C'est ridicule. L'idée de Souw ne lui convenait pas finalement. C'était puéril, présomptueux, dangereux peut-être. Pourtant, la voilà à passer l'entrée avec ce présent entre les mains, drapé d'un infime tissu tanné. De dos, le Roi ne put remarquer ce détail, et ce n'était que lorsqu'elle s'avança prudemment jusqu'au bureau… qu'elle le cacha en-dessous. Son instinct l'avait guidée au moment-même où elle entendit ces craquements. Elle cacha ses mains dans son dos, innocente et s'assit face à lui lors du tout premier mot. " Bonsoir. " Répliqua-t-elle, sourire en demi-teinte. Ainsi était son premier vrai contact avec le fameux Fumeur Macabre, bien après ce rêve qui initiât tout. Et le moins qu'on puisse dire, c'était qu'il se passait mal. Très mal. Alix ne se sentait pas belle, indigne encore de se présenter à un souverain dans un tel état, mais les Raya insistaient lourdement sur une tenue impeccable. Qu'est-ce qu'une infirme pouvait bien apporter à cet homme ? Ce dernier, par ailleurs, lui parut moins envoûtant qu'à l'accoutumée. Elle baissa les yeux, ne comprenant qu'à moitié ce qu'il subissait. Petiote l'avait vue grandiose dans son rêve, et chaque jour assombrissait davantage son portrait.

" Je ne saisis pas en quoi cela se voit… C'était bien la première fois qu'on la grondait à ce sujet, et cela ne venait pas de n'importe qui. Est-ce que les autres Chamans se retenaient ? Étaient-ils vraiment à couteaux tirés avec elle ? Incertaine, ses yeux ferreux osèrent se relever un peu sur le buste du blond. Il faudrait que j'arrive à croiser plus de monde. C'était un fait : on l'évitait. Ils devaient être ravies qu'elle soit cantonnée à ses quartiers ou qu'elles soient retenues dans les bois meurtriers de Mior. Le Roi était énervé, comme s'ils représentaient toute la hargne qu'autrui avait trop longtemps gardé. Elle savait… Elle savait que ce sera l'une des pires soirées de sa vie, sans pouvoir prendre conscience de cette ampleur. Il était transparent avec elle, sûrement trop pour certains. Mais un souverain se devait d'être clair avec ses sujets. En outre : Devaraj haïssait l'être nommée Alix Mohr. Je comprends… Dit-elle à ses premières affirmations. Il en avait strictement le droit, ce ne devait pas être un devoir en soi. Puis même dans d'autres circonstances, ne la trouverait-il pas à son goût. Trop faible. Peu fiable. Pitoyable. Elle n'était qu'un cadavre en sursis que les artistes peineront à enjoliver. Et de toute façon, tout ce qui importait aux prétendants, c'était son essence. Honteuse, elle baissa un peu plus la tête. Même son Antimagie ne suffira pas à canaliser la folle Magie d'un être aussi puissant. Ce ne serait qu'inespéré. Je ne veux pas qu'il soit un fardeau pour vous. À savoir si elle s'adressait à lui spécifiquement ou à tous les peuples du Kan’Ghar, ça, c'était à lui de le comprendre. Petiote demeura muette un petit temps ; un "petit" temps qu'elle trouvât long. Si c'était le cas pour elle, alors qu'en serait-il du Taiji ? Elle releva franchement la tête, ses mèches d'ébène se balançant un brin. Des peintures vertes cernaient les traits de son faciès. Mon Ma'Ahid est puissant, j'en suis consciente. Je n'imaginais pas qu'il vous impacterait autant, cela fait si longtemps que je n'ai pas côtoyé d'autres personnes que des Humains. Si j'avais su… " Franchement, qu'aurait-elle fait ? Rien de plus, rien de moins. Et tout cela pour une très bonne raison. Rien ne l'arrêtera en ce sens si ce n'était d'être chassée.

