— Ce ne sont que de vieux chnoques ! cracha Sebastian en sortant de la banque Harpagon en compagnie d'Alaster qui ne semblait pas spécialement choqué par le comportement de la famille de banquiers. Il tenait dans sa main une bourse de taille moyenne qu'il faisait lentement sauter en l'air. Le mouvement était réellement ennuyeux et seule la gravité semblait pouvoir forcer le Déchu à se presser à rattraper son bien. Ce serait moi, je les aurai engueulés ! Je ne sais pas comment tu fais pour supporter leur argumentaire à chaque fois que tu viens retirer. Sebastian arrêta de parler, fixant son ami qui continuait de marcher, aussi calme qu'un vieux maître ayant rencontré la paix divine. Le Colérique leva les yeux au ciel et le suivit sans rien rajouter à ce sujet. Après quelques minutes de silence, il reprit néanmoins. Tu devrais leur dire pour l'argent, tu ne crois pas ? En effet, lors de la précédente Coupe des Nations, Alaster s'était considérablement enrichi. Sebastian n'avait jamais pu voir de ses yeux le tas d'or que ce dernier possédait mais il le devinait gigantesque. Le Paresseux lui avait confirmé l'étendu de sa richesse, bien qu'ils n'en discutent presque jamais ensemble. Rien ne semblait avoir changé pour le brun qui vivait toujours de la même façon monotone.
— Je ne préfère pas. Ma mère serait capable de s'en vanter partout à Avalon et les individus viendraient tous à moi me demander des faveurs ou autres. Je préfère garder ma bonne fortune secrète et aider les femmes de la famille à acheter des plants.
— Et elles ne se doutent de rien ?
— Pas vraiment. Parfois certaines me demandent si ce sont des dons d'autres Déchus, à cause de la Coupe des Nations...
— C'est sûr que tu es devenu populaire. Je n'en reviens toujours pas. Et dire que tu n'as toujours pas de femme... Ça m'étonne. Le Colérique n'avait jamais eu de soucis pour trouver une femme à mettre dans son lit. Il avait même plusieurs fois entamé une relation sérieuse mais, malheureusement, son péché ne l'aidait pas à combler ses dulcinées. Le plus souvent, tout se terminait dans de grands éclats de voix. Il en avait frappé une, une fois. Celle-ci, n'étant pas Déchue, n'avait pu comprendre réellement les tenants et les aboutissants. La différence de culture était toujours une chose plutôt complexe à surmonter.
— Désolé mais je préfère la compagnie des Weltpüffs. J'y ai réfléchis, figure toi. Le truc c'est que je ne pourrai pas gérer la chose. Une femme ça demande trop de temps. Elle aurait des exigences et ça me fatiguerait. Tu as bien vu. Le bal d'encens n'a pas été une franche réussite pour moi. Je suis trop lent, ne serait-ce qu'à comprendre les blagues. Il n'avait pas tort. Son débit de paroles était bien moins rapide que la moyenne. Bien sûr, Sebastian s'y était habitué, depuis le temps, mais beaucoup de gens n'avaient pas la patience de communiquer avec lui longtemps, surtout hors d'Avalon. Quand il disait son nom, bien sûr, ça passait bien mieux, mais, sinon, beaucoup lui tournaient le dos, piqués par une vive irritation, comme si c'était entièrement de sa faute. De toute façon, ce n'est pas vraiment le moment de penser à l'amour. Il se passe des choses de plus en plus déplaisantes...
Alaster craignait que tout recommence. Les menaces de Delta avaient été claires et si, pour le moment, rien de bien horrible se produisait à Avalon, le Déchu sentait que cela ne durerait pas. Des groupes commençaient à se faire ici et là. Il ne sortait pas vraiment de la capitale mais il avait entendu des rumeurs au sujet d'une guerre de religion dont il ne mesurait pas encore la gravité. Ce qu'il s'était passé plutôt à cause de la Méduse des Abysses – c'était ainsi qu'il la nommait – lui avait fait passer l'envie de revivre ce genre de tourments. Voir des milliers d'individus se faire exterminer n'était pas ce qu'il préférait observer. Le fait est que, en plus, il était totalement impuissant face à ce type d'événement. Il se demandait même comment il avait pu survivre jusqu'ici. Même s'il faisait partie de l'armée, son péché l'empêchait d'être efficace. Il représentait une cible facile et ne pouvait pas défendre ses proches. C'était terrible mais les Déchus seuls savaient à quel point il était dur de se battre contre son péché.
— Qu'est ce qu'il se passe ici ? demanda alors Sebastian en voyant que plusieurs individus s'étaient attroupés devant un mur.

