nostalgie ou de sentimentalisme. Elle fit le tour du gigantesque bâtiment dans l'espoir de tomber sur une piste de l'enfant. Lors d'un second détour, ce ne fut pas à une petite silhouette qu'elle se confronta, mais à un visage familier.

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" C'est ridicule, je ne suis pas une soldate. "

D'un air bougon, Lolaha croisa les bras et chercha à l'éviter. Déjà que le Siffleur l'avait enjointe à se présenter avec une tenue "confortable", selon ses termes, ce qui la dérangeait beaucoup. Elle n'aimait pas se passer de ses robes, même si les plus extravagantes que lui présentait sa mère ne plus plaisaient pas plus. Ainsi accoutrée, elle avait l'air d'être partie pour repeindre les murs. Au moins, Gandr, par son influence, avait privatisé la salle d'entraînement de la caserne, afin de leur éviter quelques méprises.

" C'est une procédure de précaution. Il sélectionna deux épées en bois qui conviendront. Vous aurez quelques démonstrations de ma part, j'évaluerai vos essais. Et par la suite, si je pense que vous n'aurez plus besoin de moi pour améliorer votre Voix, nous n'aurons plus besoin de nous revoir ici. Il marchait autour d'elle, fier comme un paon. Elle ne pouvait ignorer un tel flegme ; ou une telle prestance. Cela ne durera qu'une heure ou deux à peine. "

" C'est une procédure officielle ou officieuse ? "

" Officieuse. "

Un silence. Les traits de son visage se détendirent un peu plus.

" … Pourquoi ? "

" Damoiselle Kirzor, votre nom commence à être connu à Linos. Nous vous prêtons une maîtrise remarquable de la Voix, mais pour vous avoir écouté une unique fois, avec ma sensibilité de Siffleur, je peux affirmer que votre Voix peut servir bien plus que les artistes de l'Opéra. Il lui présenta l'une des épées. Quelles que soient vos ambitions, je dormirai mieux sur mes deux oreilles si je vous apprends à utiliser votre don comme un moyen de défense. "

Au bout de plusieurs coups d'œil entre l'arme factice, le visage résolu de l'agent et le mur adjacent, la Kirzor céda à la proposition. S'emparer de l'arme et imaginer pouvoir frapper Navyu avec lui ferait bien plus de bien que de se ronger les ongles dans sa chambre. Elle étudia la fausse épée, ne s'attendant pas à ce qu'elle soit si lourde.

" Bon. Je vous écoute. Il ferma les yeux et sembla préparer sa magie. Vous… vous allez m'apprendre à "siffler" ? " Il rouvrit les yeux, ils brillaient un peu.

" Exactement. Je vais vous enseigner l'Akaris. "

" Mais n'est-ce pas un Chant propre à l'armée ? " Il sourit.

" Ce ne sera plus le cas avec vous, Dame Kirzor. "

Bouche bée, l'Alfar ne sut comment réagir. La raison devrait lui faire tenter de convaincre Gandr de ne pas prendre d'aussi gros risques. Mais avec ce qu'il s'est passé chez Chideily, avec l'Akaris, tout aurait pu être différent… Après avoir hésité encore quelques secondes, Vertigo reprit contenance et sembla dégager une certaine assurance.

" Avant toute chose… Appelez-moi Lolaha. Je vous y autorise, vous savez. Cette fois, ce fut le Siffleur qui ne cacha point son étonnement. En retour, puis-je connaître votre prénom ? " Elle était maline.