Malaise. Alix ne pouvait pas prendre congé comme ça, seul lui en avait le pouvoir. Que devrait-elle faire alors ? Ce n'était pas son genre de rester silencieuse à attendre que l'autre daigne filer la conversation. D'autant plus qu'il pourrait y voir un affront. " Dans ce cas, je dois… remplir mon devoir avec un autre Chaman. Avéré, mais elle ne savait guère par où commencer. D'une voix quasi éteinte, Petiote adressa ceci à son attention, alors que ce n'était non voulue : Qui ? "

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Adam. Oui, elle le connaissait. Ils avaient travaillé ensemble sur le drakkar. Quant à savoir s'ils étaient compatibles… Eh ben, le Déchu ne l'avait pas jeté par-dessus bord lors de cette traversée, ce détail pouvait expliquer amplement son ouverture. Alix ne sut guère quoi en penser, il n'était encore qu'un inconnu pour elle. Même si, au final, ils l'étaient tous. En tout cas, si quelqu'un avait le moindre doute sur la mauvaise entente entre les deux êtres présents dans cette pièce, c'était chose faite : il transpirait le dédain. Quant on était Humaine, c'était presque trop facile de ressentir l'aversion d'autrui. Et que faire dans ce genre de situation, à part baisser piteusement les yeux, à attendre que le temps passe ? " Je ne suis pas une experte. Les Humains se côtoient d'un côté et les autres restent entre eux. " Qu'il était borné, sérieusement. Il connaissait forcément l'attitude des peuples vis-à-vis du sien. À moins qu'il les détestât – ce qui s'avérait finalement être le cas – Alix ne comprenait pas comment un peuple né dans l'hétérogénéité pouvait être aussi méfiant à leur égard. D'ailleurs, était-ce possible de passer outre leur Ma'Ahid ? La question resta en suspens, tandis que Devaraj s'éloigna volontairement d'elle. La voilà bête, quasiment humiliée.

Ses iris ténébreuses voguèrent en direction de la sortie. Plus vite elle la franchira, plus vite elle se sentira mieux. Sur son chemin visuel se dessina des coussins par terre, des tapis, et ce lit qu'il ne lui autorisera jamais à utiliser. Le caractère suffisamment spacieux de la pièce pourrait lui permettre d'alléger mutuellement leur fardeau, et sûrement les garder à bonne distance. Petiote sursauta presque à la mention de son présent caché. Et voilà Souw, c'était définitivement une idée débile. La brune se sentait dans le pétrin, pourtant… il n'y avait rien de plus innocent que cette enveloppe de tissu brun. " Je souhaitais vous offrir ceci. Elle déplia la draperie et dévoila un objet loin d'être ordinaire. C'est une corne d'abondance, elle produit du chocolat noir à volonté. Je l'ai découverte quand j'étais enfant, à l'époque où je faisais partie des Voyageurs. Elle étira un sourire triste. Avec moi, elle ne fonctionne pas. Il s'en doutait bien. J'ai entendu dire que vous aimiez bien le chocolat, alors je me suis dit que vous en feriez meilleur usage que moi… Si vous l'acceptez. " Et sur ce point, l'incertitude planait. Certes, il pourrait le prendre comme un cadeau empoisonné de sa part, mais Petiote trouverait cela dommage de gâcher un tel artefact. Elle aurait peut-être dû le donner à Brethil, tiens.

Alix inspira, expira. Se leva de la chaise, ses jambes assez solides, pour s'éloigner du bureau. Elle partit s'affaler près d'une table basse. Peut-être daignera-t-il retourner à son bureau comme ça. Dans tous les cas, elle préférait largement la rudesse du parterre que la sophistication des sièges. Chassant une mèche rebelle, elle darda de nouveau en direction du souverain. Sa curiosité fut piquée à vif lorsqu'il évoqua une possibilité de détourner ce "fardeau". " Comment comptez-vous vous y prendre ? " À vrai dire, après tout ce qu'elle avait traversé, Alix ne se sentait pas particulièrement proche de son peuple d'origine. Quant on naissait parmi les Ygdraë, et qu'on comprenait l'importance de la Magie dans le quotidien d'autrui, il était difficile de passer outre et de s'isoler entre les dunes. De toute manière, y était-elle vraiment utile ? Les Humains eux-mêmes pourraient la voir comme un poids.

