Précisions:

Dhavala se demandait s’il avait bien fait d’accepter de se laisser amadouer aussi facilement...

Même s’il passait la saison de Neeha dans le village d’Anwen, le jeune homme ressentait souvent le besoin de se distancer de cette vie sédentaire. Il avait besoin d’espace, il avait besoin d’air frais et il avait besoin de tuer. Le chasseur n’avait pas l’habitude de se laisser nourrir sur une aussi longue période et une escapade lors des nuits de pleine lune ne suffisait pas à satisfaire son besoin de gouter au sang frais de ses proies.

Malheureusement, puisque le village d’Anwen se trouvait en milieu civilisé, il y avait d’autres villages et donc, une rude concurrence entre les chasseurs de la région. C’est pourquoi l’Eversha profitait de la puissance que lui conférait la pleine lune pour atteindre des endroits assez reculés pour distancer la plupart des chasseurs. Toutefois, aujourd’hui n’était pas un jour de pleine lune.

Alors qu’il s’apprêtait à rebrousser chemin et à retourner au village d’Anwen s’occuper des Réceptacles, Dhavala fut interpelé. Le jeune homme fut surpris, ne s’attendant pas à devoir dialoguer au milieu de nulle part. La surprise n’en fut que plus grande lorsque l’inconnu coupa court à la discussion avec la promesse de viande en échange d’un service.

***

Dhavala avait probablement manqué de jugement en acceptant aussi rapidement d’apporter son aide en échange d’une viande promise, mais toujours absente. Accessoirement, il était probablement beaucoup moins troublé qu’il aurait dû l’être de se retrouver, nu, dans une tente remplie de fumé et d’encens en compagnie de deux anciens, d’une femme et du corps inerte d’un jeune homme. L’Eversha n’avait aucune crainte pour sa sécurité, puisqu’il aurait tôt fait de prendre la forme de son Totem au moindre signe de danger. Toutefois, Dhavala espérait que la viande promise ne soit pas celle du corps inconscient. Il était maigre et peu appétissant.

« Au nom de la meute des Pattes-Blanches, je te remercie de répondre à notre appel, jeune guerrier. Voilà plusieurs semaines que notre compagnon est prisonnier du monde des rêves. »
« Au nom des anciens, je te remercie de risquer ta vie pour l’un des nôtres, puissant guerrier. Nous saluons ton courage. Sans aide, notre compagnon est condamné à se vider de son énergie vitale et à périr. »
« Au nom de mon fils, je te remercie de joindre ta force à la nôtre, grand guerrier. Nous sommes de pauvres villageois victimes du mauvais sort. Je t’en prie, venge-nous de nos ennemis ! »

Dhavala hésita sur la réponse à donner devant une telle situation, alors il se contenta de hocher la tête en signe approbateur. Il n’avait aucune idée de ce qui était attendu de lui, mais il avait encore en tête la promesse d’un repas pour son service. Il déclara ensuite qu’il était prêt à venir en aide aux Pattes-Blanches en échange de la viande promise. Le chasseur n’avait pas pour habitude d’ignorer ceux dans le besoin, surtout lors de la Saison des Neiges. Que pouvait-il bien lui arriver de mal ?

On ne perdit pas de temps à expliquer le rituel à Dhavala, qui ne l’aurait pas compris de toute façon. Tout ce qui lui fut expliqué, c’était que l’inconscient avait été victime de dévoreuses de rêve et qu’il ne se réveillerait pas tant que les créatures n’avaient pas été vaincues dans le monde des rêves. Le guerrier allait devoir entrer lui-même dans le monde des rêves, trouver les créatures maléfiques et les détruire.

