Un barrissement retentit soudain. Edelwyn était alors assise à la table de sa terrasse, son pouce et son index posés sur son front. Le mal de tête qui était sien semblait d’autant plus aigu qu’elle ne pouvait plus y échapper. Elle était encore en train de le maudire, murmurant des paroles inaudibles à son attention. Un soupir sortit d’entre ses lèvres alors qu’elle devinait déjà la présence massive de l’animal devant le portail de sa propriété. Le vendeur lui avait promis d’amener lui-même Mora. Il fallait que l’éléphante s’installe en premier, afin qu’elle s’adapte à sa nouvelle vie. L’homme avait insisté sur le fait qu’elle avait besoin d’espace et, à vrai dire, l’endroit n’était pas idéal. La jeune femme avait réfléchi et il semblait que sa propriété sur Orahza conviendrait mieux. En attendant d’embaucher du personnel pour s’occuper de l’éléphante et de son petit, elle devrait faire cohabiter ces deux pensionnaires avec la centaine d’autres qu’elle avait acheté. La nouvellement Déchue serra les dents. Elle n’aurait pas dû sortir de chez elle pour se changer les idées, plus tôt ce matin, et elle maudissait également son fils de lui avoir parlé de cette vente où des associations proposaient d’acheter à bas prix les animaux qui avaient été abandonnés, trouvés et recueillis par elles. Azaël semblait heureux, s’approchant de Mora sans aucune peur. L’éléphante avait été dressée dans une sorte de cirque qui l’avait légué, avec son petit, à un groupe de Magiciens qui s’occupaient des animaux qui avaient agressé les hommes et dont les propriétaires ne voulaient plus. L’accident avait été banal : un spectateur avait voulu s’approcher du petit d’un peu trop près et Mora avait senti un danger. Elle avait piétiné l’inconscient et c’était de cette façon qu’il avait trouvé la mort. Edelwyn, quelque part, préférait savoir cet animal avec elle plutôt que dans un cirque. Cela étant, en temps normal, elle n’aurait jamais fait l’acquisition de Mora, surtout qu’elle n’était pas idiote : les éléphants vivent le plus souvent en groupe. Elle devrait donc en acheter d’autres.

Tout avait commencé le matin même, quelques longues minutes après qu’elle ait découvert sa nouvelle essence. Certaines choses semblent immuables. Si Ezechyel avait décidé qu’elle serait Déchue, elle se doutait que tenter le suicide ne ramènerait pas son ancien statut d’entre les morts. Edelwyn n’aimait pas être la marionnette de cet homme et la rage avait mis plus de temps qu’elle ne l’aurait souhaité à quitter son esprit. Il était parti, en connaissance de cause. Elle l’aurait probablement étranglé s’il avait osé être encore présent à son réveil. Déchue, oui, mais de quoi ? Elle n’était pas assez en colère pour que ce péché ait décidé de la hanter. Elle ne le saurait qu’en faisant face au monde extérieur. En croisant son fils, une occasion lui fut bientôt offerte et en quelques pas, elle rejoint un espace où se pressaient des dizaines d’individus et des centaines d’animaux. Le vacarme et le manque de cohérence de l’ensemble ne tardèrent pas à faire naître en elle un sentiment de malaise. Essayant de passer outre, elle s’approcha d’une large cage dans laquelle reposaient quelques volatiles. Un en particulier, d’une couleur céruléenne, attira son regard. Peut-être qu’elle pourrait l’acheter, pour égayer un peu plus son jardin ? Il y avait déjà quelques animaux sauvages, comme des lapins et des poules d’eau, qui se montraient tôt le matin ou à la tombée de la nuit. Avoir un oiseau aussi joli contribuerait à la beauté de l’ensemble. « Excusez-moi… » fit-elle en levant la main pour attirer l’attention du vendeur, attention qui était déjà, de toute façon, pleinement focalisée sur elle. « J’aimerais beaucoup acheter cet oiseau. Pouvez-vous m’en dire un peu plus ? Je souhaiterais le lâcher dans mon jardin mais j’ai peur qu’il s’en aille. ». « Je ne pense pas. Il est très social et s’attache