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- Une corne d’abondance qui distribue que du chocolat noir

Il n'avait pas cassé la corne, encore moins sur son crâne, c'était déjà ça. En revanche, il n'était vraiment pas du genre à dire merci. Quel ingrat. En doutait-elle ? Non. " Vous n'êtes pas conscient que c'est loin d'être simple. Émit-elle de toute évidence. À moins d'être foncièrement mauvais, aucun être ne lui proposerait un tel pacte. Bien sûr, elle était au courant de ces rituels pour ouvrir les enfants à ce monde spirituel qui lui échappait encore, mais elle n'avait jamais imaginé que cette possibilité puisse s'appliquer à elle. Mais le Roi était tout puissant, il pouvait très bien surpasser son Ma'Ahid. Finalement, oui, c'était sûrement possible de la faire passer de l'autre côté. Dans le cas où je refuse, vous pensez que la Déesse m'aurait fait venir à vous uniquement dans le but de me faire souffrir ? Ses yeux se plissèrent, elle venait peut-être d'imaginer quelque chose de plutôt horrible. À moins que vous en soyez la cible ? " Loin d'elle l'idée de péché, mais la perspective d'unir une Humaine à un Chaman demeurait bancal de bout en bout. Alors pourquoi Alix avait-elle été élue ? C'était à n'y rien comprendre. Mais avec les Chamans, Petiote avait fini par capter que la volonté divine était soit très floue, soit incommensurable.

Elle baissa la tête, l'attention sur ses jambes. Guérir et ne plus être un poids… C'était trop beau pour être vrai ; et en effet, cela avait un prix beaucoup trop lourd à subir. Son Ange nageait dans ses idées, libre comme une hirondelle. Et si son amour pour elle disparaissait avec cette méthode ? Et si tout s'écroulait dans leurs relations ? Briser leur lien ? Jamais. Sans bouger, son regard se braqua sur l'avide de chocolat. " Je refuse. Dit-elle simplement, consciente que cela risquait de ne pas être bien reçue. Toutefois, la Mohr ne voulait pas que ce ne soit sans fondement. Je tiens à Brethil, au lien qui nous unie. Elle est mon Ange Gardien et je ne peux pas en faire table rase parce que vous me promettez de ne plus être un poids pour vous tous, et pour moi. Elle releva la tête, ses doigts se resserrèrent sur un coussin pas loin. C'est égoïste, et c'est ce que je suis : une égoïste. " Et bien d'autres adjectifs dont il se fera sûrement un plaisir d'énumérer.

" J'ai dit à la femme que j'aime plus que tout au monde que je souhaitais mourir. Commencez-vous à comprendre pourquoi je suis encore là ? Répliqua-t-elle aussitôt à sa question gorgée de curiosité. Mais une simple mort ne me suffit pas. Je ne tiens pas à trépasser dans la gloire, ni dans l'infamie. Tout ce que je veux, tout ce que ce mariage, ce que cette opportunité m'a donné envie de posséder par-dessus tout… C'est une descendance. Les Mohr formaient une lignée horriblement bancale et pourrait bien s'éteindre avec elle, étant donné que la très grande majorité des autres membres étaient morts… de sa main. Mon temps est compté, ce mal qui me ronge est une chimère pour tout le monde, que ce soit mon propre peuple ou les êtres magiques. Vos guérisseurs auront beau me maintenir en vie, ils ne pourront rien faire si ma volonté reste aussi fragile. Et que serais-je comme épouse si je suis incapable de remplir mon rôle ? Consommer était une chose, enfanter en était une autre. Pour ainsi dire, elle serait peut-être incapable de pouvoir donner naissance à une descendance viable et solide. Silencieuse un instant, elle n'osa pas trop le regarder dans les yeux, il devait bouillir de rage. Malgré tout, Petiote teint à se livrer entièrement. Je ne vous demande pas de m'aimer. Je suis allée au bout de ces épreuves pour cette vie meilleure que vos prêtres m'ont permise d'entrevoir. Et effectivement, je l'ai trouvée ici : j'ai une chance de devenir Mère et mon Ange est à mes côtés. Le contour de ses yeux la brûlait. Des engeances lacrymales devaient y prendre place, tout doucement. Tout ce que je vous conjure, c'est que vous respectez mon lien avec Brethil et que vous prenez soin d'elle, si jamais je… meurs. "

