Le lendemain, Asborn était de nouveau parti en direction des cachots. Il ne croisa pas grand monde sur son chemin, car il était encore tôt. Il n’était pas pressé, mais il n’avait pas souhaité attendre plus longtemps pour s’y rendre. L’ordre des choses l’avait fait se réveiller tôt, et après avoir tenté de travailler un moment, il avait dû admettre qu’il n’avait pas la tête à ça. Il s’était dit que se rendre là-bas, même si c’était pour pas grand-chose, aurait au moins le mérite de l’occuper et le distraire un peu. Arrivé à l’entrée, il salua le garde d’un bref mouvement de tête. Ce dernier ne lui répondit pas, mais comme l’irrespect était plus ou moins une norme par ici, il n’en tînt pas rigueur.

-Elle est encore là ?

-Qui ça ?

Le garde le dévisagea, acceptant finalement de remarquer sa présence. Bien sûr, ce dernier ne voyait pas de quoi il parlait. Il ne connaissait même pas Asborn, bien que son visage lui fût familier. L’homme en question venait régulièrement, mais il ne se faisait jamais remarquer. Il n’en voyait pas l’intérêt, d’autant moins qu’il n’avait aucunement l’intention d’acheter le moindre esclave. Celle qu’il avait déjà lui convenait très bien et il n’était pas dans ses plans de lui donner un colocataire, ni un camarade, ni un compagnon. Il ne venait que pour observer les détenus. Pourquoi faisait-il ça ? Pour connaître davantage leurs comportements. Ce lieu était un peu comme son laboratoire, et tous ces Anges étaient ses rats. Des rats blancs qui ne servaient qu’à assouvir les désirs de leurs geôliers, quels qu’ils soient. Asborn aimait observer tout cela. Cependant, hier, il avait découvert avec grande surprise l’existence d’un rat noir.

-La Démone. La folle d’hier. Elle est encore là ?

Non, aujourd’hui, il n’était pas venu ici pour voir ses petits rats blancs. Il revenait parce qu’il avait été trop intrigué par ce que cette femme avait fait subir à cet Ange la veille, et il espérait qu’elle serait encore là. Il ne savait rien de plus sur elle que ce que le garde avait bien voulu lui dire, soit qu’il s’agissait d’une compatriote folle expérimentant ses fantasmes étranges sur des esclaves, dont elle faisait partie de plein gré. Oui, une Démone esclave en Terre Blanche. Une aberration, mais c’était bien ce qu’il avait vu et ce qui l’avait amusé. Il n’en donnait pas forcément l’air, mais Asborn était un homme curieux et complexe. Lorsqu’on l’évoquait, cela sautait soudainement aux yeux : il était pourtant fabricant d’objets de torture. La torture était un art à part entière et les professions dans ce domaine nécessitaient une grande imagination, et par conséquent, une grande curiosité dans bien des domaines : autant celui de l’anatomie humaine que ceux de la physique des matériaux, ou des comportements humains qui différaient parfois d’une race à l’autre. Cela nécessitait aussi de s’intéresser aux objets du quotidien. Asborn pensait que c’étaient ceux-ci les plus efficaces en termes de torture, mais ce n’était que son avis. Selon lui, une barre de fer, une ceinture en cuir ou une bougie suffisaient amplement à combler n’importe quelle pulsion. Les extravagances de ses autres créations ne servaient qu’à combler les besoins des autres. Il les vendait à un bon prix, ce qui lui permettait de vivre convenablement. Parfois, cela étonnait que lui-même ne soit pas plus intéressé par ses objets. Ceux qui pensaient avoir décelé un vice chez lui se retrouvaient soudainement déçus par cette simplicité. Asborn, quant à lui, trouvait pitoyable que les gens puissent s’arrêter aussi vite à ce genre de conclusion. Il n’était pas un homme si simple ; il savait juste se montrer discret.

-Ah. Oui. Toujours au même endroit.

Asborn sourit à l’homme et partit à la recherche de la cellule qui l’intéressait. Lorsqu’il aperçut enfin une silhouette recroquevillée dans l’ombre du coin opposé aux autres détenus, il devina qu’il s’agissait de celle qu’il cherchait. Asborn s’approcha des barreaux pour tenter de discerner son visage. Mais il était caché dans le creux de ses bras.

