Le Jugement

Musique

Le Monde trembla, du moins, celui dans lequel ils se trouvaient. C’était un Jugement, une épreuve. Sept Ætheri se tenaient là, attendant l’accusé. Ils n’avaient aucune forme discernable pour un œil Mortel. Ils étaient juste présents, pour un infime instant. Ça ne durerait même pas une fraction de seconde. Ils n’avaient pas à se préoccuper du Temps, loin de leurs fidèles, ni même de leur apparence. Ils pouvaient se ressentir, eux qui n’étaient plus que Magie. Il y avait des volontés contradictoires, un désir de punition. Pourtant, une possibilité n’était pas toujours une action. La puissance des Divins se mesurait par les prières et les rituels, par le lien qui les unissait à leurs fidèles. Cette puissance était variable et tous ici le savaient. Celui qui devait être jugé aujourd’hui était un cas complexe. Il se fichait des Lois de l’Univers. Ça n’aurait guère été problématique en temps normal, comme avec l’Æther de l’Avarice et de la Folie. Le fait est que celui-ci, derrière ses petits sourires en coin, jouait avec le Temps depuis des millénaires. Sa vie était instable et ses nombreux Voyages rendaient ses actions difficilement annulables, sans briser la continuité et la Véritable Ligne du Temps et effacer le Monde actuel. Comment être bourreaux d’un comportement qu’il aurait fallu soi-même adopter pour empêcher le flux continu de puissance pure d’envahir l’accusé ? Il ne faisait que croître, encore et encore, à fidéliser des peuples jusqu’ici sous la coupe quasi-exclusive d’autres Déités. Il devenait délicat d’être le juge de celui qui était aussi l’Æther de la Justice. Il l’avait fait exprès, comme elle, autrefois. Il voulait dicter lui-même les Lois et, surtout, ne pas les respecter. Il avait été enchaîné à ces dernières toute son existence durant. Pourtant, les Sept Ætheri présents savaient qu’il devrait se soumettre à leur décision. Cette connaissance reflétait une naïveté sans borne. Certes, oui, leur décision ferait Loi, mais ils ne pouvaient décemment penser que l’insolence et l’ambition du futur condamné tremblaient devant leur toute puissance. Lui aussi avait soutenu le Sympan, un soutien qui lui avait valu quelques privilèges, comme celui de devoir surveiller les Anciens Esprits du Temple. Pourtant, demander à cet homme de « surveiller » revenait à lui conférer la main sur la situation. Depuis l’annihilation de Hans jusqu’à aujourd’hui, il avait relevé de petites anomalies, la montée en puissance de Faux Dieux, n’ayant réussi qu’une Élévation orchestrée et simplifiée. C’était le cas d’Edel. Depuis l’annihilation de Hans, Delta s’était muré dans un silence pesant pour le peuple qu’il était censé guider. Il y avait une raison à cela. Depuis l’annihilation de Hans, lentement mais surement, l’accusé avait planté une graine de discorde dans le cœur des Dieux et, aujourd’hui, bien plus que son procès, se jouait l’avènement ou non d’une nouvelle Guerre. Personne ne la voulait. La victoire du Sympan avait ravivé les passions religieuses au-delà de toutes les espérances et les Ætheri jouissaient d’une puissance bien plus significative que jadis, lui en particulier. Il n’avait eu de cesse de multiplier ses domaines et de faire des apparitions mystérieuses, sans titre et sans visage, mais de quoi alimenter les croyances. Il était le vagabond de passage, le prince admiré, le Zaahin énigmatique. Il était actif et provoquant. Les Miracles façonnés de ses mains se multipliaient : les terres, les créatures, les symboles, les sacres, les peuples, même. Il était problématique. Il l’était parce qu’il avait des projets que personne ici n’arrivait à lire. D’ailleurs, personne ne connaissait encore la suite. Une décision divine impliquait forcément des changements. Des prévisions qui, jusqu’ici, étaient claires pour tous, devenaient un mur noir et opaque, infranchissable. L’accusé en avait conscience. Il jouait plusieurs choses, ici. Il savait que personne ne savait ce qu’il désirait, au fond, ce qu’il voulait vraiment, la finalité qu’il recherchait. On allait lui reprocher ses comportements trop visibles. On allait lui reprocher d’avoir ébranlé le Cycle. On allait lui reprocher d’avoir pris peu de détours pour arriver au Génocide Démoniaque. On allait aussi lui reprocher d’être trop généreux envers les Mortels et, plus particulièrement, envers ses enfants. Les bases de l’accusation étaient connues, prévisibles. Il les avait provoquées et les Sages avaient mis un Temps considérable à le convoquer. Ça l’avait rendu mauvais, même si le Temps n’était plus un frein pour lui, qu’une notion vague et floue qu’il se plaisait à renverser, parfois juste pour torturer davantage les Rehlas. Il n’était pas de ces Dieux qui se contentaient de plusieurs petites vies, proches des Mortels. Il allait découvrir l’Univers, en revenait dans des états pitoyables. Il avait besoin de savoir au-delà de son savoir, de comprendre au-delà de tout ce qui était à sa portée actuellement. Il remontait les Mondes, imbriqués les uns dans les autres comme des poupées gigognes. Parfois, il ne trouvait que désolation. D’autre fois, il dénichait des trésors. Il étendait son culte au-delà du Monde dans lequel il s’était élevé parce qu’il savait que c’était ainsi qu’il atteindrait son but. Pour son audace, de plus en plus exponentiel, là où d’autres se contentaient de créer de nouvelles espèces de plantes – ce qu’il trouvait d’ailleurs génial – il était un danger. Cependant, son Jugement ne concernait que le Monde de Sympan. Les Esprits du Temple n’avaient pas la main sur ce qu’il se produisait à l’extérieur. Ils jugeaient l’intérieur, en veillant à ce qu’un Équilibre y soit maintenu. Et tout ce qui concernait les Dieux, opaque pour les Mortels, l’était aussi pour les autres Dieux. Comment auraient-ils pu savoir que l’accusé auraient des avocats de choix parmi les Anciens Esprits du Temple, comment auraient-ils pu savoir qu’il demanderait justice pour Hans, comment auraient-ils pu savoir qu’il demanderait la chute d’Edel pour vice de procédure ? Tout le monde ici était conscient qu’il la voulait à terre mais ce n’était qu’un ersatz de ses véritables volontés. Il les exposa, dans un dialogue inaudible, promettant à ses accusés de les exclure de la Chute s'ils lui permettaient de la mener à bien. Tous ceux qui étaient présents en sortiraient bien plus puissants. Aucun des protagonistes n’avaient de forme visible. Le sol tremblait toujours sous l’assaut des tensions exercées. Au-delà du simple jeu d’arguments et de contre-arguments, le risque réel existait. Il y avait un jeu de puissance qui, malheureusement, n’allait actuellement pas en faveur des juges. Si chaque partie s’entêtait, ce serait la Guerre ouverte. Les Dieux devraient choisir un camp et entraîner de nouveau leurs fidèles avec eux. Il valait mieux une Guerre silencieuse. Les Esprits du Temple étaient censés représenter le Sympan, ça leur conférait leur légitimité. Cependant, l’apparition d’un autre Æther remit cette légitimité en doute. Suris, au côté de l’accusé. Il y eut un malaise, palpable, qui fit se fissurer le Monde. En plus de cela, provoquer une guerre donnerait bien plus de puissance au Dieu de la Guerre, continuerait d’alimenter le Dieu de la Mort. C’était sans fin, un véritable Cauchemar. Pourtant, ça ne dura réellement qu’une fraction de seconde. Le jugement fut rendu ou, plutôt, l’accord fut énoncé.  

