Mon index glissait doucement sur le rebord de la tasse, traçant de manière indéfectible les contours de la porcelaine. Elle avait piètre allure à force de m’accompagner dans les instants les plus improbables de mon existence. Autrefois, elle avait été la confection maladroite de ma petite Néphélie qui - en plein dans sa période poterie - avait tenté de me faire un gros récipient, adapté aux quantités que j'ingurgitais de façon quotidienne. Ma fille avait toujours eu un faible pour les choses adorables, et elle avait fait en sorte que la tasse ressemble à un espèce de chat. Elle était même allée jusqu’à dessiner les moustaches. Au temps être honnête : le résultat était … Mon coeur de papa poule refusant de dire “immonde”, j’allais donc me contenter de “abstrait”. Mais cette tasse, je l’aimais. Elle avait été cassée un nombre incalculable de fois, rapiécée tout autant. Elle ne ressemblait déjà pas à grand chose à la base, à présent c’était totalement improbable. Mais je continuais à la trimballer partout, à l’ébrécher et à la remettre en état. Comme quoi, j’étais un grand sentimental, finalement. « Oh. » Ma tasse était vide depuis quelques - tristes et lugubres - minutes. Mais du café était en train d’être versé à l’intérieur. « Tu es parfaite. » soupirai-je, en sirotant déjà la boisson chaude. Ma femme esquissa un charmant sourire. Elle savait que je réchignais à accomplir certaines tâches, jugées indispensables à la bonne tenue du royaume mais qu’il aurait été de mauvais goût de me déléguer. Elle tâchait de garder ma motivation intacte, d’une manière ou d’une autre. Heureusement qu’elle était auprès de moi. Sans son soutien … Les choses auraient été un peu différentes. « Hé ! Viens par là, toi. » Je ronchonnais comme un gosse, mais il était hors de question que ma moitié m’échappe aussi rapidement. En deux temps trois mouvements, elle fut sur mes genoux, à me dévisager avec une pointe d’amusement. « Et mon bisou ? » Un vrai môme, je vous dis. Même si mes projets immédiats étaient loin d’être sages et enfantins. Intentions qui devaient être claires et limpides, pour ma belle Illithya, qui aurait sans doute du mal à ignorer ce qui était évident. Encore plus dans notre position. Pour éviter qu’elle me rappelle mes obligations et la pile de paperasses qui patientait gentiment sur mon bureau, je plaquai mes lèvres contre les siennes pour lui voler une série de baisers. 

Mon bureau était un véritable chantier. J’avais toujours eu un sens du rangement et de l’organisation très personnel, mais c’était pire depuis que j’avais envoyé valser la totalité des documents et des bibelots qui s’entassait sur les meubles pour plaquer ma femme un peu partout, en faisant voler une partie de nos vêtements par la même occasion. Je m’en moquais éperdument. Illithya caressait mes cheveux - devenus trop longs, il fallait vraiment que je pense à sacrifier mes bouclettes - et moi j’aggripais ses hanches. Un moment parfait. Mais interrompu par une voix. « Où est-il ?! » vociféra-t-elle. Rageuse, la voix. La Magicienne ricana contre mes lèvres. « Tu vas avoir des problèmes. » me souffla-t-elle. Dans un grognement, je m’écartai un peu pour boutonner ma chemise et mon pantalon, et la laisser aussi remettre une tenue plus convenable. Je n’étais pas forcément très pudique, mais je n’avais pas spécialement envie d’être surpris dans ce genre de position par … « Mélodie ! Comment ça va, ma puce ? » lui demandai-je avec un grand sourire. Une incarnation de l’innocence. Ma fille - qui venait de faire irruption dans le bureau comme un boulet de canon - prit quelques secondes pour me dévisager, moi, ma tenu débraillée et mes joues couvertes de rouge à lèvres. Illithya m’embrassa d’ailleurs en me susurrant un encouragement, avant de sortir avec une classe et une dignité dont j’étais incapable. Mais quelle femme ! « Un peu de concentration, papa. Je suis furieuse. » me rappela-t-elle à l’ordre, en voyant que je préférais reluquer ma femme plutôt que de me sentir coupable pour tout ce qu’elle allait me reprocher. A juste titre. « Pourquoi, ma puce ? » Elle fit la moue face à ma mauvaise foi. « Papa … Il faut vraiment que tu arrêtes de nous couver de la sorte, moi et les filles. » Cette remarque me tira une grimace. « Jamais. » marmonnai-je en attrapant ma tasse pour boire une grande rasade de café. « Papa ... » Elle s’approcha de moi, avec une mine partagée entre la colère et l’affection. Un drôle de mélange, assez détonnant. « Tu ne peux pas chasser tous les hommes qui nous approchent. » - « On parie ? » Bizarrement, les gens évitaient de parier avec moi. Je fis un pas de côté, pour éviter de me prendre un taquet à l’arrière du crâne. « On ne frappe pas son père, jeune effrontée ! » Elle prit une mine boudeuse, très forcée, pour dissimuler son sourire. 