-Toi.

Il avait pris une voix grave, autoritaire et méprisante. Pas de réponse. Il savait qu’elle était réveillée. On ne dormait pas dans cette position.

-La Démone.

Asborn n’était pas vraiment conscient de ce qui était en train de se passer. Il était un homme intelligent, mais il n’était pas certain de parvenir à comprendre les convictions de cette femme, ou du moins ce qu’il avait pu en voir. A vrai dire, et il s’en doutait, il ne la cernait pas du tout. Elle avait beau être faible, certainement stupide, il n’était pas capable de voir la tortuosité de son esprit. Il n’y était certainement pas prêt. Pas qu’il était faible. Non, en théorie, il était tout à fait capable de supporter les conséquences qu’auraient une folle sur lui. En revanche, il n’était pas en mesure d’assimiler que c’était Elle.

Elle en avait approché un. Elle en avait approché un ! Leigh se mordit la lèvre inférieure et contînt à peine son gloussement. Les jambes repliées contre sa poitrine, le front posé sur ses avant-bras croisés, elle fixait le sol, se remémorant les événements de la veille. Elle était plutôt contente de ce qu’elle avait fait. Elle en était certaine : ce pauvre Ange traumatisé avait pris du plaisir malgré lui. L’inverse était impossible, elle ne pouvait pas y croire. Elle avait mis tellement d’efforts dans cette mise en scène qu’il était impossible qu’elle ait raté. Elle y avait passé trop de temps et contenu trop longtemps son impatience pour que tout cela ait été vain. D’autant moins que maintenant, elle ne pouvait plus s’approcher d’eux. Elle n’avait eu qu’une seule et unique chance. Plus jamais elle ne pourrait ne serait-ce qu’en effleurer un. Comme cette idée l’attristait, la Démone préférait s’attarder sur son exploit de la veille. Elle s’était bien amusée. Cela avait fait longtemps qu’elle n’avait pas autant ri. Même ses amis – en admettant qu’elle en avait – ne la faisaient pas autant rire. De toute manière, tant qu’il n’y avait pas de souffrance, elle ne pouvait pas s’amuser de manière optimale. Le reste lui semblait tellement superficiel. Ça ne lui évoquait rien, pas un frisson ni la moindre peur, aucun sentiment susceptible de la stimuler. C’était trop doux, trop simple. C’était fade.

Lorsqu’une voix autoritaire retentit non loin d’elle, Leigh n’y prêta pas attention. Les éclats de voix étaient fréquents par ici et ne lui étaient jamais destinés. Après tout, ce n’était pas elle l’esclave. Tout ce qu’elle devait se prendre de temps à autres, c’était des regards, soit méchants et incompréhensifs du jeu auquel elle jouait, soit des plus amusés par sa démence. Encore fallait-il qu’on la remarque, puisqu’elle était la plupart du temps tapie dans l’ombre, comme si la lumière aurait pu la brûler. En tous les cas, elle elle s’en fichait. Ce qui se passait à l’extérieur de cette cellule n’était pas ce qui l’intéressait.

-La Démone.

La Démone ? Leigh releva doucement la tête en direction de son interlocuteur. Elle ne le voyait pas car elle était sous sa forme démoniaque, mais ça ne la dérangeait pas. Depuis qu’elle était parvenue à ses fins, la Vile ne prenait plus la peine de prendre une apparence qui inspirait un tant soit peu confiance. Elle n’aimait pas son apparence humaine. Elle était trop banale et ennuyante. Leigh ne répondit pas, mais se décida à s’approcher de l’endroit d’où était provenue la voix de l’homme. Elle commença à quatre pattes, par habitude qu’elle avait prise de ressembler à une mendiante. Elle n’eut l’idée de se relever qu’après quelques mètres. Tendant le bras, elle alla enrouler ses doigts autour d’un barreau pour assurer sa position. Elle sourit doucement. Elle souriait dès qu’on lui parlait.

-A qui ai-je l’honneur ?