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Alix chassa d'une main de maître ses très légères perles lacrymales ; il fallait croire que les séquelles de l'épreuve de la Confession étaient encore fraîches. Elle s'en voulait de se montrer si faible face au Roi, alors qu'elle se présentait déjà ainsi, à moitié allongée entre des coussins. Elle regrettait son tapis tout d'un coup. " Vous affirmez cela comme si vous saviez que je serai encore en vie après l'accouchement, voire après. En auriez-vous la certitude ? Elle était réaliste, une qualité qui faisait régulièrement défaut chez les non-Humains. Mais vous avez raison, c'est mon intention : les laisser entre de meilleures mains. Des suffisamment expérimentés pour la maintenir elle-même en vie, des plus solides que ses doigts effrités. Pour la suite, la brune ne fut guère réceptive aux attaques du Chaman. Elle voulait mordre, lui renvoyer à la face son venin, toutefois elle n'était qu'une roturière mariée par un concours de circonstances, alors que lui présentait tout un palmarès. Grand bien vous en fasse si vous prendriez le risque. Grogna-t-elle, le regard détourné. Il lui était interdit de dénigrer son lien avec Brethil, elle le refusait catégoriquement. Pour un peu, l'Humaine serait bien capable d'empêcher son Ange d'aller à sa rencontre, voire même de quitter les lieux pour toujours. Au moins vous êtes clair : vous n'avez aucune considération pour nous. Je commence à vous comprendre, surtout dans mon cas. À l'écouter, lui-même ne devait pas savoir pourquoi l'Humaine fut choisie ; ce qui n'aidait absolument personne dans cette pièce. Au détour d'un long silence, ses yeux ferreux s'attardèrent timidement sur lui, alors que ses mimines jouaient mécaniquement avec le coussin. Pourquoi ne me chassez-vous pas ? Si votre peuple compte pour vous, vous agissez forcément pour son bien. " Elle voulait vraiment comprendre son point de vue, ce qui le poussait à suffoquer en sa présence alors qu'il n'était qu'absolution sur cette île.

Dépitée, Petiote avala avec difficulté les allégations du Taiji. Elle se sentait mal, sa psyché impactait directement son état physique qui pourrait se dégrader au cours de la soirée. Il suffirait d'une quinte de toux de sa part et c'était fini : elle s'avouerait vaincue. Elle lorgna du côté de la sortie et elle s'en détourna aussitôt, apeuré à l'idée qu'il en profitât pour enfoncer le clou. Était-ce ça le prix à payer pour avoir défendu les Ætheri ? Pourquoi se montraient-ils si intransigeants à son égard ? Alix avait gâché son enfance, elle avait noyé Petiote dans un bain de sang impur ; et voici le résultat. Acerbe, elle ne compta pas en rester là : elle aura ses réponses. " Vous ne vous attardez que sur vos yeux alors que ce n'est qu'une partie infime de vos dons uniques. Tenez-vous vraiment tant que ça à votre vue pour en oublier l'essentiel ? Sûrement était-il plus clairvoyant qu'elle, mais jusque-là il ne lui avait prouvé qu'une chose : il était incapable de voir au-delà de son nez. Et de la part d'une infirme, cela signifiait beaucoup. Elle n'était pas certaine de vouloir confier ce secret, mais parmi les Chamans, cela devrait se savoir, tôt ou tard. Autant qu'elle s'en souvint, elle fut capable depuis toute petite d'une telle sensibilité. De ce que les vôtres content, vous ne faites pas que voir les Esprits : vous les entendez aussi. Alors je vous le demande, Maître des Esprits, comment expliquez-vous que moi, une Humaine, je sois capable d'entendre les voix des défunts ? " Mohr. Mohr. Mohr. La berceuse résonna dans sa tête.

