Lorsque la porte de la chambre s’ouvrit et qu’un cri de terreur mit un terme à la quiétude de la maison, Mazda poussa un feulement mécontent. Ses doigts crispés sur la couverture du lit qu’elle venait de défaire, elle était prête à l’attaque. Ses ongles pointus s’enfonçaient dans le tissu en menaçant d’y faire des trous. Ses yeux anthracites étaient révulsés d’horreur et elle attendait de pied ferme Chantalinora, si celle-ci avait la mauvaise idée de réitérer pareille réaction.

-Par Suris, qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? Vous êtes chez des gens, et dans la chambre à coucher par-dessus le marché ! Comment êtes-vous grimpée à l’étage ? Carlebbe !

La Magicienne avala en quelques pas la distance qui les séparait et Mazda recula en s’aplatissant sur le matelas. Elle resserra sa prise sur le couvre-lit, sous lequel elle s’était emmitouflée et dont il ne dépassait que sa tête. Elle grogna en montrant ses crocs. La mère de famille battit des paupières.

-Mazda ?

A l’entente de son nom, la jeune fille se calma aussitôt. Une grimace déforma son visage rond et elle se roula en boule sous la couverture pour ne pas qu’on vît qu’elle pleurait. Elle-même ne comprenait pas ce qui faisait trembler son corps. Pourquoi de l’eau sortait de ses yeux ? Elle détestait sentir son visage mouillé. Son corps était trop grand, et pourtant elle se sentait faible. Elle n’était même pas assez souple pour former une boule parfaite. Comment vouloir dormir sur un oreiller avait pu tourner aussi mal ?

-Oh, Mazda, ma petite chatoune… c’est bien toi ?

Cette dernière sentit qu’on tirait sur les fondations de sa cabane, et elle poussa une plainte aiguë qui aurait dû être un miaulement. Une brèche s’ouvrit sur la toiture du refuge et un terrible courant d’air glacé caressa sa colonne vertébrale. Mazda se plaignit encore et tenta de s’enrouler dans l’étoffe.

-...roid !

Quel était cet horrible son qui venait de traverser ses lèvres ?

-Par tous les dieux, mais tu es toute nue là-dessous ! S’étonna étrangement l’humaine. Est-ce qu’elle était stupide ? Allez, sors de là et viens avec moi, poupette. On va te trouver des vêtements. Avec un peu de chance, tu fais la même taille que Blu, non ?

Elle tira Mazda hors de sa cachette et celle-ci protesta à peine. Chantalinora l’aida à se tenir debout, puis la couvrit le temps de traverser le couloir.

-Chantaline ! Cria Carlebbe dans la cage d’escalier. Il faut absolument que tu viennes voir ! C’est Lupio, il…

-Plus tard, Carl !

La femme poussa sa protégée dans la chambre de Blu, qu’elle ferma à double tour. Pendant qu’elle ouvrait grand les armoires, Mazda s’assit sur le lit. Garder son équilibre était difficile et fatigant, surtout après la douloureuse transformation qu’elle venait de subir une quinzaine de minutes plus tôt. Toujours emmitouflée dans sa couverture, Mazda leva les yeux vers le miroir en face d’elle. Le reflet lui renvoyait une gamine d’une dizaine d’années, aux grands yeux et aux grosses joues. Sa peau était pâle et des cheveux longs et châtains tombaient en cascade de part et d’autre de sa tête. Son pelage doux et fourni, et sa magnifique robe bleue avaient disparu au profit d'un poil ras qu'elle détectait à peine.

-Alooors, voyons voir… Fit Chantalinora en lui présentant plusieurs pièces de textile.

Mazda les scruta avec méfiance. Elle espérait que c’était une blague, que tout ceci était un cauchemar duquel elle allait se réveiller. Elle se mordit l’intérieur des joues en espérant que cela suffirait à la ramener à la réalité, mais rien ne se passa. De nouvelles larmes se mirent à couler toutes seules sur ses joues. Cela affola la Magicienne, mais agaça d’autant plus la chatte, qui détourna le regard. Elle se pinça les lèvres. Elle avait déjà essayé de retrouver sa forme animale tout à l'heure, sans y parvenir, ce qui l’avait fait paniquer. Elle voulait retourner en arrière et que tout cela n’arrivât jamais. Elle voulait retrouver son oreiller et dormir en boule, bien au chaud, en ronronnant, là où on ne la dérangerait jamais.