" Je suis un Agent de l'Aulos, je ne peux faire preuve d'une telle… intimité avec vous. Il se remémora leur beuverie lors de leur première rencontre ; peut-être qu'elle aussi. Mais un jour, je vous promets que je me présenterai à vous en ma qualité seule de Linèsien. Il se mit en position. Maintenant… sifflez avec votre Voix. "

~~~
L'escouade de Prune réussit à localiser les Marcheurs de la Temempho en première. Ces derniers semblaient si absorbés par leurs recherches qu'ils ne firent pas attention à leur arrivée. Pour la Hurabis, cela relevait d'une idiotie sans nom : en Linos, ils étaient en danger de mort constant. Croiser la chimère de Linos revenait à quitter ce monde instantanément. Se retrouver acculer par les monstres environnants s'avéraient être un risque très élevé. Si la majorité des Kangelas ne s'aventurait pas jusqu'ici, ce devait être bien pour une raison. Quoi qu'il en soit, les responsables s'éloignèrent du peu d'eau qui s'écoulait le long de la rivière. Dans les Hihtyx, l'apport en eau semblait plus abondant. Les mésaventures s'étant produit sous cette montagne avaient dégradé à jamais sa beauté d'antan.

" Hurabis Númendil ! Pardonnez notre manque de civisme… "

Les deux chefs se saluèrent selon la gestuelle de Ciel-Ouvert. S'ils étaient tombés sur Narn, voire Latone, ils auraient pris un sacré savon. Malgré tout, Prune n'était pas non plus réputée pour être aussi tendre que Koe, par exemple.

" Au rapport. Que font vos camarades, précisément ? Elle jeta un coup d'œil ferme par-dessus son épaule. Ils étudient l'eau ? " Il opina et l'invita à se rapprocher.

" Nous allons d'abord vous montrer l'arme-instrument, ensuite… vous comprendrez tout. "

L'Orisha lui fit confiance et le laissa lui présenter leur fameuse découverte. Ce qu'ils qualifiaient par ce terme singulier revêtait les caractéristiques d'une hache. Lorsque Prune passa ses doigts, délicats, sur les contours de l'arme, elle ressentait les vibrations des Échos, et comprit aussitôt qu'à bien y regarder, on aurait aussi dit que c'était un luth.

" Vous l'avez trouvée dans les ruines du coin ? "

" C'est plus complexe que cela. Nous ne l'avons pas trouvée : nous l'avons créée. Elle fronça les sourcils. Par mégarde. Il désigna les Marcheurs poster aux abords de la rivière, ils surveillaient des instruments immergés dans l'eau. Et d'ailleurs, il lui sembla entendre certains fredonner tout bas. Je vous présente Shori, l'un de mes Zeckea. " Le cadet la salua en frappant son poing contre son cœur.

" Heureux de vous rencontrer, Hurabis. Je peux vous expliquer comment j'ai "trouvé" cet artefact. Il montra la Temempho. Nous étions en train de traverser un pont surplombant la rivière, lorsque mon sac m'échappa. Quelques-unes de mes affaires furent emportées par le courant mais j'ai réussi à les récupérer de l'autre côté de la rive, sauf mon luth. Puisqu'on raconte que l'Hurabis Latone a pu repousser le Bleu Roi grâce à un orchestre, il n'est pas rare que nous emmenions un instrument avec nous pour nous porter chance et nous protéger. Alors que je m'étais résolu à l'avoir perdu pour toujours, voilà que je retombe dessus quelques heures plus tard, avec cette forme. Il étudia davantage l'artefact. Je reconnaitrais mon luth, passé de génération en génération dans ma famille. Il a comme été transformé par l'eau… "

Pour couronner le tout, le chef de l'expédition fit un signe à Prune pour la faire avancer jusqu'aux instruments immergés. Il tira l'un de ces derniers et l'exhiba.

" Cette hache était initialement une cithare. "

Prune n'en croyait pas ses yeux. Cette Cité était baignée d'une magie encore plus singulière, très liée à l'univers de la musique. Pourtant, les Hihtyx ne démontraient pas une telle utilisation. Même Latone, qui passait le plus clair de son temps dans les bribes du passé, n'en avait point fait mention. Linos avait tant à leur fait découvrir. C'était tout bonnement prodigieux.

" Et pourquoi ils chantonnent ? Cela accélère le processus ? " Il acquiesça vivement.

" Tout à fait. Sinon, le temps de transformation est terriblement long, surtout pour les instruments les plus sophistiqués. " Elle réfléchit quelques secondes.

" Et vous leur avez trouvées une utilité particulière à ces armes musicales ? "

" Pas vraiment… J'imagine que vous ressentez leur magie aussi, mais sans plus pour le moment. " Cette occasion reste pourtant en or.

" Nous allons acheminer la charrette des instruments que vous aviez demandé. Plongez-les toutes, transformez-les, et rapportez-les au plus vite à la surface pour études. "

" Boh. "

Son aura maléfique les alerta tous en même temps, les armes furent tirées au clair et la source de ce vice localisée : sur un rocher surplombant la rivière. Petite, blonde, des cornes et une cape rouge, la description collait avec le témoignage de la Bleue. C'était elle, la voleuse, nonchalante avec la sacoche qu'elle dérobât.

" C'est trop lent ici. C'est mieux de créer les Atrums au Lac. " Prune se méfia des paroles d'une Démone, mais son étrange dialecte l'interrogea.

" "Atrum" ? "

" Arme-Instrument, c'est trop moche. Vous êtes vraiment trop nuls. "

Sans demander son reste, malgré les avertissements des archers, la petite fille descendit de son perchoir et extirpa des tambourins des affaires de Latone. Elle les immergea dans l'eau et une vive lueur s'empara d'eux, jusqu'à une mutation complète. Mais qui est cette fille ?

" J'ai un peu triché avec de la magie, mais bon, avant on jetait les instruments dans le Lac. Ici ce n'est pas pratique, parce que le courant emporterait les Atrums… "

Qui qu'elle fût, cette fillette ne mentait pas. Ses sens d'Orisha le lui certifiaient.

" Petite, si tu réponds à nos questions, personne ne te fera du mal. Tu en as ma parole. Puisque l'intruse ne réagit pas plus que cela, la Númendil poursuivit : Commençons donc par le début : comment t'appelles-tu ? " Toujours méfiante, la cornue grimpa jusqu'à son perchoir et s'assit au rebord, au cas où.

" Para. "

" Enchantée, Para. Je m'appelle Prune. La Hurabis rengaina son épée mais n'ordonna pas aux autres d'en faire de même. Tu as l'air de connaître cet endroit. Est-ce que la Temempho serait en réalité un lac ? "

" Oui, mais l'accès est bloqué par une grande porte. " C'était leur chance, aussi miraculeuse qu'un Kangela.

" Tu pourrais nous montrer cette porte ? "

Des siffleurs se firent soudainement entendre. D'abord lointains, puis de plus en plus proches. Para se leva d'un coup, visiblement très apeurée. La cornue émit un grand cri perfide avant de s'enfuir et de disparaître dans l'ombre des ruines. Prune reconnut ce hurlement : cette fille était une Kyri ! Avant de pouvoir réagir proprement à cette rencontre imprévue, une lame passa dans son champ de vision.

Les sifflements s'arrêtent là où l'eau passe.

2242 mots ~

Musique

" Gandr ? "

L'entité sourit. Cela ne lui allait pas.

" Non. "

Il lui ressemblait tellement. Par maladresse, sans doute, car il connaissait bien les contes de Linos. Cette personne, à laquelle son Élue pensait, faisait bien parti de l'Histoire de la Cité, de très près, dans l'ombre.

" Tu es en mission. Je vais faire court. Tu n'as pas le droit de m'interrompre. " Latone fronça les sourcils.

" Ah ouais ? Je vais me gêner. "

" … Je suis un Arch— Elle tira la langue bruyamment. Je vois que tu n'as plus rien d'une Kirzor. Sur le coup, elle se tut, davantage par surprise. Ce type n'était pas n'importe qui. Il en profita allégrement. Mon nom est Jáp le Passionné. Je suis un Archonte et tu es mon Élue. En ce sens, tu es la seule à pouvoir me voir et m'entendre. Elle remarqua qu'il lévitait à quelques centimètres du sol – une évocation de l'Akaris, pourtant elle ne ressentait pas la Voix en sa personne – à défaut de comprendre le reste de son charabia. Tu peux me considérer un peu comme ton Kangela, si cela peut te rassurer. " Sceptique, elle croisa les bras.

" T'es un gars apparemment invisible qui ressemble à Gandr, et tu veux que je te bichonne les oreilles comme avec un Kangela ? "

" N'essaye pas de me toucher, je connais ton sens de la tactilité. Sur ce point, il semblait bien la connaître. Tu t'es déjà confrontée à ces ténèbres, n'est-ce pas ? "

Latone releva le regard sur la bâtisse. Le Temple de Senere… Elle n'en avait fait le tour sur plusieurs mètres et la voilà au beau milieu de l'entrée. Pas âme aux alentours, l'apparition soudaine de ce soi-disant Archonte ressemblait à un piège ridicule. Toutefois, l'apparence qu'il choisît la déstabilisait : on aurait vraiment dit l'agent de l'Aulos en chair et en os. Soit ce Jáp faisait parti de ces spécialistes de l'usurpation – et les Ætheri savaient comme elle les exécrait, ceux-là – soit il ne devait pas être pris à la légère. Gandr était un Linèsien, en toute logique décédé depuis aussi longtemps qu'elle. Le Passionné n'était donc pas n'importe qui, sachant qu'il connaissait aussi son nom d'antan. Latone pourrait en profiter pour glaner davantage d'informations auprès de lui. Bon sang, elle n'avait jamais vu autant de vies grouiller sous cette montagne avant aujourd'hui…

" C'est ce qu'on retrouve derrière les Portes avant de les ouvrir, d'ordinaire. Mais il semblerait que le Bleu Roi ne souhaite pas qu'on s'aventure dans certains monuments de Linos, quand bien même on parvient à les atteindre… " Elle se souvenait très bien que ces ténèbres enserraient tout autant l'Opéra.

" Les vôtres pensent donc que cette magie est l'œuvre de cet homme ? Il sourit, énigmatique. Il savait ; il savait quelque chose ! Vois-tu, Latone, je ne suis pas autorisé à balayer les obstacles sur la route de ta gloire. Néanmoins, je t'aiguillerai en cette cité déchue qui t'a vu naître. Je ne réponds qu'à la volonté de mon créateur… mais lorsque je suis arrivé ici et que j'ai découvert ton potentiel, j'ai également fait la rencontre d'un être fascinant. Il croisa les mains dans le dos et se tint à ses côtés, contemplant l'édifice religieux. Une connaissance, plus ou moins, de la regrettée Vertigo. Il tendit la main vers l'entrée enténébrée, telle une invitation. Il t'attend depuis si longtemps. Suis-moi et vous serez enfin réunis. "

Elle ne comprenait pas, comment pouvait-elle… Sous ses yeux ébahis, l'Archonte pénétrait dans les ténèbres sans être repoussé.

" A-Attends ! Elle se précipita. Tu parles de Gandr ?! "

À son tour, elle entra. Tout était si noir, si vide. Impossible d'opérer un demi-tour une fois plongée à l'intérieur. Toutefois, il persistait un guide : des pas au loin, un écho qu'elle ne put que suivre par instinct. Par-delà le miasme dénué de lueur, Latone percevait la silhouette de Jáp. Elle raccourcit la distance entre eux et se cala sur son rythme, leurs avancées résonnant en rythme entre les murs du temple. La Hurabis crut marcher durant des heures, incapable de prononcer le moindre mot, ses pensées lui échappant parfois, comme si elle était sur le point de sombre dans les méandres de l'inconscience.

Soudain, il s'arrêta, elle en fit de même. Ses yeux s'étaient accommodés au noir et elle remarqua l'autre présence. Il l'avait attendu, il avait sommeillé trop longtemps à son goût. Il était temps. Il était l'heure de réclamer son dû. Il était enfin venu le tour de Lolaha Kirzor de présenter ses hommages à son Dieu Unique. Senere se dressa et reconnut cette Voix dont il se languissait.