« Va, jeune guerrier, et porte avec toi les espoirs de la meute des Pattes-Blanches. Prend garde toutefois, à ne pas devenir toi-même une victime. Résiste aux charmes des dévoreuses de rêve. Affronte-les, détruis-les et n’offre aucune pitié. »

Alors que de Dhavala perdait conscience à la suite du rituel visant à entrainer son esprit dans le monde des rêves, il comprit qu’il n’aurait peut-être pas dû se montrer aussi confiant. Il entendit encore quelques bribes de conversations entre les occupants de la tente, notamment de la mère, qui demandait pourquoi envoyer un autre homme à sa perte, alors qu’une femme était bien moins à risque contre les charmes des dévoreuses. À cela, les anciens répondirent que les créatures ne se montraient qu’aux hommes. Pour affronter les créatures, il fallait d’abord qu’elles acceptent de combattre.

***

Voir son esprit se séparer de son propre corps était une expérience plutôt étrange. Le monde des rêves ressemblait à un reflet flou de la réalité. Par exemple, Dhavala pouvait toujours s’apercevoir, ainsi que les occupants de la tente qui s’affairaient à maintenir le rituel, mais les détails semblaient effacés, distants, voire même absents.

Dans ce monde particulier, Dhavala avait une silhouette argentée, qui semblait indécise quant à savoir si l’Eversha était humain ou tigre. Un amalgame instable des traits de ces deux formes alternait sans cesse. Tantôt, le guerrier était plus humain que tigre, tantôt il était plus tigre qu’humain. Le plus étrange, c’était l’absence de détail. Dhavala n’était rien de plus qu’une silhouette illuminée d’une lueur argentée, même de près.

Une fois que l’étrangeté de la situation passa, ou plutôt que le guerrier commença à s’ennuyer de rester sur place à se regarder, ce dernier constata que le corps de l’homme inconscient était bien plus sombre que les autres corps autour de lui. Un filament argenté tirait son origine de son corps et s’étirait hors de la tente, pour se perdre dans l’horizon du monde des rêves. Dhavala suivit ce filament lumineux, espérant qu’il le mènerait aux créatures qui avaient volé l’essence vitale du mourant.

Sortant de la tente, le guerrier remarqua d’autres filaments, eux aussi argentés, provenant de tentes, de maisons, de camps… Dans ce monde, les distances étaient visiblement sans aucune logique. Dhavala se souvenait très bien du village des Pattes-Blanches et de son cercle de tentes. Ici, la tente des anciens côtoyait une maison qui n’était pas là dans la réalité.

L’étrangeté du monde des rêves ne ralentit pas plus Dhavala qui se concentra sur le filament de celui qu’il devait secourir. Bientôt, ce fut une multitude de filaments qui s’étiraient tous dans la même direction, mais d’autres couleurs se mêlaient, alors que des centaines de filaments se côtoyaient maintenant.

***

Au bout d’un périple d’une longueur et d’une durée indéterminable, les filaments que Dhavala suivait commencèrent à former une véritable toile d’araignée, s’étendant dans tous les sens et dans toutes les directions. Au centre de la toile, une immense forme noire rappelant une araignée, mais avec des centaines de pattes, s’afférait à maintenir l’ordre dans la multitude de filaments de sa toile multicolore.

Le filament argenté que suivait Dhavala comptait parmi les plus brillants du lot, et fort heureusement, s’éloignait de la créature des rêves. Plutôt que de rejoindre le centre de la toile, ce filament, et une douzaine d’autres, s’éloignait de la toile principale. Le guerrier suivit donc cette piste, et arriva rapidement devant une maison abstraite. À la fenêtre de cette maison, où s’étiraient les filaments lumineux, quatre créatures aux traits féminines enlaçaient une forme masculine ailée illuminée d’une lueur aux couleurs de jade et de pourpre.

Contrairement à Dhavala et au reste du monde des rêves, l’homme aux ailes noires était détaillé. Ce dernier semblait tirer un plaisir charnel de la compagnie des quatre créatures. Celles-ci alternaient entre combler les demandes de l’homme ailé, alors que les autres s’affairaient à lui voler sa lumière à son insu. Le guerrier remarqua alors que plus les créatures dérobaient la lumière de l’homme, plus elles gagnaient en détail et inversement, l’homme perdait les siens.