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La nuit était tombée sur Avalon et une auberge avait été réquisitionnée. Souvent, lorsque l'on évoquait les classes riches de la cité, les bergers n'étaient que très rarement cités. Cependant, ces derniers formaient une sorte d'ordre et, grâce à leur production, étaient on ne peut plus fortunés. Certes, certains l'étaient plus que d'autres mais, de manière générale, les vieilles familles avaient de quoi vivre aisément et bien plus encore. Les Dah Numen n'avaient jamais eu une grande fortune et ils étaient, sans doute, les moins prospères ; du moins, en théorie. Tout était relatif, bien entendu, car la terre gardait son capitale, capitale qui, souvent, voyait sa valeur se multiplier à travers le temps. En réalité, la famille possédait un patrimoine intéressant et, puisque le chef de famille avait été couvert d'or en secret, Alaster n'avait aucune raison de se sentir inférieur aux autres. De toute façon, là n'était pas la question et, hormis quelques orgueilleux qui ne cessaient d'essayer d'asseoir leur supériorité, les autres meneurs avaient tendance à considérer leurs confrères sur un pied d'égalité. Le Déchu avait, quoi qu'il en soit, compris depuis longtemps qu'il ne servait à rien de jouer à qui possède la plus grosse avec un vaniteux. Sa mère en était le parfait exemple. Quoi qu'elle dise, quand bien même le contraire puisse être démontré aisément, elle n'avait jamais tort. C'était une vérité absolue qu'elle se plaisait à clamer haut et fort.
Alaster finit par soupirer, n'en pouvant plus de se silence. Mêlé au crépitement du feu et à la bonne chair qu'il venait de manger, le tout lui donnait envie de dormir. Ce n'était pourtant pas le moment. La tension était on ne peut plus palpable depuis que l'un de leur confrère avait tapé du poing sur la table un peu trop fort, avant de se lever pour détruire tous les tabourets qui lui étaient passés par la main en les balançant vers les murs. Depuis, tout le monde attendait que l'intéressé se calme, ce qui n'était pas une mince affaire. Beaucoup de Déchus avaient atteint un certain niveau de maîtrise de leur péché mais ce n'était pas le cas d'Antonio, un Colérique particulièrement virulent. Mieux ne valait-il pas l'énerver, ce qu'avait fait un certain « Sépulcre Éclairé ».
— Ces fanatiques sont complètement fous ! s'écria soudain Antonio avec une voix qui était néanmoins plus calme que celle qu'il avait emprunté peu de temps auparavant pour clamer plusieurs jurons qui auraient sans doute fait trembler d'effroi n'importe quel individu bien éduqué.
— Il convient de voir les choses avec calme. Si ces hommes sont réellement au service de Delta, je pense que nous devons leur obéir. Nous ne pouvons pas nous mettre Delta à dos. Kinath a parlé, dit-on. Nous devons nous allier à Sympan et Delta est son serviteur le plus dévoué...
— Un fanatique comme tant d'autres. Je me fous de ce semblant de guerre qui semble se profiler ! Personne ne réquisitionnera mes bêtes tant que je serai vivant !
— Alors quoi ? Tu comptes brandir une fourche devant le visage de ce Sépulcre Éclairé et le menacer de le décapiter avec ?
— S'il le faut, oui ! Avec ou sans votre aide, bande de dégonflés ! Vous savez comme moi que ce gang de fanatiques n'est ni au service de Delta, ni au service de Sympan. Ce sont juste des mécréants qui essayent de profiter de la situation ! Qu'on essaye pas de me faire croire le contraire ! De toute façon, je n'en démordrais pas ! Mes seuls Dieux, ce sont les Weltpüffs !
— Tu vas finir par entraîner la colère divine à parler de la sorte... fit un homme tout bas, comme si le sujet était tabou.
— Rien à battre.
Le débat ne faisait que reprendre de plus belle. Cette conversation tournait en rond et Alaster s'en rendait bien compte. Les mêmes bergers parlaient tout le temps et le reste de la communauté restait totalement silencieuse, affligée, sans doute, de les voir se battre sur des broutilles. Pourtant, une menace avait été proférée et ils devraient bientôt prendre une décision. Soit ils obéissaient tranquillement et quittaient tous le plateau en laissant leurs bêtes à la merci de ces illuminés, soit ils refusaient. Dans le dernier cas, il fallait trouver une solution pour résister à « l'envahisseur ». L'espère d'ordre avait tout de même parler de sacrifier les rebelles et, quand bien même cette scène aurait pu s'apparenter à une sorte de farce, elle était très loin d'en être une.