Elle ne le voyait toujours pas et n’avait pas l’intention de changer d’apparence pour le faire. Ce n’était pas quelque chose qui lui importait. Elle voulait d’abord savoir pourquoi on l’avait appelée, pas à quoi ressemblait ce type. Leigh s’appuya un peu plus contre les barreaux, sa maigre hanche légèrement en arrière, comme si elle cherchait à aguicher son interlocuteur. Pourtant, à première vue, cela n’avait rien de particulièrement sensuel. L’entière vérité, c’était qu’après avoir croupi plusieurs jours ici dans les mêmes conditions que ses compagnons de cellule, Leigh était dégueulasse et puait la mort. Mais dans un endroit où l’insalubrité était omniprésente, sa fragrance se confondait largement à l’environnement. Cela ne lui permettait toutefois pas de cacher sa peau et ses habits sales. Si elle était parvenue à oublier l’odeur, elle devait avouer qu’un bon bain n’aurait pas été de refus. Où est-ce qu’elle pourrait trouver ça, d’ailleurs ? Elle n’avait rien ici. Pas une maison, pas un sou. Il y avait bien son « ami » qui l’avait emmenée jusqu’ici, mais elle avait promis de lui foutre la paix après cette histoire.

En silence, Leigh tentait de sonder l’homme à qui elle avait affaire. Elle n’avait pas la magie nécessaire pour cela, alors elle cherchait plutôt à se fier à ses impressions réelles, aux sons et aux odeurs, à la chaleur qu’il pouvait dégager. Elle ne savait pas quoi en penser. A vrai dire, elle ne ressentait pas grand-chose qui aurait pu lui indiquer quel type de personne se tenait en face d’elle. Tout ce qu’elle pouvait dire pour le moment, c’était qu’elle avait bien aimé la voix qui l’avait appelée.

La femme qu’il découvrit ne fut pas tant une surprise, puisqu’il l’avait déjà vue, mais il se permit de prendre le temps de la détailler plus finement. Elle pouvait porter à confusion, mais il savait qu’elle était sous son apparence démoniaque. Bien qu’elle fût maigre, il s’agissait d’une femme aux proportions tout à fait normales et aux formes humaines. Elle ne présentait aucune anomalie particulière, pas de cornes, pas de peau brûlée ou lacérée, pas d’écailles ni quoi que ce fût qui aurait pu la trahir. Ses vêtements ne la couvraient pas beaucoup, et elle était pieds nus. Sa peau semblait douce et fragile et avec un peu d’entretien, il ne doutait pas que ses cheveux de jais étaient lisses et éclatants. Cependant, une peau aussi noire et froide que le charbon n’existait pas chez le commun des mortels. Quant à ses potentiels défauts, il ne doutait pas qu’ils se cachaient sous ces tissus supposément dorés et recouverts de saleté. Elle n’était pas la seule à cacher ses « atouts » de cette manière.


-Tu avais l’air de bien t’amuser hier.

Il sourit. Lui aussi avait été amusé. Après tout, se délecter du malheur des autres était dans leur nature à tous les deux. Il mit ses mains dans ses poches.

-Tu as piqué ma curiosité et je m’ennuie. Je voulais voir ce que tu pourrais faire de divertissant aujourd’hui. Mais tout compte fait, j’imagine que tu ne peux plus faire grand-chose avec eux.