~~~
" Oh, qu'est-ce que tu dessines ? "

Lasudri soupira longuement, exaspérée. Elle était très forte pour démontrer son agacement vis-à-vis de son aînée. Lolaha maintint son apparente insouciance, ses grands yeux brillants dépassant à peine de l'encadrement de la porte. Si la cadette avait su, elle aurait verrouillé sa chambre pour être tranquille. Depuis quand s'aventurait-elle sur son territoire avec une telle nonchalance ?

" Ça ne te regarde pas. "

Lolaha rit un chouïa avant de rentrer et fermer derrière elle. Lasudri roula des yeux mais s'en retourna aussitôt sur sa tâche. La présence de l'aînée ne la déstabilisera pas et elle le prouvera ; au moins n'était-ce pas Eposi, qu'elle exécrait bien plus.

" Oooh… Elle se hissa sur la pointe des pieds pour dépasser son épaule. Senere… "

" Hmm hmm… La cadette scella un contour avant de se raviser de poursuivre. Finalement, l'intérêt de Lolaha pour leur divinité toute-puissante amènera à une discussion cordiale et intéressante. On m'a confiée comme devoir de reproduire les différentes représentations qu'on porte à l'Æther des Échos. Cela peut être une apparence, un symbole… "

Intriguée, l'adolescente s'assit près de sa sœurette, cette dernière s'affaissant contre son dossier.

" Les gros yeux vides et les dents acérées, classiques. Lasudri approuva silencieusement. Et là, tu as fait… une sorte de spectre ? "

" On raconte que Senere se glisse dans les ténèbres et tu n'y perçois que ses yeux ; son sourire carnassier si tu es malchanceux. "

" Ou pas sage, comme dit Mère. " Un simili de sourire fleurit à la commissure des lèvres de Lasudri.

" S'il se dresse en dehors de ces ombres, il pourrait emprunter des formes humanoïdes, comme pour se confondre avec nous. "

Lolaha suivit la logique. De telles représentations pouvaient exister au Temple de l'Æther.

" Le coq noir. Elle effleura avec délicatesse le dessin. On le voit moins sous cette forme. "

" Oui, mais par le passé, on associait durant très longtemps le chant du coq à l'appel de Senere. Drapé d'une longue tunique violette, il encouragerait les fidèles à entretenir la Voix en accompagnant la sienne. C'est d'ailleurs basé sur cette légende qu'on conte la naissance des Teokurro. " Pour Lolaha, cela se tenait bien.

" Et… ça ? " Un dernier dessin, bien plus troublant.