Des bruits de clochettes se firent entendre autour, discrètes mais perceptibles. Rien ne trahissait leur source, si ce n'était que ni Alix, ni Devaraj n'en étaient responsables.

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Toujours des conjectures. Et si tout ceci n'était qu'une mascarade ? C'était trop énorme pour être vrai. Mais en même temps, plus le Roi s'exprimait, plus les convictions de l'Humaine étaient piétinées. A quoi bon continuer, il était noyé dans une rage on ne peut plus palpable. Plus elle parlait, plus elle attisait les flammes. Et ce n'était pas faute d'avoir essayé de les contenir depuis le début. Ce ne pouvait être qu'une mauvaise nuit, mais d'une telle ampleur… Pour l'une des rares fois, Alix ne se sentait plus en sécurité. Elle voulait appeler à l'aide, mettre à mal sa fierté et son égoïsme. Le Rexhnou aurait pu être un appel au renouveau, une seconde chance sur tous les plans. Hélas, elle prenait conscience que, au final, ce n'était qu'un éternel recommencement. Un frisson la parcourut lorsqu'elle repensa à Aleric. Durant un court instant, elle crut que c'était lui, avec cette corne d'abondance entre les mains.

" Ce n'est pas ce que je voulai— " Encore, il s'embourba dans des suppositions qui eurent tôt fait de la mettre hors d'elle. Ses lèvres finirent par se sceller, tandis que son regard soutenait une animosité aussi justifiée. Elle n'était qu'une Humaine qui ne comprenait rien, et c'était bien le cas : une inculte ne souhaitait qu'apprendre à comprendre, pas à être rabaissée au dernier moment. Ses mains lâchèrent le coussin, tandis que ses poings se resserraient sur ses jambes dénudées et abattues. Ce n'était plus possible, elle n'avait rien à faire ici. Ça finira sûrement par se savoir et les autres Chamans suivront le mouvement. Voire pire. Sur ces derniers mots crus, un long silence plana. Petiote ne bougeait pas et son regard n'en fut pas moins imperturbable. À présent, ses mots à lui pouvaient être également les siens. " Soit. " Émit-elle en fin de compte. Oh, la brune aurait pu tellement en rajouter des tonnes, mais à quoi ? Elle devait se préserver, sauvegarder son énergie pour de meilleures œuvres que se cantonner à de telles bassesses. Afin de passer le temps durant cette nuit interminable, ses iris métalliques le fixèrent. Toujours. Au bout d'un certain temps, sans rien ajouter, elle retira la bague de son doigt ; celle avec laquelle toute cette aventure, ou plutôt mésaventure, démarrait. Futilités, grossièretés, c'en était pénible. Elle la posa à côté d'elle. Peut-être qu'ainsi, elle la bousculera jusqu'au fond d'un meuble, en prenant le chemin de la sortie. Alix rigolerait bien de cette perspective de voir le Taiji fouiller partout pour se débarrasser de sa présence, toutefois elle n'avait plus l'envie d'en rire.

Soudain, un succinct boucan de feuillages se fit entendre du côté de la fenêtre. On aurait pu croire à une infiltration ou un espionnage, mais la succession des événements ne corroboraient pas cette hypothèse. Tout ce qu'il fallait savoir, c'était que la corne d'abondance bazardée plus tôt fut comme renvoyée directement sur la tête du Roi, et rebondit de sorte à atterrir sur les genoux de Petiote. Surprise, Alix ne masqua pas sa stupeur quant à la réaction du Chaman, ni à ce qu'il pourrait imaginer à la suite de ce phénomène des plus étranges. L'Humaine n'osa pas se débarrasser du projectile, de toute manière elle s'était promis de ne plus bouger jusqu'au petit matin… où, dès le premier signe de l'aurore, la jeune femme pourra enfin prendre congé et se libérer de son emprise.