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— Tout le monde a dit ce qu'il avait à dire ? Peut-on procéder au vote à présent ? demanda une petite femme qui était au moins aussi épaisse que les Weltpüffs juste avant la tonte. Alaster redressa le visage d'un air intéressé. En réalité, malgré la gravité des événements, les débats incessants n'avaient eu de cesse de lui rappeler à quel point il se sentait bien lorsqu'il dormait. Dans son monde onirique, il n'y avait nul problème. Du moins, nul qui auraient pu continuer une fois éveillé. D'un geste lent, il se redressa sur sa chaise, avançant sa main vers un morceau de charcuterie qui restait sur la table. Il l'attrapa et le croqua. Il n'avait pas parlé mais ne savait pas quoi ajouter. Le problème avait été tourné dans tous les sens, jusqu'aux théories les plus improbables. Il ne se pensait pas assez important et intelligent pour détenir la meilleure façon de procéder. Là encore, entre Déchus, il fallait savoir faire des concessions. Les orgueilleux vantaient leur génie, les avares préféraient garder le secret de leur réussite et les paresseux étaient bien trop mous pour que quoi que ce soit les intéresse longtemps. Par chance, Alaster commençait à se contrôler légèrement. Disons que plus le temps passait, plus son péché lui devenait familier ; un ami plus qu'un ennemi en somme. L'homme cligna des yeux et la jeune femme continua. Bon, nous avons réussi à nous mettre d'accord sur quatre voies possibles. Nous avons aussi conclu que nous accepterions le vote majoritaire et nous tournerions tous vers la solution choisie. Est-ce toujours d'actualité ? dit elle en fixant le colérique et les orgueilleux.
— Oui, répondit le premier en grommelant presque. Les autres ne prirent pas cette peine.
— Bien. Nous avons donc quatre possibilités : soit nous abandonnons nos pâturages et nos bêtes à ces peut-être fidèles de Delta avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir sur notre existence. Nous ne savons pas réellement ce qu'ils souhaitent en faire. C'est clair que la viande des Weltpüffs pourra être exploitée par ces derniers et nous ne savons pas quand est-ce qu'ils voudront bien quitter le Cœur Vert et nous rendre nos biens. Soit nous nous réunissons pour les combattre d'un même mouvement. Dans ce cas, nous sauverons sans doute nos bêtes mais s'ils disent la vérité, nous risquons de nous attirer les foudres de Delta. Ce n'est pas rien... Il faut bien peser le pour et le contre... Il était évident qu'elle redoutait cette solution. Prise à la légère, elle pouvait s'avérer désastreuse. Soit nous pouvons recourir à l'aide du Dædalus. Le gouvernement nous aidera sans doute. Cela dit, là encore, nous devons bien peser le pour et le contre. Demander au roi d'intervenir pourrait faire s'abattre la colère de Delta sur l'ensemble des Déchus et sans doute la royauté a-t-elle plus urgent à traiter. Il serait néanmoins tentant de demander cette aide. Cela nous déchargerait d'un lourd fardeau, celui de la décision. Enfin, dernière piste que nous avons évoqué, celle de rechercher des fidèles de Delta et de Sympan à même de nous révéler l'appartenance ou non de nos détracteurs à ce culte. Si ce sont des imposteurs, nous pourrons trouver auprès d'eux le soutien que nous recherchons et, surtout la preuve que notre combat en vaut la peine. Il est vrai qu'avec tout ce qu'il se passait en ce moment, hésiter était une réaction sage. Alaster priait bien entendu certaines divinités mais ne connaissait pas grand chose à cette guerre. Il ne comprenait pas tout ce qu'il se passait, si ce n'est que la situation empirait un peu plus chaque jour à cause de la prise de position des mortels. Après, il n'était pas né de la dernière pluie non plus et il pensait clairement que beaucoup se disaient pro-Ætheri ou pro-Sympan afin de pouvoir allégrement entrer en guerre contre certains peuples ennemis. D'après les dires qu'il avait entendu, les Anges s'apprêtaient à intercepter les Démons, intenables depuis que l'Impératrice Démoniaque avait disparu. Levez les mains bien haut ! dit la femme qui s'était auto-déclarée gérante de l'assemblée extraordinaire des bergers d'Avalon. Son exclamation eut le don de sortir Alaster de ses pensées et il leva la main lorsque la proposition qu'il préférait arriva. À son grand damne, elle ne semblait pas faire l'unanimité. Tant pis, il s'adapterait au plus grand nombre, même si, d'après ses calculs, la plus fatigante l'emportait haut la main.