" Oh, ça… Lasudri se pencha sur le bureau, pensive. C'est une autre idée. "

~~~
Le doré de l'éventail prima sur l'emprise ombragée, l'entité l'agita au niveau de son bec. Bien droit et terriblement géant, Senere observa avec grand intérêt la nouvelle enveloppe charnelle de Lolaha Kirzor ; le nouveau support de la Voix de Vertigo. Lorsque son attention se dérobait quelques fois de son élu, il lui arrivait de s'intéresser à ce retour prémonitoire. Elle n'était pas encore parfaite, mais elle lui paraissait à présent bien plus prête que cette usurpatrice dont il se fichait du nom ; la protégée d'Edel et d'Ezechyel.

Latone n'arriva même pas à déglutir, son corps refusant de se mouvoir correctement. Malheureusement, elle cherchait l'Archonte en vain, car il semblait avoir disparu au moment où Senere apparût. Était-il vraiment une sorte de Kangela ? Quoi qu'il en soit, malgré toutes les questions à l'orée de ses lèvres, la Marcheuse ne parvint pas à user de sa Voix en présence du Maître de Toutes.

" Ne te débats pas autant : tu ne seras autorisée à parler que quand je le déciderai. C'était sa propre voix, celle de Latone ! Les récits à son sujet semblaient corroborer son portrait : Senere volait la Voix d'autrui. Quant au résidu d'Isemli, il a rempli sa part du marché et t'a amenée à moi, là où le Chyrlios de ton… "Bleu Roi" ne pourra t'atteindre. Conscient que tous ces mystères ne sauront bien aiguiller la Kirzor, il réduisit sa taille pour emprunter la même que la sienne et lui faire promptement face. Ici, nous pouvons parler librement, sans interruption. Il rabattit son éventail, impérieux. Lolaha Kirzor, présente tes hommages à ton Dieu, Senere des Échos. "

La Marcheuse se massa la gorge, se rendant compte que ce léger picotement signifiait que sa voix lui était de nouveau accordée. Mais pour ce qui était de répondre… Beaucoup trop de possibilités s'étalaient dans son esprit ; des plus sages et des plus idiotes.

" Euh… Eh ben… Elle esquissa une demi-révérence, ses bras décrivant toute son incompréhension. Enchantée… ? "

Il demeura silencieux durant une bonne minute où Latone ne put même plus s'exprimer, alors qu'elle s'était redressée depuis longtemps.

" De bien nombreux Échos te font défauts. C'est tragique. Ce n'était pas ce qui était prévu… Était-ce l'œuvre d'Ezechyel ? Même Latone se faisait la réflexion. Je me suis tue jusqu'alors, dans l'attente de réentendre ta Voix. Elle s'est réveillée d'une manière singulière, mais tant qu'elle reste intacte, peu me chaut. "

" … À moi ? Hum, bon. Par où commencer ? … Suis-je vraiment Lolaha Kirzor ? "

" Tu l'étais. En accord avec le Silence, ta Voix peut de nouveau s'exprimer, bien que ton identité soit altérée. "

" Et quel est le lien entre vous et moi ? Vous avez l'air d'attendre quelque chose de moi, mais… je ne sais pas ce que c'est… "

" Nous avions un accord tacite. En échange de sa Voix, j'accorderai à Vertigo ce qu'elle désirât le plus au monde avant sa mort. "

" Et c'est quoi cet accord ? Aucune réponse, pas de picotement. Hmm, bon, qu'est-il arrivé à Linos alors ? Silence encore une fois. Vous ne répondrez pas ? "

" Je ne prodigue pas de réponses que j'ai déjà apporté. " Latone demeura incertaine durant quelques instants avant de comprendre : les Hihtyx sont des reliquats des Échos, les fameuses réponses que laissa persister Senere.

" Le Bleu Roi est de votre côté ? "

" Depuis toujours. "

" Dans ce cas, pourquoi vous me laissez faire ? Envahir sa précieuse citée, par exemple ? Je suis son ennemie ! "

" Quelle étrange question… Il la darda de haut, un peu plus grand encore. Puisque vous êtes en compétition pour la couronne de Linos. Silencieux, mais il conserva le flambeau de la Voix. Il est mon avatar et le restera aussi longtemps qu'il conservera son trône. " Cette fois, il l'énervait vraiment.

" Une couronne pour une cité vide, perdue, un peuple détruit et oublié. Pour un Æther en perdition, je vous trouve très calme. "

" Il a des plans, tout comme toi. Que ce soit avec lui ou toi, mon culte renaîtra. Une pause. Ton potentiel m'intéresse depuis ta naissance, tu as tout à fait ta place sous mon aile. Mais il ne peut exister qu'un seul Vox Atoxio. Une autre pause. Enfin… "

Il s'éloigna d'elle, Latone le suivit de peur de le perdre dans la pénombre. Pour autant, une singulière lueur éclaira cette immense salle centrale du lieu de culte. Deux silhouettes brumeuses apparurent sur leur sillage.

" Tu le redécouvriras tôt ou tard, mais je considère que cette information t'est capitale dans l'immédiat. Le coq humanoïde s'arrêta face au couple. Linos a été fondé par les Primas Primordiaux : deux Vox Atoxio, leurs Voix conjuguées ne firent qu'une pour m'atteindre au plus profond des Échos. Depuis lors, les Primas de Linos se succédèrent… Une, deux, et trois silhouettes supplémentaires et quasi monstrueuses. Sous ma bénédiction, ils entretinrent mon héritage. Une dernière s'éleva, lui rappelant l'hideux Bleu Roi lors de leur première rencontre. Jusqu'à ton actuel rival. "

Même si son accord lui revenait, la Kirzor ne saurait quoi rajouter. Tout ce qui l'intéressait, c'était de découvrir son passé, et ainsi pouvoir être légitime à la conquête de Linos et son renouveau. Sous l'égide de la Marche Terne, la cité resplendirait comme dans ses souvenirs et les Voix s'étendront à travers les Terres du Yin et du Yang, au lieu d'être cloîtrées, égoïstement, au sein de ruines au plus profond d'une montagne…

" … Je peux t'accorder le pouvoir du Vox Atoxio, détenu par mon unique avatar. Malgré son bec, elle devina un début de sourire carnassier. Un coq avec des dents était terrifiant. Il serait plus juste que vous vous affrontiez sur un même pied d'égalité. D'un coup d'aile, il dissipa toutes les apparitions brumeuses. Tu rencontreras mes précédents avatars, à l'instar de spectres. Leurs Voix persisteront par-delà leurs enveloppes réduites en cendres. Focalise-toi sur leurs échos et tu sauras comment maîtriser le Silence. "

Le mot provoqua un frisson acéré le long de sa chair. Même à travers les Hihtyx, cette hantise obligeait les Linèsiens à se plier aux volontés de leur divinité, au risque de goûter à ce courroux pire que la mort.

" Ce don t'intéressera, puisque tu ne sembles toujours pas au courant que ton… amie, Léto Sùlfr, est victime du Silence. "

La révélation la secoua. Elle chercha à lui arracher des mots, en vain, ses plaintes et cris se perdant les méandres des Échos.

" Ce ne sera qu'un avant-goût de sa puissance, car tu ne pourras l'utiliser qu'une seule fois. Il appartiendra à toi de décider : plonger mon Vox Atoxio dans le Silence pour le battre ou sauver cette femme. Étant donné l'affront de cette dernière envers les rouages des Échos, tu ne pourras pas la guérir si tu l'utilises sur le Bleu Roi auparavant. Ce ne serait que trop facile pour la tant attendue Vertigo. Il lui tourna le dos, s'éloignant doucement. Tu devrais faire vite, car le Silence attire la Folie… Ezechyel seul sait combien de temps il reste à son élue. "

Désemparée, Latone comprenait que le temps lui était compté, qu'une telle opportunité ne se reproduirait pas. Son choix attendra tant que ce pouvoir ne lui revenait pas, bien qu'elle cherchera par tous les moyens de sortir Léto de là.

" Attendez, j'ai une dernière question ! Il savait très bien. Est-ce que… Elle hésita. Est-ce qu'une Kyri peut devenir votre avatar ? "

Un long silence, bientôt écrasé par un rire si lointain et monstrueux.

" Tu serais la première. La perspective le rendit hautement curieux. Maintenant… Un claquement de doigts s'opéra. Profite de cet avant-goût. "

2533 mots ~

Musique

Oakia esquissa un pas. Le premier depuis… des ères. Elle n'aurait jamais pensé que sa Voix pourrait traverser les âges de la sorte, mais Senere ne l'avait pas choisie pour rien. Elle connaissait son successeur, hélas la suite de la belle partition de Linos lui était inconnue. Il ne pouvait y avoir qu'un seul Vox Atoxio, seuls les Primordiaux dérogeaient à la règle. À ce propos, elle se pensait exceptionnelle, ayant eu à cœur d'élever son amant au même statut qu'elle… Enfin, ce fut jusqu'à qu'elle découvrit la terrible vérité, lorsque leur fille fut née et qu'elle s'avéra être une engeance pire qu'eux, les incarnations du péché.

Sa fille. Elle eut un déclic. Elle sourit et s'avança encore. Oui, elle venait d'entendre sa fille, cette Voix si particulière. Qui ne la remarquerait pas, au fond ? La Prima observa son environnement. Un certain agacement prit forme en son être, malgré sa nature démoniaque : l'éclat de Linos ne resplendissait plus autant qu'auparavant. Qu'avait-il bien pu se passer pour en arriver à un tel niveau de désolation ? Elle n'arrivait pas à croire que son successeur ait pu provoquer cette ruine. C'était impensable. Senere ne le tolérerait pas… Beaucoup de choses lui échappaient. Toutefois, tant que sa Voix vibrera, il lui sera encore possible de reprendre la couronne et de rebâtir son cher royaume. Un lieu où sa tendre progéniture pourra s'épanouir sans craindre les détracteurs de l'inconnu.

Les sifflements s'intensifièrent et des guerriers d'un bleuté acier répondirent par un cri de concert, violent. Oakia ne s'attendit pas à une telle harmonie du Tonohr. Pourtant, ces individus ne ressemblaient pas à des Linèsiens : leurs Voix étaient différentes. Quant aux Siffleurs, eh ben… ils n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes, des coquilles vides porteurs d'un reliquat à peine remarquable pour le Maître des Échos. La Démone balança sa tête de droite à gauche, exaspérée par une telle bassesse de la part du dernier Prima. Pour le moment, tout ce qu'elle désirait, c'était de retrouver sa fille qui s'était éclipsée en direction de la Temempho. Sans prendre en compte la bataille qui se dessinait tout autour d'elle, la Prima avança, esquivant avec une grâce insoupçonnée les assauts sur son passage. A un moment, l'un des Siffleurs s'élança en sa direction et elle renvoya toute la puissance de sa Voix d'un geste de la main, comme si ce n'était qu'une mouche à son niveau. Elle s'arrêta malgré tout au moment où l'une de ces guerrières parées de bleu lui coupa la route ; elle était étrange, avec sa pierre sur le front.

" Vous n'êtes pas des nôtres, déclinez votre identité ! "

Prune garda ses distances, armée. Cette femme ne ressemblait pas aux créatures humanoïdes qui les attaquaient – celles-ci ne s'apparentant qu'à des armures noircis et cristallisées – mais ses cornes lui évoquèrent aussitôt la Démone de tantôt. Il devait forcément subsister un lien. En tant qu'Orisha, elle captait ce fil ténu entre elles. Mais que faisaient des monstres de l'Enfer au sein de l'Edelweiss ?

" Puisque tel est votre caprice : Oakia. Elle sourit, faussement guillerette. Maintenant, je vais vous laisser en proie avec les Siffleurs et aller retrouver ma fille. "

Narn ne le sentait vraiment pas. Puisqu'il ne piffait guère les puants, l'Eversha surgit de nulle part pour embusquer cette saleté. Il reçut le même traitement que le Siffleur, son couperet n'atteignant pas l'élégante silhouette de la dénommée Oakia. Repoussé à plusieurs mètres, assailli par des voix successives, il tenta de se remettre de cette humiliation tant bien que mal.

Rien ni personne ne l'arrêtera. Elle reprit sa marche et passa devant Prune qui se convainquit de baisser son épée, ou du moins de ne pas la lever. Cette femme n'était pas du côté du Bleu Roi, mais elle n'était pas leur alliée non plus. À moins que… Tout comme pour Para, cela ne coûtait rien d'essayer.

" Marcheurs ! Repoussez-les ! Ne les laissez pas s'approcher d'elle ! "

Oakia nota la tentative. Sage décision mais seuls les Linèsiens comptaient pour elle. Leurs Voix à ces prétendus "Marcheurs" ne l'atteignaient pas. Aucun d'eux n'était digne de lui accorder leurs Chants. Mais au moins, elle se fatiguera moins à retrouver sa chère descendante.