Lupio regarda son père et sa mère avec grande fierté, attendant vraisemblablement un compliment de leur part. Le garçon avait de quoi mériter des félicitations : il avait terminé son assiette de steak et petits pois en utilisant correctement ses couverts, sans en mettre partout, et il n’avait pas une seule fois sorti sa langue pour lécher les traces de sauce qui tachaient encore la porcelaine, même si ça le démangeait. On lui avait fait comprendre que se comporter comme il l’avait fait par le passé n’était pas convenable dans le monde des humains. Lui, il pensait que c’était une perte importante de sauce, puisqu’il en restait dans l’assiette, mais il n’avait pas protesté et s’était contenté de se plier aux règles. Quand Carlebbe sembla enfin le remarquer, Lupio ne put empêcher son sourire de s’agrandir. Sa bouche s’entrouvrit d’excitation alors que sa langue prenait doucement le chemin de la sortie pour se suspendre à ses lèvres. Une boucle de ses cheveux bruns tombait sur son front, lui donnant un air benêt.

-C’est très bien. Tu as mangé proprement.

-Dessert ? Demanda-t-il.

Cela ne faisait que deux semaines à peine, mais le garçon avait une capacité d’assimilation impressionnante. Il commençait même à faire des phrases, au contraire de Mazda qui ne faisait preuve d’aucun effort pour essayer de se faire comprendre autrement que par ses grognements et des onomatopées. D’ailleurs, la chatte peinait à manipuler son couteau et avait à peine entamé son steak. Cela attrista Lupio parce que son assiette devait être froide depuis le temps. Comme il savait qu’elle ne mangerait pas ses petits pois, il se demanda s’il pourrait les lui voler à la fin du repas.

-Non, tu as mangé à toute vitesse, alors maintenant tu attends qu’on ait terminé.

Lupio se redressa, le dos bien droit, signe qu’il avait compris la consigne. Il était toujours heureux et sa langue était toujours pendante. Son regard vif cherchait un élément qui pourrait attirer son attention en attendant la suite du repas.

-Au fait, vous deux. Poursuivit Carlebbe. Nous avons discuté avec Chantaline, et nous pensons que vous devriez aller à l’école.

-Tout à fait, si vous voulez vous en sortir, vous devez au moins apprendre à lire et à compter.

-Waf !

Chantalinora brandit sa fourchette, menaçante.

-Non, on n’aboie pas à table.

Lupio ferma la bouche. Carlebbe s’éclaircit la voix. Il prenait beaucoup l'initiative de la conversation aujourd'hui, ce qui devait lui prendre énormément d'énergie.

-Nous nous disions donc avec Chantaline qu’il faudrait vous trouver des noms plus… humains. Vous comprenez ? Bon. Mazda. Tu as une idée ? On pensait à quelque chose de proche, comme Mazéline.

Pour toute réponse, le visage de la chatte se renfrogna.

-Maisie ? Tenta Chantalinora.

Son nez se fronça d’autant plus et elle recula sa chaise.

-Non !

Elle quitta la table. La mère voulut la rattraper par le bras, mais le félin l’esquiva avec souplesse et disparut à l’étage.

-Hm… Bon. Fit Carlebbe. Il était dépassé et fatigué, et une petite clope n’aurait pas été de refus. Il se tourna vers le garçon. Et… et toi ? Il y a un nom qui te plairait ?

-Moi ? Fit le concerné avec une voix aiguë. Lupio !

-Non justement, pas Lupio. Il te faut un autre nom pour aller à l’école.

Le jeune chien pencha sa tête sur le côté en fronçant les sourcils.

-Je suis Lupio.

-Non, je te demande de trouver autre chose. Quelque chose qui commence par “Lu” aussi, comme par exemple…

-Pio !

-Pourquoi pas Lucas ? Proposa Chantalinora.

-Oui, c’est pas mal. Qu’en penses-tu… ?

-Lupio !

Carlebbe soupira.

-Lucas, c’est très bien.