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Qui oserait renvoyer le débarras du Roi ? Alix n'en savait fichtrement rien et espérait que ce n'était pas quelqu'un qu'elle connaissait. Qu'on souhaitât la soutenir ou causer sa perte, dans les deux cas, cela n'arrangea aucunement ses affaires. Cela dit, elle voyait mal un Chaman ou tout autre natif tenter d'espionner leur conversation. Cette île renfermait tant de surnaturel qu'elle ne serait même pas étonnée que cela à avoir avec toutes les merveilles engendrées par l'union. Cela dit, Devaraj lui-même n'en fit pas grand cas ; enfin, pas trop. Elle déposa la corne à côté d'elle, l'idée de tremper ses lèvres là où il fit ne lui plaisait guère. Chacun tentait, de son côté, de se calmer, de pouvoir oublier la présence de l'autre pour laisser le temps filer à une plus vive allure. Petiote n'y arriverait pas, la possibilité qu'il tente quoi que ce soit dans son sommeil lui glaçait le sang. D'ailleurs, c'était ironique qu'il en parle juste au moment où cette pensée lui traversa l'esprit. Cette entrevue seule lui permit de comprendre pourquoi tous les autres résidents peinaient à cerner le Roi : il était imprévisible dans ses dires autant que dans ses gestes. Il pouvait affirmer une volonté et réaliser tout son contraire dans la seconde qui suivait. Il pourrait lui prendre l'envie de la tuer pour qu'elle serve enfin à quelque chose, c'étaient ses mots. Le fera-t-il ? Alix était déjà résignée depuis longtemps, bien que les injonctions de Brethil lui fichaient un coup au moral.

En tout pour tout, elle soupira. La brune s'était déjà décidée à ne pas lui parler, alors il se contentera de ses souffles agacés et de sa respiration chancelante. Sans un mot, l'Humaine lui tourna le dos, s'avança un peu plus dans le coin des fourrures et coussins, afin d'agrandir la distance qui les séparait. Ses mains sondèrent la matière et le confort que cela lui apportera, réarrangea la disposition en vue d'y passer la nuit. Et s'allongea sur le côté. Ses paupières ne se refermèrent pas ; ce n'était déjà pas facile avec l'embarras palpable du Chaman. À la manière d'une enfant, elle s'empara de l'un des coussins dans son champ de vision pour le serrer contre elle. C'était drôle : autant qu'elle s'en souvienne, elle n'avait jamais eu de peluche, car l'idée qu'un être inanimé veille sur elle la dégoûtait au plus haut point. Petite, il y avait bien son écharpe qui servait de substitut, mais ce n'était plus le cas aujourd'hui. Oui, c'était drôle…

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Les clochettes résonnèrent. Environ une heure après son plongeon dans le sommeil – malgré elle – des sons plaintifs se faufilèrent entre ses lèvres closes, comme si A'zar la tourmentait à son tour sur son domaine. Cela ne dura qu'un court instant, avant que les lamentations de l'endormie laissassent place à des fracturations bien audibles, et parfaitement horribles pour que ce soit humainement possible. Elles prirent naissance sur son dos, sa colonne vertébrale semblait se mouvoir pour accueillir la venue d'une nouvelle ossature. Pas à pas, la peau sur ses scapulas s'étira à son opposé. Lorsque les premières plumes prirent naissance sur ces excroissances, le Ma'Ahid laissa place au Kan'Ghar. Petiote ne ressentit les effets qu'après-coup, lorsque toute cette métamorphose l'extirpa de son repos. Ses iris – tirant plus vers l'acier que le fer brut – découvrirent à nouveau la pièce, ses paupières papillonnèrent comme si on la réveillait du Rexhnou. " Hmm… C'était étrange, elle se sentait drôlement en forme, alors que la nuit ne s'était clairement pas conclue. Alourdie par le poids des ailes immaculées aux rebords écarlates, "l'Humaine" peina à se redresser correctement. Éméchée par la sieste, son attention se porta mollement vers les plumes nouvellement acquises. Tout ce que la pureté de celle-ci lui évoqua, ce fut cette réflexion : Ça y est, je suis libre ? "

Alix était belle comme une Ange ; la bague de nouveau à son doigt.