généralement à l’endroit où il naît. Pour celui-ci, ce sera un peu différent puisque l’endroit en question n’existe plus mais si vous possédez un jardin agréable, il restera. ». « Oh je vois. Ils vivaient tous dans un même lieu ? ». « Oui. Ce sont des oiseaux qui étaient particulièrement attachés à la Citadelle Blanche mais vous connaissez l’histoire et ils ont fui le lieu pour se perdre sur le Continent Dévasté. Lorsque nous les avons trouvés, ils étaient à l’article de la mort, totalement épuisés. ». L’homme qui avait pris un air grave se mit néanmoins à sourire. « Cependant, ils sont en pleine forme à présent. On les nomme généralement Petits Phénix puisqu’ils renaissent de leurs cendres après leur mort, uniquement lorsqu'ils décèdent dans le lieu qu'ils ont choisi. ». « D’accord… Je vais donc vous prendre le bleu. » commença-t-elle. Seulement, tout à coup, elle sentit comme une pulsion, quelque chose qui lui criait que ce ne serait pas assez. « Et hum… le rouge… ainsi que le rose… ». Elle marqua une pause. « En réalité, je vais tous les acheter. Ce serait dommage de séparer des oiseaux qui sont ensemble depuis si longtemps. ».

« Celui-ci me semble bien, également… » murmura-t-elle devant un petit caméléon, le cinquième qu’elle achetait. Elle se redressa doucement, replaçant ses cheveux correctement de façon à ce qu’ils ne la gênent pas. Elle réfléchit quelques secondes. Elle en voulait plus mais devait trouver une raison. Et si elle prenait un chien pour Azaël ? Après tout, son fils parlait souvent aux insectes de son jardin, ainsi qu’aux fleurs, peut-être qu’un animal domestique le rendrait plus heureux ? Cela lui ferait faire de l’exercice, en tout cas, ce qui ne serait pas un mal compte tenu de sa faible corpulence. « Hum… » fit-elle en se mordant la lèvre inférieure, regardant autour d’elle s’il n’y avait pas des chiens à vendre. Depuis quelques longues minutes, elle commençait à attirer l’attention. Elle avait fait l’acquisition d’une vingtaine de petits phénix, de cinq caméléons, d’un ours, de trois chevaux de trait, d’un âne, de deux moutons, d’une chèvre borgne, d’un bouc pour qu’elle ne s’ennuie pas, d’un cochon, d’une musaraigne, de trois ratons laveurs, de cinq poules, de deux coqs, de trois lapins, d’un lama, de trois canards, d’une oie, de six perruches, de deux perroquets, de six axolotls, de deux furets, d’un crocodile et de deux tarentules. Pour chacun de ces animaux, le côté rationnel d’Edelwyn avait trouvé une utilité, répondant à sa pulsion par une sorte de stratagème visant à justifier un comportement très loin d’être adéquat. Quelque part, elle en avait conscience mais c’était plus fort qu’elle : elle en voulait plus, c’était une nécessité. Ainsi, elle s’approcha d’une jeune femme avec laquelle elle se mit à discuter. Celle-ci lui indiqua qu’elle travaillait dans un refuge pour chiens et commença à lui montrer les canidés tout en lui racontant leur histoire. « Celui-ci a cessé de grandir alors qu’il n’était qu’un chiot. Il en a gardé les caractéristiques et est très joueur. Cependant, il fait encore quelques bêtises. ». « Un peu comme mon fils. » répondit la Déchue. « Oh, quel âge a-t-il ? ». Elle hésita légèrement. Elle ne pouvait pas dire qu’il était vieux de plusieurs siècles. Seulement, Azaël était spécial, immature parfois, tel un papillon qui avait du mal à sortir de son cocon. « Huit ans. » mentit-elle. « Ce sera parfait alors. Un enfant plus jeune aurait pu se faire renverser par la fougue de Pat mais à huit ans, il y a beaucoup moins de risques. ». Le petit chien marron remuait la queue, les regardant comme s’il suivait la conversation avec intérêt. « Eh bien, je vais vous le prendre alors, ainsi que les autres chiots que vous avez. Je pense qu’il vaut mieux qu’il soit entouré et qu’il ait des compagnons de jeu lorsque mon fils ira à l’école la journée… ». Elle s’inventait des justifications, à présent.