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— Tu aurais dû voir ça... Ils étaient totalement cho... qué. Sebastian releva le visage de la cheminée. Le Colérique essayait de faire du feu depuis quelques minutes déjà et commençait à s'impatienter. Si les parchemins permettaient aux flammes d'éclairer momentanément la pièce d'une douce lumière rougeoyante, le bois, lui, semblait ne pas vouloir se donner au feu. Sebastian évitait d'user de la magie lorsqu'il pouvait faire autrement, gardant ses forces pour un cas d'urgence. En tant que militaire, cela arrivait fréquemment, surtout en ce moment, dans cette ambiance de guerre de religion. S'il avait levé les yeux vers son collègue et ami, c'était avant tout cas le débit de parole de ce dernier avait nettement baissé durant son récit. Fixant Alaster quelques secondes, il lui fallut peu de temps pour comprendre que s'il ne faisait rien pour alimenter la conversation, celui-ci allait s'endormir. Ce qu'il lui avait conté était assez fou. Bien sûr, le Déchu de la Colère avait laissé son coéquipier s'occuper de ses affaires. Il n'avait pas sa place parmi les bergers d'Avalon. Cependant, ce qui faisait le quotidien du Déchu de la Paresse l'intéressait fortement.
— Et donc ? Ils ont capitulé ? fit-il pour essayer de secouer un peu le brun. L'histoire était à couper le souffle. Les bergers avaient décidé de tenir tête à ces soi-disant adorateurs de Delta. C'était un pari risqué pour lequel Alaster n'avait pas voté. Cela n'avait pas étonné Sebastian qui connaissait très bien le paresseux. Ce dernier préféré confier les tâches aux autres, délégué au maximum et faire le minimum d'efforts. Cependant, il avait été conclu que chaque berger devrait soutenir la décision majoritaire. Quelques orgueilleux avaient sans doute pincé les lèvres avec une expression outrée mais, dans l'ensemble, le vote avait été respecté. Si ce groupe avait dû penser les bergers idiots ou primaires, il avait vite compris que ce n'était pas le cas. Marchant jusqu'à leurs pâturages, les Déchus les avaient attendu, les combattants s'armant de leurs armes, les magiciens s'armant de leur magie. Le combat n'avait pas eu lieu car les envoyés de Delta avaient été impressionnés par les ressources mises en œuvre par les Ailes Noires pour garder leurs biens. D'ailleurs, si Alaster ne le conta pas à Sebastian, celui-ci appris plus tard qu'il n'y était pas pour rien, ayant clamé haut et fort une pensée unanime avec une certaine habileté.
— Ah ben ça... Ils sont partis sans se battre mais non sans nous avertir qu'il y aurait des complications à l'avenir et que l'on ne perdait rien pour attendre... Il y eut un léger silence, sans doute un peu trop long. Sebastian se prépara à intervenir mais, finalement, le chef de la famille Dah Numen reprit la parole. Je me demande s'ils sont sérieux, fit-il en plaçant ses mains derrière sa tête, coudes levés vers le plafond. Le dossier de la chaise craqua légèrement alors que commençait à crépiter le feu. Je n'aimerai pas revenir dans mon près et voir que mes bêtes ont disparu ou qu'il n'existe plus. Les fanatiques sont tellement illuminés parfois... Ils seraient capables de se venger, juste pour prouver que nous avons eu tort. J'aurai préféré que la garde s'en charge personnellement. Il soupira, n'étant pas sûr que le résultat du vote se montre efficace sur le long terme. Je devrais proposer qu'on se relaye pour garder les bêtes... C'est dans ces cas là qu'un homme lézard comme nous avons pu en voir sous les Îles Suspendues serait utile...
— Ils n'en feraient sans doute qu'une bouchée, c'est sûr. Sebastian réfléchit un instant au problème. Après, rien ne t'empêche d'avertir le gouvernement. Tu as tenu ta parole en t'alliant aux autres bergers pour chasser ces tarés. Tu n'es pas tenu d'autre chose.
— Je devrais peut-être... Le danger me semble assez grand. Ils n'ont pas résisté mais... quelque chose me dit que l'on n'a pas fini d'entendre parler d'eux. Et puis, cette guerre commence à m'inquiéter. Il y a de plus en plus de mouvements de foule liés à elle. Les Déchus sont assez libres de leur croyance mais disons que ce n'est pas le cas de tous les peuples. Les plus maléfiques risquent de chercher à éradiquer les autres.
— C'est sûr, dit Sebastian d'un œil exaspéré. Tant qu'ils nous laissent en paix, j'ai envie de dire, c'est pas trop mon problème. Mais qu'ils essayent d'attaquer Avalon et je pense qu'ils seront bien reçus...
— Nous serons en première ligne, fit d'une voix étonnement décidée le paresseux.
— Toi tu seras surtout en première ligne pour dormir, oui ! plaisanta son ami en sortant de quoi grignoter du placard.

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