« Azénor appréciait beaucoup le jeune homme que tu as … incité à partir de manière vive et intensive. » Je me mis à grogner comme un ours. « Ce n’était pas son âme soeur, de toute façon. » Cette conversation ne me plaisait pas et je bougeonnais dans ma barbe, en attrapant une bouteille quelconque pour mettre un peu d’alcool dans ma tasse, à vider aussitôt. « Tu crois vraiment qu’elle va rester vierge en l’attendant ? » Tuez-moi. Cette remarque eut le mérite de me faire avaler de travers. Mélodie tapota mon dos pendant que je m’étouffais à moitié. « Bordel … Je refuse de parler de ça ! » De l'alcool. Vite. Beaucoup. Mon coeur n’allait clairement pas tenir. Je m’effondrai sur ma chaise en soufflant. Mélodie ricana. « Tu es tout blanc, papa. » - « La faute à qui ! » Elle s’approcha de moi en croisant les bras. « Ecoute … Les filles sont grandes. » Elle coupa court à mes revendications et ne me laissa pas en placer une. « Si, elles le sont. » Le silence s’installa, et s’éternisa. « C’est difficile, tu sais. » De voir qu’elles allaient avoir le coeur brisé. Qu’un type allait leur faire du mal. Qu’un autre allait trahir leur confiance. Que l’un n’était pas honnête. L’autre pas sérieux. Je pouvais agir. Je le faisais. Aussi simple que cela. Mélodie me sourit. Je n’avais pas besoin de développer mon point de vue. Elle comprenait. « Je sais. Mais elles ont besoin de vivre normalement, sans l’ombre de maman ours qui rôde pour sauter à la gorge du moindre danger pour ses petits. » - « Tu sais ce qu’elle te dit, maman ours ? » Mélodie éclata de rire. « Ecoute … Je sais que tu veux bien faire. Je sais que tu n’agis que par amour. Mais … Il faut vraiment que tu les laisses respirer. Et toi aussi, par la même occasion. Ce soir, à la réception, essaie de ne pas mordre celui qui aura l’audace de demander une danse à l’une d’entre nous. » - « Une fois ! C’est arrivé une seule et unique fois ! » Et le type ne s'était plus jamais risqué à croiser la route d'une de mes gamines. Et toc. « Papa … C’est promis ? Tu vas faire un effort ? » Mes yeux tombèrent lamentablement sur le parquet, le temps que je pèse le pour et le contre. « Un tout petit. » Elle me sauta au cou pour embrasser ma joue. « Merci. Tu es génial. » - « Je sais, je sais. »

La petite réception se passa sans encombre. J’avais réussi l’exploit de ne pas me mêler de la vie de mes filles, pendant quelques heures. Elles avaient été libres de faire ce qu’elles voulaient ! Avec qui elles voulaient ! J’avais respecté ma promesse. J’étais même resté sagement dans un coin, avec un verre à la main, à veiller sur tous mes convives. Et ce n’était absolument pas de ma faute si mon regard assassin, mon attitude digne d’un homme des cavernes et ma réputation largement mérité avaient tenu à l’écart le moindre prétendant de mes filles. Absolument pas. Je ricanais dans ma barbe comme une hyène. Victoire pour papa poule.