Le regard de la jeune femme fut attiré par les félins, cette fois. Une bonne dizaine de chats se trouvaient là, de couleurs différentes. Certains avaient des poils courts, d’autres longs. Certains semblaient jeunes et d’autres tétaient encore leur mère. Edelwyn avait toujours aimé les chats et en possédait un, enfant. Elle s’approcha, passant ses mains entre les barreaux pour caresser une boule de poils beige aux yeux verts. L’animal semblait calme. La Déchue se demandait comment des êtres pouvaient choisir d’abandonner ceux qu’ils avaient d’abord souhaité avoir comme compagnon, loin de prendre conscience qu'elle avait fait la même chose avec son mari. Tuer un homme ne lui posait aucun problème. Tuer un animal… « Hum… ». En réalité, elle n’avait jamais mis un terme à la vie d’une bête et elle haïssait profondément les chasseurs qu’elle rêvait de couper en morceaux. De même, elle trouvait que la viande devait être cuisinée avec goût et mangée avec respect pour rendre hommage à l’animal duquel elle provenait. Peut-être devrait-elle s’offrir les services d’un ou deux cuisiniers, maintenant qu'elle était obligée de se nourrir ? Ou apprendre elle-même à façonner des plats dignes des grands chefs ? Elle n’avait jamais été douée en ce domaine et la placer à la tête d’un fourneau équivalait à détruire la pièce entière. Elle avait beau être intelligente, le travail manuel était très loin de ses compétences. Elle savait réfléchir, beaucoup moins construire de ses mains. Cela étant, l’art semblait lui sourire car elle était une musicienne de talent et peignait des toiles qui lui rapportaient toujours beaucoup d’argent. Ce serait d’ailleurs avec une partie des pièces qu’elle recevrait pour la dernière, celle du Monarque Démoniaque, qu’elle paierait les animaux. Elle pourrait sans doute entreprendre quelques travaux dans sa demeure, également. Elle avait envie de faire restaurer la véranda et de changer le lustre, trop démodé à son goût. « Je vais acheter ce chat… et hum… celui-ci aussi. En réalité, j’ai énormément de souris chez moi et je pense qu’ils seraient tous utiles. ».

C’était la première fois, tout simplement. C’était ce que la jeune femme se répétait à présent qu’elle constatait que deux éléphants dans son jardin était de loin la pire idée qu’elle avait eu depuis au moins deux siècles. Elle, qui se targuait souvent d’être à l’abri des bassesses de la plèbe, avait cédé à une pulsion qu’elle n’avait pas su maîtriser. Pourtant, elle en avait les capacités. C’était nouveau et cela lui faisait l’effet d’une autre première fois, lorsqu’elle avait collé son corps à celui d’un homme et qu’elle avait eu l’impression désagréable non seulement de ne pas apprécier, mais en plus d’être écrasée par une masse bien trop lourde pour elle. Edelwyn soupira, tournant les talons pour continuer son courrier. Elle devait engager une bonne vingtaine d’individus pour s’occuper de ses pensionnaires. Azaël dansait au milieu des félins, parlait aux araignées, s’amusait à imiter le Wëltpuff et semblait aux anges. Assise à son bureau, elle trempa sa plume dans l’encrier et commença à écrire à un homme de sa connaissance qui pourrait accéder à sa demande au plus vite. Alors qu’elle traçait des lignes aériennes, un bruit léger se fit entendre. Yda venait d’entrer dans la pièce, le tigre s’arrêtant pour la fixer un moment avant de s’approcher. La main de la Déchue s’avança, passant dans le pelage doux de l’animal qui, après quelques longues secondes se mit à ronronner. Il ne fallait