~~~
Para cessa de bouger, son instinct bestial lui dictait de rester docile face à la menace. Elle ne savait pas quoi penser de ces Marcheurs, mais leur curiosité à l'égard des Atrums l'avait attirée. Tout comme cette grande dame aux cheveux bleus, qui possédait l'un de ces textes sacrés dont cet homme, précisément, semblait raffoler. Elle resserra ses mains sur les lanières de sa sacoche ; s'il découvrait qu'elle cachait l'une de ces partitions, il la tuerait. Ses iris étaient l'Hiver en personne. Elle frissonna au même moment où son ombre sembla prendre vie, faisant apparaître un autre être qui lui ressemblait plus ou moins. Celui-là avait l'air d'être fou à lier, beaucoup plus expressif que le couronné. Mince, elle avait voulu faire en sorte de montrer à Prune cette Porte, mais la voilà prise entre ces intrus et les maîtres incontestés des lieux…

" Ce n'est pas bon signe. "

La Kyri suivit le regard du gars flottant, jusqu'à la Porte : elle remarqua à son tour cette espèce de fissure qui lézardait toute la façade, si fine et pourtant un chouïa brillante. Un vert alarmant s'en échappant… ainsi que des bruits ? Si l'homme sortit de l'ombre semblait s'en préoccuper, l'autre au regard hivernal continuait de la fixer de haut. La Porte était littéralement fissurée et il voulait la grailler sur place, peut-être ? Elle n'avait rien fait de mal… Elle n'aidait pas vraiment ces Marcheurs non plus…

Soudain, le Bleu Roi releva son attention vers l'horizon. Para les entendit à son tour : des pas lourds et frénétiques, tous précédés d'un autre plus léger et remarquable. Elle la sentit, cette tension palpable qui s'installait petit à petit. Ce n'était pas dû à l'arrivée de la Marche Terne ; loin de là. C'était elle. Même Para pouvait ressentir cette colère montée chez la chimère de Linos lorsqu'Oakia se dévoila en dehors des ruines. La Démone ne s'arrêta qu'à quelques mètres d'eux, d'abord intriguée par la Porte en elle-même, puis par le fait que sa progéniture se retrouvait entre ses griffes à lui.

" Ivalli Miorga, mon successeur. " C'était donc encore lui le Prima à l'heure actuelle.