Il y eut un silence. Lui regardait dans le vide, songeur. Elle, elle attendait juste, parce qu’il n’y avait rien à ajouter. Elle s’était contentée de montrer son accord avec un rictus. Asborn réfléchissait à ce qu’il pouvait bien faire ici, au final. Evidemment qu’elle n’avait plus rien à faire ici, il le savait depuis le début, et pourtant il était quand même venu dans l’espoir qu’il se passe quelque chose… Semblant reprendre vie, il appela un garde pour qu’on lui ouvre. L’homme entra dans la geôle, prit la Tentatrice par le bras et l’emmena avec elle. Il y allait sans prendre de précautions. Il ne voulait pas se montrer délicat avec elle. Il n’aimait pas être délicat. Ils s’éloignèrent des cachots. Asborn avait perdu son sourire. Il ignorait pourquoi il faisait tout ça exactement. Il s’ennuyait, certes, mais Helsinki aurait pu lui suffire. Il pouvait en faire ce qu’il voulait, et ça avait amplement marché jusqu’ici. Il lui faisait tellement de choses, et à chaque fois, cela était jouissif. Il parvenait à la détruire chaque jour un peu plus. Il jouait avec ses émotions, la rassurant parfois, lui donnant une lueur d’espoir inespérée pour la faire sombrer violemment et un peu plus profond, en coupant brutalement le cordon qui la maintenait à la surface. Il ne s’en lassait pas. Ce processus lui permettait de mieux la connaître. C’était l’un de ses objectifs en lui faisant subir toutes sortes de tortures. Il voulait qu’elle lui raconte son histoire. Malheureusement, elle affirmait depuis le début qu’elle n’avait pas le moindre souvenir de son passé. Il était persuadé qu’elle mentait. Si le choc de la mort avait pu lui faire temporairement perdre la mémoire, il refusait de croire, après tout ce temps, qu’elle n’ait encore aucun souvenir de sa vie précédente. Il devait avouer sur ce point qu’elle était têtue. Lui faire avouer la vérité était l’un de ses moteurs. Ce qui l’intéressait aussi, c’était de la voir se déshumaniser de jour en jour. Avec les Anges, il s’était découvert cette passion pour la torture psychologique il y a quelques années, avec sa première Ange. Malheureusement, le Démon n’avait pas eu de chance avec elle : elle avait fini par se suicider en mettant la main sur un objet tranchant dans sa geôle. Il avait retenu la leçon : Helsinki n’avait le droit à rien d’autre que des objets mous ou à bords lisses. Mais il s’inquiétait beaucoup moins de toute manière. Il savait que cette Ange être plus soumise, et elle tenait bien plus à la vie. L’autre essayait régulièrement de s’enfuir là où Helsinki restait recroquevillée dans un coin de la pièce.

Il avait tant à faire avec cette Ange. Malgré tout le chemin parcouru, il était encore si loin d’atteindre son objectif. Il avait encore du pain sur la planche, il avait encore plein d’outils à lui faire subir à sa disposition. Mais là, il n’en avait pas envie. Alors il s’ennuyait de son ennui. Pourquoi ? Asborn ne s’arrêta qu’au bout d’une centaine de mètres. Le lieu en question n’avait pas d’importance, tant qu’ils étaient tranquilles. Il se retourna vers la Démone, la regardant très sérieusement dans là où il supposait qu’étaient ses yeux.

-Je veux que tu me divertisses.

Son sourire s’agrandit. Elle était plutôt surprise qu’un type ait pu s’intéresser à ce qu’elle avait fait. En tous cas, pas à ce point. Mais elle ne disait pas non. Si ses expériences quelque peu étranges pouvaient assouvir les pulsions d’acolytes, elle ne pouvait qu’imaginer l’intensité du plaisir se multiplier ! Après tout, c’était tout ce qu’elle prônait et ce qu’elle cherchait à atteindre : le plaisir ultime, celui que l’on atteignait quitte à souiller des vies et à en détruire d’autres. Le plaisir était une sorte de massacre, quelque part : c’était incontrôlable.

-Te divertir ?

Elle posa une main sur son torse et se mit sur la pointe des pieds pour s’approcher de son visage. Depuis qu’il l’avait touchée, elle mourrait d’envie de caresser son buste. Il était grand, son corps était solide et entretenu, sa peau un peu mate. Elle avait beau être aveugle et peu réceptive, maintenant qu’il n’y avait plus aucun barreau pour les séparer, elle le trouvait impressionnant. Elle ne pouvait pas dire qu’elle n’aimait pas. Il était chaud et puissant, et elle essayait de s’immiscer dans son esprit, par le biais du Sexe, pour qu’il se laisse aller. Ils pouvaient le faire là, elle s’en fichait. Elle était aveugle, elle ne verrait rien des regards accusateurs qu’on leur porterait. Elle s’arrêta lorsque la main de l’homme vînt serrer son poignet. Il avait une sacrée force. Bien qu’elle ne pût voir son expression sérieuse, ni lire sa pensée alors qu’il réalisait, maintenant que l’air était sain, qu’elle était vraiment sale, le message fut clair. Elle se demandait vraiment pourquoi il s’intéressait à elle. Elle était encore faible et relativement peu intéressante pour un homme de son gabarit. Elle recula et il la lâcha. 