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Peu à peu, son esprit assimila la situation surnaturelle. À vrai dire, les mots étaient inutiles : il lui suffisait juste d'écouter son cœur et elle comprenait. " Libre de… Alix peinait à trouver. De son corps malade ? De cette vie pénible ? De ce destin affreux ? Vous n'êtes pas responsable de ça. " Pleinement réveillée, la nouvelle Ange comprenait enfin. Et puis finalement, qu'est-ce cela pouvait bien lui faire ? Elle ne souhaitait pas lui parler. Enfin… C'était étrange, comme si ses sentiments négatifs s'effaçaient à mesure que les plumes se déployaient. Elle continuait de craindre son interlocuteur, de s'en méfier au fond, mais ne parvenait guère à maintenir sa témérité. Sans parler du fait qu'il semblait plus à l'aise. Et cela, elle le captait aussi, comme si de nouveaux flux virevoltaient autour d'eux, des essences qui, jusqu'ici, furent invisibles pour la Fille de Sympan. Le Kan'Ghar coulait dans ses veines et la Petiote ne s'y habituait point encore. Une œillade vers son doigt lui fit au moins comprendre que ce phénomène résultait de la bague à son doigt, succinctement plus différente qu'auparavant.

Prudente, Alix étira ses bras et poussa avec ses mains, de manière à pouvoir se relever en sécurité. Le poids des ailes l'accablait et elle préférait ne pas se vautrer de manière débile devant un Roi. Alors qu'elle s'était contentée, tout d'abord, de s'agenouiller, son petit doigt lui soufflait une idée : pourquoi ne pas tenir sur ses jambes ? La Mohr hésita, néanmoins elle ressentait la vigueur dans ses membres inférieures ; elle ne pouvait y être insensible. Elle tenta donc le tout pour le tout et posa un pied à plat, y injecta de la force, puis l'autre suivit dans un rythme chorégraphié. Lorsque la jeune femme bascula de sorte à se tenir droite, la paire d'ailes faillit la faire tomber à la renverse ; Alix fut d'ailleurs persuadé qu'elle allait finir les yeux aux plafonds, sur le dos, ayant subie pareille expérience par le passé. Et pourtant, son équilibre était parfait, aucunement lancinant. L'Ange se tenait debout, manifestement en forme. La jeune femme n'arrivait pas à croire qu'elle fut capable d'admirer son corps d'aussi haut ! Marcher ne lui faisait plus peur, tentant quelques jeux de pieds pour s'exercer. Et sauter. Par Sympan, sauter fut jusqu'à maintenant une idée folle, et la voilà à sautiller sans chuter, sans faiblir. Elle sourit, émit un bref rire, elle était heureuse. Pour un peu, elle pourrait prendre son envol.

Finalement, la mine déconfite de Devaraj la coupa dans son élan. Elle cessa aussitôt de bondir ainsi et se remit droite, détournant volontairement le regard pour minimiser le contact. Au moins n'avait-elle piétiné aucune fourrure, ni coussin dans sa jovialité. Dans tous les cas, elle ne voulut pas s'excuser. " Il faut croire que les solutions nous tombent littéralement dans les mains. Mais sont-elles acceptables ? Elle en doutait et son ton accentua sa propre position : amplement ironique. Ses doigts se portèrent à nouveau sur la bague, prête à la retirer. Toutefois, cet afflux de bien-être l'empêcha de réitérer son geste. Elle se contenta de resserrer sa main sur son poing, comme pour la protéger, la chérir. Je sortirai dès l'aube. Bonne nuit. " Elle fera bien en sorte de se réveiller avant lui, ou au moins de partir sans plus de cérémonie. Petiote retourna donc à sa place et s'allongea de manière à déposer ses ailes. Elle ne trouva guère le sommeil ; le contrecoup de l'artefact se faisait ressentir, à tâtons.

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