Prune et ses hommes arrivèrent à ce moment-là et conservèrent leurs distances. Elle n'avait réussi qu'à rassembler les Marcheurs encore aptes à combattre, les autres recouvraient de leurs blessures face aux Siffleurs ou continuaient de contenir la menace. Elle déglutit à la vue du Bleu Roi, mais ne ploiera pas le genou cette fois. Si seulement Narn ou Latone était là… Sommant aux Marcheurs de se contenter d'observer, elle nota la présence de Para, ainsi que d'une autre personne inconnue aux côtés du souverain déchu.

" Oakia… Votre Voix persiste toujours. Les miens nommaient ce phénomène "Hihtyx incarnée", une anomalie dans les Échos que les Voix chassaient. Son front se plissa. Senere me teste. "

La concernée haussa les épaules, nullement intéressée par ces manigances. Si sa Voix persistait, ce n'était que par la force de sa propre volonté.

" Tu t'es fait de nouveaux amis ? Elle se tourna à moitié vers les Marcheurs. Ce sont eux qui t'ont donné… – don regard vogua sur le décor délabré – tant de fil à retordre ? "

" Non. Il épia les fameux Marcheurs. Ceux-ci ne sont que des nuisibles dont je me débarrasserai. "

" Ce que vous aviez fait à notre Linos ne me regarde pas. Vous pourrez continuer vos sales affaires dès que j'aurai récupéré ma fille. Elle tendit la main. Para, c'est maman. Viens voir maman. "

L'enfant ne sut quoi répondre ; elle n'avait connu que son père et sa mère était censée être morte.

" Si c'est cette petite qui vous intéresse… Il plaça son épée face à la Kyri pour lui barrer la route. Vous allez devoir venir la quérir. " Oakia ne sembla plus amusée pour un sou.

" Ne la touche pas sous prétexte qu'elle est une Kyri. " Il répondit par la négative.

" Contrairement à vous, elle n'appartient pas au passé. Elle restera ici. Avant qu'un Tonohr ne s'éleva, il leva la main en guise de trêve. Cependant, nous sommes tous Linèsiens, contrairement à eux. La Démone lorgna du côté des Marcheurs. Tuons-les ensemble et je vous laisse Para. "

Au même moment surgirent des interstices de la Porte des créatures difformes, des plus connues comme les loups cristallins et d'autres plus inimaginables les unes que les autres. Dans le lot, Vikas, le félin à quatorze pattes, grimpa le long de la silhouette du Bleu Roi et observa comme tout un chacun l'attroupement le plus impressionnant des parasites. Oakia dut admettre que la magie de son successeur la dépassait de loin sur le coup et qu'il se rapprochait de plus en plus des méfaits de Senere. Pour finir, Ivalli convoqua d'autres soldats par un sifflement. Sa funeste armée se dessinait face à la Porte, celle qui menait droit à l'antique Aulos. Si proches de son bastion, les Marcheurs se retrouvaient pourtant en mauvaise posture… Oakia se mit à rire, démente, sa magie s'emballant à son tour.

" Une proposition honnête. " L'odeur du sang l'appelait.