Le Jugement

Musique

Il posa le pied sur la Terre d’Edel, laissant traîner derrière lui une cape de fumée au sein de laquelle des étoiles semblaient prendre place. Ses longs cheveux tombaient dans son dos. Il marcha, sans se soucier de ceux qui tournaient vers lui les yeux. Il était sûr que les Ombres pouvaient ressentir la finalité. Elles n’avaient plus d’endroit où se cacher, à présent. Il pouvait pénétrer les lieux parce que… Eh bien, parce qu’il s’agissait de sa terre, maintenant et jusqu’à ce que la véritable Edel ne s’élevât de nouveau. Dans son message silencieux, il indiquait plusieurs choses, dont une d’une extrême importance pour le peuple maudit : il ne leur enlèverait pas le privilège de cet endroit. Il avait appuyé sur sa volonté de les punir auprès des Esprits du Temple mais il l’avait fait uniquement pour qu’ils lui interdisent de le faire. Une petite lueur espiègle habitait son regard. Ils avaient dû l’abuser, eux aussi, mais ça ne l’effrayait pas. À présent, ils faisaient partie du même camp, celui de ceux qui allaient exterminer la plupart des autres Déités pour réduire le panthéon divin. Cependant, il ne fallait pas être naïf : eux aussi, il avait l’intention de les faire tomber. Ce ne serait qu’une question de Temps. Il ne garderait à ses côtés que ceux qu’il appréciait et estimait. Ils étaient peu nombreux, à vrai dire.