-Je ne comprends pas ce que tu veux.

Elle était déçue et surtout confuse. Est-ce qu’il voulait du sexe ? de la torture ? Après tout, c’était ses seules compétences. Elle pouvait le faire sur lui, sur quelqu’un d’autre, ou même sur elle-même. Voilà. Non seulement elle ne voyait pas vraiment ce qu’il attendait d’elle, mais si en plus il ne l’aidait pas, elle était certaine qu’il y avait plein d’autres prostituées bien plus compétentes qu’elle dans le coin. Il y en avait même qui étendaient leurs compétences bien au-delà du plaisir charnel, alors s’il était intéressé par une prestation de peinture, qu’il sache qu’elle était seulement capable de faire des bonhommes-bâtons. Et s’il pensait qu’elle lui offrirait ses services gratuitement, eh bien non. Il allait bien falloir qu’elle trouve un moyen de vivre sur ces terres qu’elle connaissait à peine. Elle soupira. Il ne fallait pas qu’elle s’énerve pour si peu, c’était stupide et pas son genre.

-Dis-moi vraiment ce que tu veux au lieu de faire ton mystérieux. J’adore ça, mais… Hmm, je dois être fatiguée. Tu veux faire ça ici ? Chez toi ? Dans un bordel ? Tu veux avoir mal ? Je peux faire plein de choses, mais il faut me donner les moyens. Je peux te raconter plein de choses aussi, j’ai beaucoup plus d’expérience que ce que tu imagines. Son sourire amusé réapparut sur ses lèvres. En échange, je te demanderais juste un petit paiement… Tu as un Ange ?

Question impromptue, mais cela lui était passée par la tête et elle n’avait pas pu ne pas demander. Il y eut un court silence, puis Asborn lui reprit le bras. Leigh se laissa faire. Il l’emmenait chez lui. Elle prenait ça pour un oui.

Il l’invita à passer la porte et referma derrière eux. Leigh tourna la tête à droite et à gauche. Sa cécité ne l’empêchait pas de vouloir chercher. A l’aide de quel sens ? Elle ne savait pas trop, mais c’était l’intention qui comptait.

-Où est-il ?

De toute évidence, elle parlait de l’Ange. Asborn croisa les bras. Elle s’avança dans la pièce et manqua de se prendre le coin de la grande table qui trônait au centre de la pièce.

-Pourquoi restes-tu sous cette apparence ?

-Pourquoi pas ? Elle continua sa déambulation et se prit un meuble un peu plus loin. Tu ne veux pas me le montrer ?

-Pas tant que tu ne me montreras pas ta forme humaine.

Elle fit mine de réfléchir pour faire la difficile. En réalité, son choix était fait depuis longtemps. Un Ange, ça n’avait pas de prix à ses yeux. Tâchant de paraître ennuyée par sa demande, elle se transforma. Sa peau prit une teinte plus chaude et ses formes se gonflèrent tandis que de la chair venait s’immiscer entre sa peau et ses os. De la main, elle vînt retirer le bandeau sale qui cachait ses yeux. Elle en profita pour jeter un œil à l’intérieur. Il s’agissait d’une pièce centrale comprenant salon et salle à manger. Au-dessus, une mezzanine. La décoration était chaleureuse et le mobilier travaillé. Ce n’était pas la maison d’un homme aisé, mais qui gagnait largement sa vie. Elle se tourna vers lui.

-Heureux ? Tu es diverti ?

Elle devait admettre qu’il était encore plus séduisant que ce qu’elle s’était imaginé. Il sourit.

-Tu n’es pas aveugle ?

-Seulement sous l’autre forme. Mais je n’aime pas celle-ci. Ce n’est pas… moi.

L’autre, beaucoup plus froide et squelettique, son handicap, correspondait mieux à ses idées tordues et vicieuses. Elle aimait qu’on la croie fragile et qu’on ne puisse pas voir l’expression dans ses yeux, que l’on craigne de retirer les tissus qui couvraient ses blessures. Sa forme humaine, elle, ne représentait qu’une femme simple, chaleureuse et légèrement chaudasse. Elle n’évoquait aucun frisson, aucun sentiment fort. Juste de l’ennui. Asborn la contempla un instant. Selon lui, avec plus de classe et de prestance, elle aurait envoûté n’importe quel homme. Pour l’instant, à ses yeux, elle n’était qu’une simple femme.