Tout se stoppa lorsqu'un cri monstrueux s'éleva au-dessus de leurs têtes. Ils frémirent tous, y compris les maîtres de Linos. Car ce cri était porté par une Voix, et que cette Voix n'était pas n'importe laquelle. Pour un peu, même Prune sembla la reconnaître.

~~~
" Une autre idée ? "

" Et si Senere était un requin ? Imagine… un prédateur silencieux, qui nagerait dans les airs, et dont les Échos seraient provoqués à l'instar d'ondes aquatiques. Il menacerait nos cieux, prêts à dévorer la lumière pour nous plonger dans les ténèbres. Nous le verrions sans cesse au-dessus de nos têtes, ses énormes canines dévoilées au grand jour. Même si tu te dérobais de son regard, son ombre continuerait de te suivre et de te rappeler son existence. Il ne parlerait pas, ne ferait pas un bruit, mais il serait toujours là. Au contraire, si tu penses l'entendre… "

" Alors il est déjà trop tard pour toi. "

D'une lenteur abyssale, une ombre titanesque avançait dans les hauteurs de l'immense caverne. On ne devinait son effroyable forme qu'avec parcimonie. Toutefois, il fut bien aisé de remarquer le luisant de ses yeux à travers les ténèbres, d'un bleu envoûtant et éclatant. Pour tous, Linèsiens comme Marcheurs, humains comme monstres, il n'y avait aucun doute possible sur la nature de cette force de la nature.

La Dévoreuse.
Comme si l'oxygène mutait en de l'eau, elle se baignait dans cette infinité dont se nourrissait les mortels. À tâtons, elle s'avançait entre les ruines et les formations rocheuses, son gigantisme s'avérant de plus en plus oppressant. Plus elle se découvrait sous leurs yeux ébahis, plus ils surent qu'il était, effectivement, trop tard. Les Marcheurs ressentirent la même force qui hantait leurs nuits, sous les cauchemars provoqués par le Bleu Roi, sauf que la menace était toute autre à présent. Puisque pour lui aussi, le danger était là : Ivalli resserrait l'emprise sur son épée, n'arrivant pas à croire un seul instant que son Æther ait pu provoquer une chose pareille. Para était terrorisée, autant sous la menace du Bleu Roi que de l'arrivée de cette chose. Les parasites étaient sur le qui-vive. Oakia semblait plongée dans le même état que son successeur, d'autant plus livide.

Et le dernier… il la reconnut. Latone aussi comprit que cet homme, juste à côté du Bleu Roi, n'était autre que l'épine de son passé.

" NAVYUUUUUUUUUUUUUUU ! "
Le chœur en Velthar s'éleva, la corrosion se répandit sur toutes les peaux, assaillant le corps comme l'esprit.

" VERTIGO ?! Navyu attrapa Ivalli par le col. Qu'est-ce que ça signifie ?! " Le Prima non plus n'en savait fichtrement rien.

" Retraite maintenant ! " C'était l'occasion ou jamais.

Prune ne désirait pas subir davantage de dégâts, d'autant plus avec cette apparition. Piquée à vif, Oakia se jeta sur eux, prête à les abattre en un instant. Elle se dégagea néanmoins juste avant qu'une patte colossale lui barra la route, protégeant le groupe de la Marche Terne. La Dévoreuse grogna, son souffle toxique s'échappant de ses innombrables canines. Malgré tout, ce n'était pas cette Démone qui l'intéressait, mais l'homme qui hantait les souvenirs de Lolaha et qui était de toute évidence encore de ce monde.

Les parasites se jetant à corps perdu vers la menace, Para profita de la confusion pour s'enfuir vers le sens inverse, vers la faille de la Porte. Avec sa petite taille, il lui serait possible de s'y engouffrer, elle en était persuadée.

" Arrête de rêvasser ! Tirons-nous d'ici ! "

Le Kyri entraîna le Bleu Roi vers la Porte, se fondant en une masse ténébreuse pour la traverser. Ivalli le suivit de près, mais n'arrivait pas à se détacher de cette vue infâme et emplie de traîtrise. Dans le chaos créé par ses parasites, il ne pouvait que la voir, elle. Elle qui leur fonçait dessus pour les rattraper. Il s'enfuit à son tour juste à temps, Latone attaquant de ses énormes griffes la surface sans succès. Elle n'avait pas le temps ni l'envie de deviner la chanson associée à cette énième Porte, alors son attention vogua vers la faille… Enragée, la Dévoreuse y glissa ses griffes pour forcer l'entrée. D'ici, Prune fut capable de deviner d'immenses bras prendre naissance dans le dos de Latone et accompagner son geste inconsidéré pour passer. D'un coup sec de tous ces muscles, l'élue de Senere relâcha le pire sur leur Monde.

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Musique

Elle tomba de quelques mètres, déballant la pente en roulé-boulé. À peine que la gravité la laissait en paix qu'elle reçut le contrecoup de ce soi-disant "avant-goût". Son poing se resserra contre sa cage thoracique, cherchant à récupérer un maximum de souffle, comme si elle ressortait des profondeurs abyssales. Comme si elle venait tout bonnement de naître et qu'on lui avait mis une grosse claque pour l'inciter à respirer, à vivre. Latone passa une bonne poignée de secondes à se remettre de ses émotions, de cette Marque que le Dévoreur avait instillée en elle. Elle avait tout vu, avait eu le contrôle total, pourtant, maintenant qu'elle y songeait à nouveau, tout avait été si différent. Elle avait réussi à germer les graines de la terreur en le Bleu Roi mais sa colère l'avait aveuglée lorsqu'elle identifia l'individu à ses côtés. Et si… Lolaha avait échoué ? Navyu l'avait tuée ? Cela expliquerait en partie pourquoi il était encore vivant, même s'il lui paraissait un chouïa différent, comme si son enveloppe corporelle ne fût qu'un mirage. Les interrogations se multipliaient au gré de sa lente récupération, jusqu'à que l'effroi l'atteignît enfin.

Ils la fixaient, quelques fois ses détournaient. Mais ce qui était certain, c'était que sa présence en ce lieu ne passait pas inaperçu. Ils n'avaient rien à voir avec les monstres du Bleu Roi et cet endroit ne ressemblait pas plus à Linos ou ses ruines. Pourtant, Latone avait l'impression de ne guère avoir bougé. Elle se souvint d'avoir traversé la porte puis un flash verdoyant l'avait sonnée. Les créatures tournèrent autour d'elle, horriblement menaçantes en apparence. Pourtant, aucune ne se permit d'être hostile à son égard. Dans un sens : tant mieux, car dans son état de faiblesse, ils l'auraient forcément réduites en charpie. Mais alors pourquoi ? Toutes ces choses cherchaient véritablement la baston, cela se ressentait dans leur regard et dans leurs mouvements erratiques. Ils étaient des chasseurs et elle n'était pas la proie.

" AAAAAH ! "

Sur le tempo apparitions, Latone releva son attention vers la source du cri ; celle de la proie. Les monstres se mirent en tête de la traquer, tandis que Latone eut le pressentiment qu'elle devait porter secours à cette personne. Qui qu'elle fût.

En prenant appui sur sa jambe, elle trébucha à nouveau, assaillie par un poids nouveau le long de sa colonne vertébrale. Elle les remarqua alors enfin : les Sereëkim. Bordel de merde… Elle se souvenait très bien d'avoir galérer à prendre en main une paire de bras normale, mais alors des plus grands et plus nombreux, ça ne pouvait pas le faire. L'Orisha connaissait l'existence des Keëha et de leurs particularités physiques. Il ne manquait plus que ça… Avec ça, Senere et ce monde, le tournis la gagnait.

À nouveau un Tonohr Velthar. La Kirzor se fit violence pour tenir sur ses deux jambes. Le paysage se drapait d'un voile verdâtre et désastreux, comme si le sol allait s'écrouler sous ses pieds à chaque pas. Autour d'elle, dans les cieux – et sûrement sous elle – virevoltaient de nombreux animaux effroyables. Elle n'en reconnaissait aucun et ne saurait deviner qu'ils n'étaient que le fruit d'une malheureuse mutation, un système de défense visant à se débarrasser des parasites de leur territoire : comme elle. Et comme "elle". Latone tenta tant bien que mal de rejoindre cette dernière, celle-ci poursuivit par une grande créature aux yeux rougeoyants. Dans le feu de l'action, la Marcheuse ne prit pas la peine d'analyser plus en détails l'assaillante et se contenta de s'interposer. En protégeant de tout son corps la petite Démone, c'était comme si elle la rendait invisible aux yeux des résidents. Elle pensait encaisser et se retrouva pourtant coite. L'Orisha n'arrivait pas à comprendre ce qu'il se tramait : pourquoi les créatures s'en allaient soudainement ? Elles étaient censées pourchasser la petite… elle aussi d'ailleurs.

" Toi… Grinça-t-elle des dents. Rends-moi ça ! " Elle désigna la partition qui dépassait de la sacoche.

Ni une ni deux, Para le lui tendit, terrorisée. Latone ne s'était pas attendue à autant de docilité de la part d'une voleuse, doublée d'une cornue, mais en même temps, vu le décor…

" On est où, là ? " Questionna-t-elle dans le vide en rangeant le parchemin de Lolaha.

" Dans le Monde Invisible. "

Le simili de Gandr était revenu. L'Archonte, comme il disait.

" Le Monde Invisible… " Elle avait déjà entendu parler de ça. Il lui semblait que Miles l'ait mentionné une fois, sans plus.

" Ces êtres sont originaires de ce Monde, cachés des vôtres dans leur dimension. S'ils ne s'en prennent pas à toi, c'est dû à tes Bras qui portent une partie de cet Invisible avec eux. Il croisa les bras, sinistre. Comme si tu étais l'une des leurs. Si tu ne veux pas que cette petite finisse dévorer, tu devrais rester près d'elle. "

Plus par dépit que réel intérêt, la Kirzor observa avec plus de minutie les alentours. Une grande étendue plate, des plaines jonchées de monstres en tout genre. Parfois, des formes diffuses et noirâtres se mêlaient aux troupeaux, les créatures cherchant à les suivre et les observer, sans les toucher. L'ensemble des animaux était agité et elle comprenait bien pourquoi : non loin d'eux, à quelques pas d'où elle avait atterri, un puissant orage lézardait les lieux d'éclairs verdâtres. Plus elle se focalisait sur cet endroit, plus elle devinait la forme d'une faille, à l'instar de celle de la Porte ; néanmoins plus étendue que celle-ci. Venait-elle de là ? Avait-elle provoqué ce genre de cataclysme ? Elle peinait à croire que le Bleu Roi et Navyu se terraient derrière cette Porte. D'ailleurs, où étaient-ils ?

" Hein ? " Elle écarquilla les yeux.

À l'opposée totale de la faille se dessinait un horizon plus chatoyant, un paysage au calme olympien, drapé de couleurs chaudes et apaisantes. L'écarlate prédominait en cet océan doré et chaleureux. Si elle s'y aventurait, l'Orisha découvrirait qu'à contrario des présents animaux, ceux de là-bas étaient plus sages, plus paisibles, plus à même d'accepter les êtres de son acabit. Et encore au-delà, justement, elle la voyait : la gigantesque, l'unique, l'Aulos. Lolaha reconnaissait l'antique château de Linos, donc Latone aussi.

" Il est là-bas ! La Marcheuse désigna l'impressionnant monument du doigt. Il est forcément là-bas ! " Elle s'apprêtait presque à taper son meilleur sprint.

" Sûrement, mais tu ne devrais pas rester ici plus longtemps. Il se tourna de l'autre côté. En forçant l'ouverture, tu as déchaîné l'Invisible sur ton Monde. En ce moment-même, tes camarades sont submergés par ces monstres et les parasites du Bleu Roi. Sans parler de cette Prima. La Bleue rongea son frein. Si tu ne refermes pas rapidement cette Ouverture, vous allez tous périr. Dans le meilleur des cas, tu seras coincée éternellement ici et ce n'est pas ce que je souhaite de mon Élue. "

" Bordel d— "

" Vieille folle, arrête de parler toute seule, tu me fiches la frousse ! Para se releva d'un coup, cherchant à faire face à cette givrée qui déblatérait dans le vide. C'est bon, je t'ai rendue tes affaires, maintenant aide-moi à sortir d'ici ! Par réflexe, la Marcheuse lui mit une tape entre les deux cornes. Hé ! Essaye encore de… L'enfant se gratta le cuir chevelu, jusqu'à que sa Voix devint caustique. Tu vas le payer ! "

" Tu veux parier ? "

La Linèsienne se tut. Latone soupira, n'ayant vraiment pas envie de se faire une ennemie supplémentaire en ce Monde. Que ce fût elle ou la petite, elles étaient tous les deux des parasites dont les véritables maîtres de l'Invisible extermineront au moindre faux pas. Cela lui coûtait de l'admettre mais le Passionné avait raison : elles devaient sortir d'ici, et vite. Malgré tout, cela n'allait pas être de la tarte de faire machine arrière, avec toutes ces créatures rôdeuses et déchaînées au sein de l'orage. Avec la Démone comme cible, Latone n'aura guère le loisir de chômer.

" Écoute, petite… "

" Mon nom est Para ! " Ses canines étaient bien prononcées.

" Ah. Tu es donc bien Para-site. Ricana-t-elle, toute fière. Reste près de moi, rien ne t'attaquera si tu me suis de près. Évidemment, l'idée n'enchanta guère la jeune fille. Tout ira bien. " Elle avait déjà entendu ces mots précis… et cela lui suffit à se calmer pour un temps.

Hélas, ce n'était pas dans ses plans à lui. Navyu était parti en avant afin de se terrer dans son cocon, certain que rien ni personne ne pourra l'y atteindre. Ivalli n'en fut pas si sûr pour le coup, car il les sentait : ces vibrations. Sans qu'il ne sût comment, la Voix de Vertigo et celle de la Kyri lui parvenaient. Pourtant, il avait beau observer dans tous les sens, tout autour de lui, elles n'étaient physiquement pas là. Leurs Échos étaient ténus, comme s'ils rebondissaient bon gré mal gré contre une paroi infranchissable, une réaction osmotique dont il était le destinataire. La Porte demeurait pourtant fermée, seule cette fissure persistait. Il se concentra davantage, ferma les yeux et son corps céda à l'aventure, se plongeant à son tour dans la faille de l'Invisible.

Lorsque le Bleu Roi rouvrit les yeux, Latone et Para lui faisaient face. Prises au dépourvu, les intruses se préparaient déjà à combattre. Contre toute attente, ce n'était pas son intention.

" Vertigo… "

Non… Ce n'était vraiment pas son intention.