Maintenant convaincu qu’il avait trouvé sa proie, le guerrier se précipita à l’intérieur de la pièce, sautant par la fenêtre, pour affronter les dévoreuses de rêve. Les créatures n’apprécièrent visiblement pas cette intrusion, mais, étrangement, l’homme ailé ne sembla pas s’en préoccuper, invitant plutôt ce nouvel arrivant à se joindre au groupe. Le geste de ce dernier fut suivi d’une hésitation des deux autres parties. Les dévoreuses furent promptes à répondre aux attentes de leur victime, caressant ce dernier et invitant le guerrier à partager cet instant.

Il restait à l’homme bien peu de lumière et sa forme n’était déjà guère plus qu’une simple silhouette dans le monde des rêves, ce qui permit aux créatures d’exposer leurs atours détaillés dans l’espoir de soumettre leur adversaire de leurs charmes et de renforcer leur emprise sur leur proie, qui ne se doutait pas du malheur dans lequel il se trouvait.

Le guerrier resta de marbre aux charmes de ces créatures, ce qui lui valut d’être violemment expulsé de la pièce par le mur qu’il traversa comme un fantôme. Lorsqu’il toucha terre, ou ce qui passait pour de la terre dans le monde des rêves, Dhavala se chercha une arme pour affronter ses ennemies. C’est avec surprise qu’une présence se manifesta sous le guerrier. Il plongea alors la main directement dans le sol et en ressortit une lance magique.

Cette arme en main, Dhavala retourna affronter les dévoreuses de rêves. Trois présences se manifestèrent alors autour du guerrier, sous la forme des deux anciens et de la mère du jeune homme mourant. Ils partagèrent avec Dhavala leur énergie vitale, avant de disparaitre, ce qui augmenta drastiquement la puissance du guerrier dans cet environnement surnaturel.

Sous cette nouvelle puissance, le mur de la maison vola en éclat, révélant les créatures sous leur véritable forme, à mi-chemin entre une femme et une araignée. Leurs traits monstrueux se mélangeaient aux traits de femmes au corps autrement parfait, formant un tout d’une beauté surprenante. L’homme ailé ne bougeait alors presque plus, à peine conscient. Il ne restait de sa lumière qu’un mince filament qui le reliait à la plus grande des dévoreuses.

Levant bien haut sa lance, le guerrier défia les créatures, utilisant sa nouvelle puissance pour faire apparaitre un ciel dominé par une gigantesque pleine lune baignait de sa lumière argentée une clairière entourée d’arbres sombres. Enhardies par l’énergie que leur conféraient leurs nombreuses victimes, les créatures des rêves répliquèrent en invoquant d’innombrables loups maléfiques pour déchiqueter cet intrus qui osa faire fi de leurs charmes féminins.

Les loups maléfiques grognèrent et hurlèrent, mais aucun n’osa s’approcher du guerrier et de sa lance enchantée. La colère poussa les dévoreuses à alors invoquer un immense ours noir, dont la taille éclipsait la clairière de la lumière de la lune. Arme en main, le guerrier s’avança vers l’ours, défiant celui-ci du regard. L’ours ne résista pas à la domination du guerrier de lumière argentée et s’inclina. Soumis, sa fourrure noire se colora d’argent et il se rangea au côté du guerrier. De la lance, jaillit alors un immense tigre argenté, qui pris place de l’autre côté du guerrier. Tous les trois s’élancèrent alors contre les dévoreuses de rêves, déchiquetant leurs ennemis, ne démontrant aucune pitié face aux supplices des vaincus.

Les loups et l’ours disparurent. L’énergie dérobée fut retournée à l’homme aux ailes noires, dont le corps retrouva sa lumière et ses détails. Une onde de lumière parcourut ensuite les autres filaments, rapatriant ainsi l’énergie vitale à ceux qui l’avaient perdu.

Sous le regard confus de l’homme aux ailes noires, le guerrier retourna sa lance à la terre avant de lui aussi disparaitre. Il s’agissait d’une terre qui semblait familière à l’homme ailé. Il avait déjà vu ces arbres et cette petite clairière. Il pouvait visualiser avec une quasi-exactitude le chemin pour s’y rendre. Avant d’avoir pu prononcer le moindre mot, l’homme ailé et sa maison disparurent du monde des rêves. Le dormeur s’était réveillé et il n’avait plus sa place dans ce monde endormi.