-Suis-moi.

Ce qu’il comptait faire, il ne l’avait fait qu’une fois auparavant. Le duo qu’il avait formé le temps d’une nuit avait été intéressant. Il n’en attendait pas moins de celui qu’il était sur le point de créer. Asborn sortit une clef de sa poche et se dirigea vers la lourde porte en métal, du côté opposé au salon. Elle s’ouvrit dans un grincement sonore. D’un geste de la main, il invita la Démone à entrer. Derrière la porte se cacha un long escalier qui menait à un sous-sol froid. Elle descendit sans hésitation et il ferma derrière eux et créa un halo de lumière pour les éclairer. Asborn descendit la moitié des marches avant de s’y assoir, laissant son invitée découvrir l’endroit d’elle-même.

Arrivée en bas, Leigh plissa les yeux. Malgré la lumière, l’endroit était sombre. Derrière les barreaux, il fallait se concentrer pour apercevoir la silhouette repliée de l’Ange qui s’était réfugiée dans un coin avec sa couverture pour dormir.

-Ooooh bonjour toi !

Helsinki ne répondit pas, se contentant de surveiller cette nouvelle personne du coin de l’œil. Qui était-ce ? Soudain, un tintement retentit. Leigh baissa les yeux. Asborn venait de lui lancer une clef. Ils échangèrent un regard complice. La femme se précipita vers la porte pour l’ouvrir. Helsinki cacha sa tête sous sa couverture. Elle avait déjà les larmes aux yeux. Qui était cette personne ? Ce n’était pas normal. D’habitude, il n’y avait jamais personne d’autre qu’Asborn. Ce n’était pas normal. Qu’est-ce qu’elle lui voulait ?

-Elle ne peut pas marcher pour l’instant, je lui ai cassé les jambes. Ça sera réparé dans quelques semaines.

Leigh s’approcha en s’adaptant à la hauteur de la détenue : à quatre pattes. Du bout des doigts, elle tira sur le tissu qui la cachait. Helsinki ne résista pas longtemps, trop terrifiée par l’idée d’attiser la colère de l’un ou l’autre. Elle laissa la Démone s’approcher au point de ressentir son souffle contre sa peau, ses ongles l’effleurer au point que ses poils se dressèrent.

-Elle essayait de s’enfuir ? Quelle vilaine fille…

-Non, pas vraiment. Il avait juste eu envie. J’ai quelque chose d’autre à te montrer.

Asborn se leva pour lui signifier que c’était la fin de la visite. En guise d’au revoir, Leigh caressa gentiment la tête de l’Ange et déposa un baiser sur son front auquel Helsinki couina de peur. La Démone contînt une grimace de dégoût. Cela lui faisait le même effet que de rouler une galoche à un chien de rue, mais elle se dit que c’était pour la bonne cause. La Démone s’éloigna comme elle était venue, ferma la geôle et revînt à l’homme. Ils quittèrent le sous-sol pour entrer dans une nouvelle pièce. Leigh aurait plutôt nommé ça un entrepôt, certes petit, mais qui entreposait des choses. Ou alors un atelier noyé par un tas d’objet plus étranges les uns que les autres. Elle examina le premier qui se présenta à elle. C’était une table avec à ses quatre coins des bracelets en fer. Chaque extrémité du meuble semblait détachable et écartable du centre par un système d’engrenages que l’on enclenchait à l’aide d’une manivelle. Posé sur la table, une sorte de collier métallique, dont on pouvait progressivement diminuer le diamètre grâce à un autre mécanisme. Après quelques minutes, elle finit par comprendre. Ses yeux ronds et pétillants se posèrent sur l’homme.

-Je pense que je serai capable de te divertir jusqu’à la fin de tes jours.

Une salle de torture. Son cœur battait à tout rompre. Elle sut dès lors qu’elle se marierait à cet homme dont elle ne connaissait toujours pas le nom.