~~~
Une pression phénoménale s'abattit contre sa nuque, l'emprise s'étendant tout le long de son cou. Si Oakia était encore de ce monde, une gerbe de sang se serait échappée de sa bouche. Elle avait beau lutter contre cette force sortie de nulle part, elle n'arrivait pas plus à bouger, à s'extirper de cette fatalité qui se dessinait pour elle : sa Voix allait bientôt rejoindre le Silence. Prune avait assisté à toute la scène : les parasites s'étaient soudainement éclipsés et les Siffleurs s'étaient pleinement retournés contre les entités invisibles qui les assaillaient. Petit à petit, la Démone se retrouvait acculée par le retournement de situation, jusqu'à qu'elle s'immobilisa. La Númendil le voyait très bien, ce Sereëkim qui sortait de la faille. *Latone.* C'était obligé et la miraculée ne se fit pas attendre pour sortir de l'ouverture, en compagnie de Para. D'un coup sec, la Bleue échangea de place avec la Hihtyx incarnée, la jetant en pâture aux créatures du Monde Invisible. La Keehä peinait encore à bien contrôler ces Bras, mais avec un peu de concentration, ces excroissances de son être lui obéirent afin de saisir de part et d'autre la fissure. Elle força encore et encore jusqu'à pouvoir refermer cette déchirure entre les dimensions. Au même moment, les Siffleurs disparurent. Un silence glaçant s'installa alors… Le silence de la victoire.

" Par tous les Ætheri… " Les Marcheurs encaissaient encore mal ce qu'il venait de se produire.

" Que s'est-il passé ?! " Ils étaient tous à cran.

En dehors de l'Invisible, la Kirzor se sentait un peu mieux. Comme accoutumée à cette tradition, Para restait auprès d'elle, afin de se prémunir de tout autre danger. Au moins, à l'approche de Prune, elle ne prit plus la tangente.

" Tu… Vous allez bien ? " L'entité gigantesque de tout à l'heure, c'était forcément elle. Étant elle-même un monstre, la Númendil comprenait cela.

Latone acquiesça doucement, plutôt sinistre depuis son retour. Elle jeta un regard intéressé à l'attention de la Kyri ; il y avait de quoi tirer la gueule. Ce qui fut Invisible le demeurerait, pour un temps encore.

" Je me porterai garant de toi. Hors de question de laisser une authentique Linèsienne en proie aux erreurs de ses ancêtres. J'ai besoin de ton Velthar. "

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