Le Colis Mensuel
Grendel pour Hélène

Sa langue émit un claquement réprobateur contre son palais. Le Shaytan était partagé entre l'amusement et l'agacement. Il lui avait fallu du temps pour cerner la petite chose bariolée et bruyante qui gambadait entre les caravanes. Son âge lui-même portait à confusion quand on l'écoutait parler. L'arlequin usait de gros mots comme s'il cherchait à prouver quelque chose et sans réellement comprendre ce qu'il disait. Atlas avait compris tardivement qu'il s'agissait d'une petite fille, certainement âgée de moins de dix ans mais ses origines demeuraient obscures à ses yeux. En effet, parmi ce Cirque des curiosités, chacun était atypique et il lui était difficile de deviner la race des uns et des autres. Il se concentrait donc sur Grendel, clown aussi difforme que désagréable. Prompte à la colère, il n'était pas rare de la voir traverser le Cirque de sa démarche boiteuse en hurlant des imprécations à en faire pâlir les gens aux honnêtes meurs. C'était assez fascinant de voir ce petit bout coloré piquer des crises de colère effrayantes, déformer sa bouille toute maquillée et menacer de son couteau toute personne qui l'aurait contrariée. Son tempérament instable ne s'apaisait qu'au contact de son éléphante rose. Grendel devenait alors presque adorable, une petite fille comme les autres qui chérissait son animal. Malgré lui, le Génie était attendri par ce spectacle. Il était rassuré aussi. La destinataire du colis n'était qu'un petit bébé encore innocent, Hélène. Une Enfant des Cieux, rien de moins. Il était impatient de voir la nature des liens que le destin entrelacerait entre ces deux fillettes. Grendel n'avait pas d'amis, si ce n'est Douceur, et ça expliquait sûrement son comportement selon le Génie. Il lui manquait des gens de son âge pour s'épanouir. Au fond de lui, il espérait que ses efforts paieraient et qu'un jour, Grendel et Hélène se rencontreraient et que chacune apporterait à l'autre quelque chose de positif. Ou même de négatif. Les deux lui convenaient du moment que c'était de son fait, qu'il puisse se vanter plus tard auprès de jeunes Génies faibles de ce que lui, Atlas, était capable de faire.
Discrètement, le Shaytan avait passé les dernières semaines à subtiliser quelques babioles au clown tout en l'observant. Le chat de la petite fille, une sale bête grisâtre aux méchants yeux jaunes, ne lui avait pas facilité la tâche. Il hantait sa caravane avec autant d'opiniâtreté qu'un mauvais esprit et semblait détecter sa présence bien qu'Atlas sache se rendre invisible. À force de ruse et de patience, le Génie était parvenu à voler une perruque crêpue qui formait deux gros chignons d'un orange vif, un bâton de maquillage d'un rouge sanguin et une poupée en chiffon à l'image de Grendel. C'était la couturière qui s'amusait sur son temps libre à fabriquer des poupées à l'effigie de chaque membre du Cirque qu'elle offrait ensuite à chaque personne. L'arlequin s'était contenté de laisser la poupée prendre la poussière dans un coin de la caravane après avoir autorisé Mildred à se faire les griffes dessus. Elle était dans un sale état mais avait l'avantage de représenter les principales caractéristiques de Grendel : sa jambe plus courte que l'autre, ses petits bras, son visage peinturluré et ses perruques aux couleurs pétillantes. À cela, Atlas avait ajouté une revue de presse consacrée au Cirque de Chichi lors de leur séjour à Vervallée. La critique avait été partagée. Ils admettaient volontiers la bonne ambiance générale lors du spectacle ainsi que quelques numéros particulièrement surprenants. Cela dit, globalement, il était visible que le Cirque manquait de budget, cela se traduisait par les côtes saillantes sur la peau décharnée des animaux, la piètre qualité des costumes et du maquillage et une impression générale de misère qui suscitait la pitié plus que l'admiration. La revue terminait par de chaleureux encouragements pour le Cirque en leur souhaitant davantage de succès afin de leur permettre d'étoffer leur spectacle et de mieux nourrir leurs artistes, y compris les animaux. Le Génie n'avait pas oublié de joindre au colis pour Hélène une petite note explicative :

 

Chère Hélène,

Tu es encore un bébé mais j'aime à penser qu'on te lira ce petit mot quand tu seras en âge de comprendre. Je vais te parler de mon petit passe-temps que tu jugeras comme bon te semble. J'aime essayer de lier entre elles deux personnes qui ne se connaissent pas, qui n'ont rien en commun ou trop peu pour que cela compte. Dans quel but ? Je l'avoue, j'ai un petit côté présomptueux, j'ose dire que grâce à moi, des liens se créeront, des histoires naîtront juste car j'ai fait rouler le caillou dans telle ou telle direction. Je peux tisser et remodeler le destin des personnes si je le désire. Mais assez parlé de moi, ce n'est pas l'objet de ce colis.
Aimes-tu le spectacle Hélène ? Je parle de divertissement à haut niveau, de numéros qui laisseront dans tes yeux des myriades d'étoiles et des souvenirs impérissables. Où la magie ne réside non pas dans les illusions mais dans le voyage qu'on te fera vivre ? C'est ce que le Cirque de Chichi cherche à accomplir. Tous leurs artistes travaillent dur chaque jour dans l'objectif d'enflammer l'imagination de petites filles comme toi, pour leur faire peut-être découvrir des rêves auxquels tu ne songeais même pas avant ce moment. Parmi ces artistes, il y a une enfant. Elle est un peu particulière et parfois même effrayante. Mais j'espère que tu sauras trouver en toi l'ouverture d'esprit et la tolérance qui te permettront de voir au delà de toutes ces couches de maquillage et de fausses apparences. Grendel, comme tout un chacun, dissimule sa vraie nature. Le masque qu'elle présente au monde est juste plus flagrant. Tu t'apercevras que tu gagneras à avoir la patience d'aller plus loin, à gratter la surface. Je te laisse découvrir ton colis et espère que tu attendras les prochains avec impatience et curiosité.

Grandis bien petite Hélène.