pas croire, les félins pouvaient s’avérer affectueux et proches des Hommes. Yda avait appartenu à un vieux Magicien qui l’avait depuis sa plus tendre enfance. Il l’avait élevée et habituée à se montrer civilisée. Bien sûr, il fallait toujours se montrer prudent car l’animal pouvait avoir quelques réactions inattendues mais Edelwyn n’avait pas peur. Elle avait une force physique faible, certes, mais sa magie était puissante et lui permettrait de stopper la bête si elle décidait de l’attaquer. Cela étant, elle ne pensait pas la chose possible. Elle l’avait vu au moment même où elle avait posé les yeux sur la tigresse. C’était à l’instant où elle avait réussi à reprendre le dessus sur la Gourmandise et où elle avait décidé de rentrer chez elle. La rencontre avait été semblable à un coup de foudre et elle savait pertinemment que ce n’était pas le péché qui était la cause de son achat mais quelque chose d’autre. Elle s’était sentie proche du félin, celui-ci ayant attrapé sa robe avec ses griffe, l’obligeant à se retourner. Yda lui était toute particulière, protectrice et chaleureuse. De ce que lui avait conté l’éleveur qui avait pris soin de la tigresse en attendant, elle aimait les enfants et avait un tempérament calme. Bien entendu, il lui avait conseillée de ne pas oublier de la nourrir, car elle restait une prédatrice, même s’il lui avait confié que le Magicien laissait l’animal dormir sur le tapis qui se trouvait à côté de son lit et que jamais un accident n’était survenu. Edelwyn espérait presque qu’elle se chargerait du cas de Jun lorsqu’il reviendrait. Elle se délectait de l’imaginer lui grogner dessus.

Plus tard, dans la soirée, la nouvelle Déchue ôta ses vêtements, laissant choir sa robe sur la chaise de sa coiffeuse. Elle retira ses sous-vêtements et enfila une chemise de nuit en soie. Elle s’assit en face de la glace et attrapa sa brosse, commençant à coiffer ses cheveux en fredonnant un air quelconque. La Gourmandise avait pris le dessus sur le reste aujourd’hui mais elle n’avait pu empêcher d'autres changements. En effet, il y avait plusieurs sensations qui s’étaient invitées dans sa journée et elle les redoutait, tout comme elle redoutait le bien-être qui l’envahissait à sentir le crin de sa brosse se mêler à sa chevelure et frôler sa tête avec douceur. Elle frissonna, faisant onduler ses épaules pour que ses frémissements disparaissent. Avait-elle choisi de contrôler ses émotions à cause de son émotivité exacerbée, jadis ? Elle craignait que Jun apparaisse dans son dos et s’approche trop près d’elle. Elle craignait que n’importe qui apparaisse dans son dos, en réalité. Comment pouvait-elle être sûre de la manière qu’aurait son corps de réagir aux stimuli de son environnement, qu'il ne lui jouerait pas des tours, qu'il n'abuserait pas de son nouveau statut pour rattraper le temps perdu ? Le soleil couché, la lune à son zénith, le Monde lui chuchotait qu'il comportait bien des mystères qui n'appelaient qu'à être révélés. Seulement, pour cela, elle devrait également se mettre en danger. Parfois, les bruits des animaux retentissaient mais le calme régnait dans l’ensemble et c’était dans ces moments de solitude que les rêves et les cauchemars semblaient pouvoir devenir des réalités.

Une fois qu’elle eut fini, elle se releva et installa un tapis en coton sur le parquet à l’attention d’Yda. Le lendemain, quand elle se réveilla, la tigresse dormait à côté d’elle, dans le lit, sur le dos, les quatre pattes en l’air. Edelwyn sourit, amusée.