Il finit par déboucher loin des constructions. Elle était par terre, non encore remise de sa descente. Il n’y avait pas mille manières d’en finir avec un Dieu : annuler son Élévation si celle-ci n’avait pas respecté la bonne procédure, le contraindre à en demander l’annulation ou faire disparaître son culte. Le cas de Hans était particulier et il ne comptait pas se pencher sur cette question. L’idée – et le Mârid approuvait – était simplement de diminuer le nombre de fidèles jusqu’à faire planer la menace d'une disparition. Certains préféreraient n’être plus qu’un amas de magie oublié et impuissant mais il savait – parce qu’il vivait cette Immortalité – que beaucoup préféreraient redevenir Mortels à la place. Un par un, discrètement au début, il allait les mettre à genoux. Aussi, son regard se porta sur l’Usurpatrice. Il la toisa quelques secondes mais ne dit rien. Il n’avait pas besoin de commenter. Il lui avait promis de la détruire, il l’avait fait. Point. Il tourna les talons et recommença sa lente marche.

Quelques secondes après son appel silencieux, Delta apparut à ses côtés. « Désolé, j’ai déjà un Maître. » susurra ce dernier. Jun sourit, rit, et fut rejoint par l’intéressé. « Le meilleur des Maîtres que tu puisses avoir. » « Un Fou, étonnement, fait souvent des vœux plus censés que les autres. Je vais donc m’employer à exaucer le premier, qui va dans ton sens. » C’était curieux. « Ton fils te hait et, pourtant, il ne cesse de t’arranger. » « Oui, je sais. À croire qu’il s’agisse de son Destin. » murmura-t-il. « Pour le reste, tu l’aurais fait dans tous les cas. Tu détestes cette situation au moins autant que moi. La Guerre n’a fait que multiplier les croyances et le Monde ne peut avancer avec des Divinités si nombreuses et contradictoires. » « Mais la Guerre a eu le mérite de te rendre puissant. » Oui mais pas assez, pas encore, pensa l’intéressé. « Tu vas les lever ? » Il y eut un petit silence. L’Æther devina vite de quoi le Génie parlait. « Oui, petit à petit, maintenant que je le peux. » Il sourit. « Et j’enverrai quelqu’un sur Omi’Ake, bien plus tard. C’est une Guerre Silencieuse que nous nous apprêtons à livrer, la plus silencieuse possible. L’idée est que les Mortels n’en pâtissent pas. Tu t’occuperas des Génies et des Orishas. » « Comme prévu. » « Comme prévu. » Il n’allait pas pouvoir absorber tous les domaines d’un coup mais c’était bien ce qu’il comptait faire, à terme, une grosse majorité d’entre eux, en tout cas. Il se voulait au-dessus des autres, avec quelques Ætheri à ses côtés. Il était convaincu que là était l’ordre naturel des choses. Mais était-ce réellement de l’ambition ? Il voyait des indices indécelables. Il sentait ces indices. Il savait. Ô oui, tout devait se dérouler ainsi. Si les Dieux Mineurs ne le dérangeaient pas, il s’apprêtait, en revanche, à s’approprier le territoire des majeurs. Peut-être qu’il ne détruirait pas sa femme dans le processus. Il rit. Non, elle était utile et ambitieuse. Pourtant, il se demandait si cela serait suffisant, à l’avenir. Il passa son bras autour des épaules de Delta afin qu’ils se tournassent tous les deux vers l’océan. Cette vue le ravit. « Bientôt, mon ami, nous créerons ensemble le passé, le présent et le futur de ce Monde. » Le Mârid ne dit rien. Ça lui convenait parfaitement.