***

L’esprit de Dhavala retrouva aisément le chemin vers son corps. Le chasseur s’éveilla alors à nouveau dans la tente des anciens. Son corps, en sueur, était épuisé, assoiffé et affamé. Le jeune guerrier n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis son passage dans le monde des rêves, mais au vu des deux anciens et de la mère qui embrassait son fils, Dhavala se dit que son absence dans le monde réel semblait avoir été brève.

« Merci, jeune guerrier. Tu as su triompher du monde des rêves. Peut-être ne le réalises-tu pas, mais de nombreuses vies ont été sauvé grâce à toi. »
« Félicitation, puissant guerrier. Notre compagnon retrouve ses forces et, espérons-le, le temps guérira ses blessures. »
« Grand guerrier, mon fils te doit la vie… Mais dis-moi, comment as-tu triomphé ? Plus forts que toi ont été envoyé dans le monde des rêves, mais aucun n’en est revenu vivant. »

La mère ne tira rien du chasseur, qui exigea promptement son dû. Cette expérience l’avait affamé et s’il ne mangeait pas sous peu, Dhavala savait qu’il deviendrait de plus en plus agressif. Ce n’est qu’après avoir englouti plusieurs kilos de nourriture et d’eau, sous le regard troublé de ses hôtes, que le guerrier recommença à s’intéresser au dialogue.

La mère et son fils avaient depuis quitté la tente. Une longue convalescence attendait le jeune villageois. Dhavala se souvenait vaguement avoir entendu des remerciements, mais il n’y avait pas porté attention. Il avait rempli son rôle et profitait de sa juste récompense. Il ne restait donc que les deux anciens pour tenir compagnie à l’invité de la meute des Pattes-Blanches. Repu, Dhavala était maintenant disposé à parler et, accessoirement, à se rhabiller. Il remercia ses hôtes pour le copieux repas et proposa son départ pour ne pas devenir un inconvénient pour la petite meute.

« Ah, la fougue et l’appétit de la jeunesse… Prends ton temps, jeune guerrier. Tu peux passer la nuit dans notre modeste village. »
« Nous te devons beaucoup, puissant guerrier. Reste donc pour la nuit. Je suis curieux de savoir ce que tu as vécu dans le monde des rêves. J’avoue être moi aussi curieux de savoir comment tu as résisté aux charmes de ces viles tentatrices. »

La panse bien remplie, Dhavala n’avait pas particulièrement envie de faire la longue marche qui le séparait du village d’Anwen, alors il accepta la proposition de passer la nuit à ce village. Il demanda alors s’il était envisageable de profiter encore une fois des réserves de la meute pour le repas du matin à venir, ce qui lui valut le rire des anciens, qui acceptèrent les termes du héros de l’heure. Une vie valait bien de satisfaire l’estomac d’un guerrier, aussi vorace fût-il.

Les anciens insistèrent toutefois sur un récit détaillé de cette mésaventure dans le monde des rêves. Ils étaient particulièrement curieux de la méthode employée pour contrer les charmes des dévoreuses de rêve. D’ordinaire, ces créatures n’avaient pas le pouvoir d’avoir une influence aussi dévastatrice sur leurs victimes. Quelque chose avait dû se produire pour qu’elles acquièrent une telle puissance. Si cela devait se reproduire, il était important de savoir quoi faire pour à nouveau vaincre ces êtres de cauchemar.

Dhavala ne sut pas trop quoi répondre. Il admit que ces créatures étaient très belles. Par contre, à la vue de l’homme ailé, le chasseur n’avait pas pu s’empêcher d’imaginer un poulet géant. Du coup, tout ce qui occupait ses idées à ce moment, c’était de savoir si sa forme dans le monde des rêves était capable de se nourrir. Après ça, les dévoreuses n’ont plus réessayé de le charmer, préférant plutôt chercher à le tuer.


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